Que veut dire " traduire" ?
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0:00 - 0:18[MUSIQUE GENERIQUE]
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0:18 - 0:20La conversation scientifique,
par Etienne Klein. -
0:33 - 0:36Aujourd'hui, que veut dire "traduire"?
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0:43 - 0:45Etienne Klein: Grand lecteur
et grand traducteur, -
0:45 - 0:49Valéry Larbaud était entouré de livres
qu'il avait fait relier dans une couleur -
0:49 - 0:52qui était fonction de la langue
dans laquelle ces livres étaient écrits : -
0:53 - 0:57les romans anglais étaient reliés en bleu,
les espagnols en rouge, -
0:57 - 0:59les allemands en vert, et ainsi de suite.
-
1:00 - 1:03Il s’agissait de donner à voir
que les langues ne sont pas neutres, -
1:03 - 1:07qu’elles colorient les textes d’une façon
si singulière et si intense -
1:07 - 1:09qu’aucune œuvre ne peut être considérée
-
1:09 - 1:11comme indépendante
de sa langue originelle. -
1:12 - 1:16Pourtant, bien sûr, des transformations
en forme de passerelles sont possibles, -
1:16 - 1:20mais elles relèvent toujours
d’une opération délicate : la traduction. -
1:21 - 1:24"Tout le travail de la traduction,"
écrivait le même Valéry Larbaud, -
1:24 - 1:26"est une pesée de mots.
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1:26 - 1:30Dans l’un des plateaux nous déposons
l’un après l’autre les mots de l’auteur, -
1:30 - 1:34et dans l’autre nous essayons tour à tour
un nombre indéterminé de mots -
1:34 - 1:37appartenant à la langue
dans laquelle nous traduisons cet auteur, -
1:37 - 1:41et nous attendons l’instant
où les deux plateaux seront en équilibre". -
1:41 - 1:43Fin de citation.
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1:43 - 1:46Mais est-ce bien ainsi qu'il faut
concevoir la traduction? -
1:46 - 1:51Une opération de pesée toute en finesse,
à la fois rigoureuse et littéraire? -
1:51 - 1:52Ce qui est certain,
-
1:52 - 1:56c'est que la traduction n'est nullement
un petit événement inoffensif -
1:56 - 1:58qui serait accessible à coups
de petits logiciels. -
1:59 - 2:02Elle est toujours une authentique
activité intellectuelle, -
2:02 - 2:05une sorte de savoir faire
avec les différences, -
2:05 - 2:10de jeu subtil avec les mots, les phrases,
le sens, les rythmes, les idées. -
2:10 - 2:15Traduire, c'est en somme pomper des ombres
provenant d'horizons divers. -
2:16 - 2:18Il n'y a pas une, mais des langues:
c'est un fait. -
2:19 - 2:21Dès lors, comment construire
un monde commun, -
2:21 - 2:24un monde où chacun soit capable
de parler à n'importe qui -
2:24 - 2:25et de s'en faire comprendre.
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2:26 - 2:27On voit bien qu'il y a deux écueils:
-
2:28 - 2:30le premier, c'est la globalisation
des échanges, -
2:30 - 2:33qui nous porte à parler une espce
de "globish" pauvre, -
2:33 - 2:34sans âme, sans génie,
-
2:35 - 2:39une sorte de désesperanto qui lui-même,
nous pousse vers une culture universelle, -
2:39 - 2:41plate, et tristement homogène;
-
2:42 - 2:46le second, c'est la juxtaposition
de communautés linguistiques étanches, -
2:47 - 2:50repliées dans leurs surdités
et figées dans leurs identités. -
2:50 - 2:52Comment éviter ces deux pièges?
-
2:53 - 2:57En comprenant que la diversité des langues
est une richesse, qu'elle est une chance, -
2:57 - 3:00mais à condition, bien sûr, de traduire.
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3:00 - 3:03D'où la question que va aborder aujourd'hui
notre conversation scientifique: -
3:04 - 3:06Que veut dire "traduire"?
-
3:06 - 3:09Et pour répondre à cette question,
j'ai invité Barbara Cassin: bonjour. -
3:09 - 3:11B. Cassin: Bonjour.
EK: Bonjour, vous êtes philosophe -
3:11 - 3:14et philologue,
directrice de recherches au CNRS -
3:15 - 3:19et vous publiez Eloge de la traduction
Compliquer l'universel, -
3:19 - 3:21livre paru chez Fayard,
-
3:21 - 3:24et ma première question porte
sur la couverture. -
3:24 - 3:28Que représente-t-elle? On voit
un panneau avec des lettres, des signes. -
3:28 - 3:35BC: Oui, c'est un panneau d'école
qui indique l'Ecole des Dunes. -
3:35 - 3:40L'Ecole des Dunes, c'était l'école
qui a été faite à Calais, et ce panneau, -
3:41 - 3:42ce qu'il y a d'extraordinaire ...
EK Dans la Jungle? -
3:42 - 3:45BC Dans la Jungle, zone sud.
-
3:45 - 3:47Et ce panneau,
ce qu'il y a d'extraordinaire -
3:47 - 3:50-- c'est moi qui ai pris la photo --
c'est qu'il est dans un No Man's Land, -
3:50 - 3:54parce qu'il subsiste seul
après le démantèlement. -
3:54 - 4:00Et donc, on voit un paysage désertique,
avec de temps en temps -
4:00 - 4:04une chaussure qui émerge, ou une poupée
et des ordures en train de brûler, -
4:05 - 4:07avec une grande flèche rouge.
-
4:07 - 4:11Et ce panneau indique "école"
dans un grand nombre de langues, -
4:11 - 4:18pas seulement l'anglais, mais aussi
de l'urdu, de l'arabe, 6 ou 7 langues -
4:18 - 4:22qui étaient les langues parlées
par les migrants dans cette Zone. -
4:22 - 4:27Et donc, c'est une flèche vers le vide,
le vide qui est notre accueil, -
4:27 - 4:31qui est notre manière d'accueillir
ces gens qui parlent diverses langues, -
4:31 - 4:36Sauf que, sauf que quand j'y suis allée,
le démantèlement venait d'avoir lieu, -
4:36 - 4:39mais l'école n'avait pas été démolie,
elle est toujours là, -
4:39 - 4:42et cette Ecole des Dunes,
il y avait des enfants -
4:42 - 4:46qui apprenaient et qui travaillaient
avec des enseignants. -
4:47 - 4:52Et personne ne pouvait croire
qu'il y avait encore quelque chose, là. -
4:52 - 4:56Mais si: il y avait encore
quelque chose là et c'est ça, au fond, -
4:56 - 5:00qui m'a donné le seul espoir
que j'ai pu avoir dans cette visite. -
5:01 - 5:03EK: Et cette école
qui continue à fonctionner, -
5:03 - 5:05alors qu'alentour,
c'était presque le désert. -
5:05 - 5:09BC: Oui, et que des voitures noires
se sont arrêtées pendant que j'y étais, -
5:09 - 5:12des hommes bien mis en sont sortis,
avec cravate, -
5:12 - 5:16et ils ont commencé par me demander
si j'étais journaliste. -
5:16 - 5:18J'ai dit: "Non, je suis philosophe,"
ça fait bizarre. -
5:18 - 5:22Et puis, ils ont passé la tête
dans l'école, -
5:22 - 5:24en s'attendant à ce qu'il n'y ait
plus rien ni personne. -
5:24 - 5:26En fait, il y avait donc des enfants
en train de travailler. -
5:27 - 5:31Et je leur ai demandé -- j'ai compris
qu'ils étaient des officiels, je crois, -
5:31 - 5:33le nouveau sou-préfet,
et je lui ai demandé: -
5:33 - 5:37"Bien entendu, vous avez organisé
le ramassage scolaire?" [RIRES] -
5:37 - 5:40EK Mais vous y étiez allée
pour voir cette école, -
5:40 - 5:42ou vous l'avez découverte
pour d'autres raisons? -
5:42 - 5:45BC: J'y suis allée à l'invitation
d'un certain nombre d'associations -
5:45 - 5:48et un livre a été produit,
qui s'appelle Décamper, -
5:49 - 5:51avec -- à l'invitation, par exemple,
de Samuel Lequette -
5:51 - 5:55qui a dirigé ce livre collectif.
-
5:56 - 6:00Et donc, j'étais allée voir, comprendre,
tenter de comprendre. -
6:00 - 6:02EK: Alors dans ce livre,
Eloge de la traduction, -
6:02 - 6:04vous abordez plusieurs problèmes,
notamment, -
6:04 - 6:06comment nous considérons
la langue de l'autre -
6:06 - 6:07quand nous ne la comprenons pas.
-
6:07 - 6:10Alors, en français, on dit:
"C'est du chinois" ou "c'est de l'hébreu," -
6:10 - 6:13ça dépend, en arabe, on dit que c'est
du persan ou de l'hindi, -
6:14 - 6:16en hindi, on dit que c'est du tamoul,
etc. -
6:16 - 6:18BC: Oui
EK: c'est-à-dire que chaque langue -
6:18 - 6:20en incrimine une autre,
ou plusieurs autres, -
6:20 - 6:22comme radicalement étrangères.
BC: Absolument. -
6:23 - 6:26EC: Est-ce que ça veut dire qu'on est
portés toujours à considérer que -
6:26 - 6:29sa langue maternelle,
c'est la meilleure langue possible? -
6:29 - 6:32BC: Si on est grec, grec ancien, oui.
-
6:32 - 6:37Moi, je suis helléniste et pour moi,
ce qui est très clair, -
6:37 - 6:42alors que bon, le grec est une langue
absolument magnifique -
6:42 - 6:45et les textes en grec ancien
sont des textes, je crois, -
6:45 - 6:47dont tout le monde peut avoir besoin.
-
6:47 - 6:50Je veux dire, un texte comme
La métaphysique d'Aristote, -
6:50 - 6:52qui commence par: "Tous les hommes
désirent naturellement savoir," -
6:52 - 6:54mais vous en avez besoin, comme moi, bon.
-
6:55 - 6:59Hé bien, ce qu'il y a là dessous,
malgré tout, -
6:59 - 7:02c'est une appropriation de l'universel.
-
7:02 - 7:04C'est-à-dire que les Grecs
appelaient logos -
7:04 - 7:08ce que les Latins ont traduit
très justement, par ratio et oratio, -
7:09 - 7:12raison et discours.
EK: Donc, il y a deux sens, pour le même - -
7:12 - 7:13BC: Ben, c'est u... c'est le même, voilà.
-
7:14 - 7:16Et c'est même ça, le problème, c'est
que ce soit le même sens. -
7:16 - 7:18C'est-à-dire que le logos
que parlaient les Grecs -
7:19 - 7:21soit aussi la raison universelle.
-
7:21 - 7:23C'est ça que j'appelle
"appropriation de l'universel." -
7:23 - 7:27Moyennant quoi, ce lui qui parle et
qu'on ne comprend pas, quand on est grec, -
7:27 - 7:30c'est un barbare
qui fait "bla bla bla". -
7:30 - 7:33C'est-à-dire qu'il est
non intelligible. -
7:33 - 7:35Peut-être qu'il ne pense pas vraiment,
-
7:36 - 7:39en tout cas, il ne parle pas vraiment
quand il ne parle pas comme vous. -
7:40 - 7:41EK: Donc les Grecs
ne parlaient pas une langue, -
7:41 - 7:43mais ils parlaient la langue,
-
7:43 - 7:45BC: Ils parlaient la langue: ils étaient,
comme dit Modigliano, -
7:45 - 7:47fièrement monolingues.
-
7:47 - 7:51EK: ça veut dire que le verbe traduire
n'existait pas en grec ancien? -
7:52 - 7:54BC: Et bien non, vous voyez bien
comment il est fait, -
7:55 - 8:00c'est un verbe latin, tra-ducere,
conduire en face ou faire traverser. -
8:00 - 8:06Bon, et en latin -- en grec, il y avait
beaucoup de candidats, mais a posteriori, -
8:06 - 8:07pour le mot traduire.
-
8:07 - 8:12L'un des premiers candidats, c'est
hermeneuein qui a donné "herméneutique" -
8:12 - 8:15et qui a été traduit en latin
par interpretari. -
8:16 - 8:22Le De Interpretatione d'Aristote,
c'est le Peri hermeneias, bon. -
8:22 - 8:25Donc vous voyez que ça ne veut pas dire
d'abord traduire, -
8:25 - 8:27ça veut dire quelque chose comme
"interpréter". -
8:27 - 8:30C'est d'ailleurs le sens
que ce mot "traduire" -
8:30 - 8:33a aussi, littéralement, en arabe.
-
8:33 - 8:38Et dans l'exposition que je fais
à Marseille, "Après Babel, traduire", -
8:38 - 8:45le premier texte de salle, c'est un texte
qui est en chinois, en arabe, en anglais, -
8:45 - 8:47parce qu'il le faut de toute façon,
et en français. -
8:48 - 8:51Et à chaque fois, bon, il y a
le mot "traduire" dans la première phrase, -
8:52 - 8:53dans -- chacun dans sa langue.,
-
8:53 - 8:57Et ensuite, je fais comme un espèce de
codicille, si vous voulez, -
8:57 - 8:59ou de note, mais en haut de page,
-
8:59 - 9:02qui indique ce que veut dire littéralement
"traduire" dans cette langue. -
9:02 - 9:04Donc, en arabe, ça veut dire interpréter
-
9:04 - 9:08et en chinois, ben Fānyì, ça veut dire
"retourner un tissu", -
9:09 - 9:11"échanger" et "retourner un tissu".
-
9:11 - 9:15Et il y a une très belle phrase
d'un maître chinois, qui dit: -
9:15 - 9:20"Voilà, traduire, c'est retourner
un tissu, retourner une soie brodée -
9:20 - 9:24et se rendre compte que la fleur
du dessous n'est pas celle du dessus. -
9:25 - 9:28Donc, vous voyez, c'est même
un autre geste technique qui est enclos. -
9:29 - 9:31EK: Alors, on ne fait pas que
traduire des langues, -
9:31 - 9:32on peut aussi traduire en justice.
-
9:33 - 9:34D'où vient que ce soit le même mot?
-
9:35 - 9:38BC: Porter vers, vous transportez devant.
-
9:38 - 9:41EK: Une traduction des actes
vers un autre langage, -
9:41 - 9:42qui est celui de la loi, par exemple?
-
9:42 - 9:47BC: Absolument, oui, enfin,
vous transportez aussi un accusé -
9:47 - 9:50devant les juges,
vous traduisez en justice. -
9:51 - 9:54Ce n'est pas seulement l'acte,
c'est la personne même -
9:55 - 9:57qui est mise devant ses juges.
-
9:58 - 9:59Mais vous traduisez
-
9:59 - 10:02--traduire a une métaphorique
immensément large -- -
10:02 - 10:05vous traduisez des sentiments, vous --
-
10:05 - 10:07EK:: Bon, quand on dit "traduire"
pour ce qui est du langage, on pense -
10:07 - 10:09à une traduction de phrases, de mots,
BC: absolument. -
10:10 - 10:12EK: mais il y a aussi un rythme
dans les phrases. -
10:12 - 10:14Comment est-ce qu'on fait
pour traduire un rythme, par exemple, -
10:14 - 10:17le fait qu'en allemand,
on mette le verbe à la fin, -
10:17 - 10:19est-ce que ça change le rythme
des conversations? -
10:19 - 10:22BC: ça change non seulement le rythme,
mais ça change même la manière de penser; -
10:23 - 10:26D'une certaine manière, chaque langue
est une culture et une vision du monde. -
10:26 - 10:27Ça, c'est absolument clair.
-
10:27 - 10:30EK: Est-ce qu'on peut penser
en plusieurs langues? La même chose? -
10:30 - 10:32BC: Oui -- euh, je ne sais pas
ce que veut dire "la même chose": -
10:33 - 10:36on peut penser en plusieurs langues,
et on peut penser -- -
10:36 - 10:38EK: Je parle de la même personne qui
penserait en plusieurs langues. -
10:38 - 10:41BC: Je comprends bien,
mais je ne crois pas, par exemple -
10:41 - 10:44que -- je ne sais pas
ce que ça veut dire, voilà. -
10:44 - 10:47Je sais que je peux rêver
en plusieurs langues, -
10:47 - 10:49ça m'est déjà arrivé
et c'est à chaque fois -
10:49 - 10:51un hommage à la langue de l'autre.
-
10:52 - 10:56Penser la même chose en plusieurs langues,
-
10:56 - 10:58je ne sais pas
ce que veut dire même, alors. -
10:58 - 11:01C'est-à-dire que, vous le dites vous-même
très justement, -
11:02 - 11:07il y a un corps des langues qui est,
par définition, intraduisible. -
11:07 - 11:10C'est ce que Derrida appelait
"l'intraduisible corps des langues". -
11:10 - 11:13Laisser tomber le corps, c'est
l'essence même de la traduction. -
11:14 - 11:17EK: C'est-à-dire que les langues,
ayant un corps propre, -
11:17 - 11:19ne peuvent pas être mises
en bijection totale ou directe -
11:19 - 11:20les unes avec les autres?
-
11:21 - 11:24Il y a toujours des trous, des manques,
des sens différents? -
11:24 - 11:26BC: Oui
EK: Et ça pose la question, par exemple, de -
11:26 - 11:31savoir si on peut traduire la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme -
11:31 - 11:32dans toutes les langues:
est-ce que c'est le cas? -
11:32 - 11:33Est-ce qu'on peut traduire
cette Déclaration, -
11:33 - 11:35est-ce que tout a un sens?
-
11:35 - 11:36BC: Je pense qu'on peut traduire tout,
-
11:38 - 11:41c'est-à-dire que l'on peut transposer
dans une autre langue. -
11:41 - 11:46On peut le mettre en d'autres rythmes,
en d'autres mots, etc. -
11:46 - 11:51Dire que c'est la même chose qui est
alors dénotée et connotée, -
11:51 - 11:53certainement pas
EK: et comprise. -
11:54 - 11:56BC: Alors, comprise,
c'est encore autre chose -
11:56 - 12:01parce que nous sommes tous, aussi,
non seulement des gens -
12:01 - 12:04qui ont une culture et une histoire,
mais des hommes. -
12:04 - 12:06Je ne sais pas ce que ça veut dire:
ce que je veux dire, -
12:06 - 12:09c'est que, en tout cas, l'universel
doit être compliqué. -
12:09 - 12:12C'est le sous-titre de mon travail
sur la traduction, -
12:12 - 12:14de mon éloge de la traduction.
-
12:14 - 12:15Compliquer l'universel.
-
12:15 - 12:17EK: C'est une sorte d'injonction.
BC: Oui -- -
12:18 - 12:19EK: Parce que vous le dites
à plusieurs reprises, -
12:19 - 12:21vous détestez
-- je crois qu'on peut le dire comme ça -- -
12:21 - 12:23BC: Oui.
EK Ce qu'on appelle le globish, -
12:23 - 12:25BC: Oui.
EK Qu'est-ce que vous lui reprochez, -
12:25 - 12:27parce que finalement, c'est une langue
de communication, qui permet -
12:27 - 12:30à des gens qui ne pourraient pas
communiquer autrement, -
12:30 - 12:31de se faire comprendre?
-
12:31 - 12:32BC: Ils pourraient communiquer autrement,
-
12:32 - 12:34ils pourraient communiquer
par la traduction. -
12:34 - 12:39Le globish est une langue de communication
tout à fait adaptée à, disons, -
12:39 - 12:43à un usage du monde
tel que nous le vivons, -
12:43 - 12:46mais justement, c'est une langue de
communication, -
12:46 - 12:51c'est-à-dire que le point, c'est que
le globish fait penser que -
12:51 - 12:53toute langue est simplement
un outil de communication. -
12:54 - 12:56Or c'est un outil de communication,
-
12:56 - 12:58mais c'est aussi autre chose,
à chaque fois, -
12:58 - 13:00et c'est pour ça qu'il faut partir
du pluriel. -
13:00 - 13:02Il y a des langues.
-
13:02 - 13:04EK: Oui, vous dites, "on ne rencontre
jamais le langage, -
13:04 - 13:06on ne rencontre que des langues."
-
13:06 - 13:11BC: Oui, je paraphrase Humboldt,
le grand linguiste du 19éme, allemand. -
13:11 - 13:14Oui, on ne rencontre que des langues
-
13:14 - 13:19et pour moi, c'est le contraire
d'un universel postulé du genre logos -
13:19 - 13:24ou du genre Heidegger, du genre:
"Es gibt Sein" -
13:24 - 13:27qui d'ailleurs se dit en allemand
ou en grec. -
13:27 - 13:32"Il y a de l'être" -- en français,
si vous voulez, avec le "Il y a", -
13:32 - 13:36ou en anglais, avec le "there is"
-
13:36 - 13:40et vous voyez déjà qu'on n'est pas
tout à fait dans le même. -
13:41 - 13:46EK Oui, par exemple, si l'on imagine --
quand on prononce, nous, le mot "esprit"; -
13:46 - 13:50est-ce que ça évoque pour nous qui le
prononçons, ce mot, -
13:50 - 13:54quelque chose qui ressemble à ce que pense
un Allemand lorsqu'il dit Geist? -
13:54 - 13:56BC Mais euh--
EK Est-ce qu'on peut le savoir, ça? -
13:56 - 14:00Est-ce qu'on peut faire une expérience
qui permettrait de comparer -
14:01 - 14:04ce qu'évoque ces mots, ce même mot,
dans des langues différentes? -
14:05 - 14:08BC On peut en tour cas lire des textes
où ces mots sont en usage -
14:08 - 14:12et regarder comment on le traduit,
ces textes, comment on les traduit -
14:12 - 14:18et essayer de percevoir le "entre"
et la différence. -
14:18 - 14:21Pour moi, la traduction, c'est à coup sûr,
-
14:21 - 14:22la meilleure définition
qu'on puisse en donner, -
14:22 - 14:24c'est que c'est un savoir faire avec
les différences -
14:25 - 14:28et pour reprendre Hegel,
l'exemple de Hegel, -
14:28 - 14:30la phénoménologie des Geistes,
-
14:30 - 14:34vous pouvez voir que ça a été traduit
deux fois en anglais: -
14:34 - 14:36une fois comme
"phenomenology of the mind" -
14:36 - 14:39et une autre fois comme
"phenomenology of the spirit". -
14:39 - 14:40EK Ce n'est pas la même chose
-
14:40 - 14:41pour un anglais. BC Hé bien ce n'est
pas du tout la même chose. -
14:41 - 14:45C'est-à-dire que dans un cas, Hegel
est un ancêtre du spiritualisme, -
14:45 - 14:46ou un spiritualiste.
-
14:47 - 14:50Et ce n'est pas faux:
La phénoménologie de l'esprit -
14:50 - 14:52est aussi spiritualiste.
-
14:52 - 14:55Et dans l'autre cas, c'est un ancêtre
de la philosophie de l'esprit. -
14:55 - 14:57et ce n'est pas faux.
-
14:57 - 14:59EK: Donc ce n'est pas un contresens
dans les deux cas -- BC: Non -- -
14:59 - 15:02EK: C'est juste une nuance --
BC: C'est une visée -
15:02 - 15:07et cette visée, elle est toujours aussi
politique. -
15:07 - 15:11Qu'est-ce qu'on veut faire de Hegel?
Comment est-ce qu'on veut s'en servir? -
Not SyncedEK: Vous voulez dire que la traduction
peut servir à l'instrumentaliser? -
Not SyncedBC: La traduction est,
par définition même, politique. -
Not SyncedIl n'y a pas d'acte de traduction
qui ne soit pas un acte politique. -
Not SyncedEt ce depuis le départ, c'est-à-dire
depuis, si vous voulez, -
Not Syncedle passage du grec au latin,
-
Not Synceddepuis la *Translatio studiorum",
le transfert des savoirs, -
Not Syncedqui était aussi connue comme
Translation imperii, -
Not Synced"transfert du pouvoir", au Moyen-Âge,
entre le grec, le latin, l'arabe -
Not Syncedet le retour dans le giron latin.
-
Not SyncedEK: Vous dites d'ailleurs:
"la traduction est aux langues -
Not Syncedce que la politique est aux hommes."
BC Oui. -
Not SyncedEK: ça lui donne une importance
considérable. BC: Oui. mais-- -
Not SyncedEK: Pas seulement
dans le champ de la politique, mais -- -
Not SyncedBC: Je pense --
EK: dans le champ des idées. -
Not SyncedBC: Je pense, et en ça, je serais,
si vous voulez, -
Not Synceddans le prolongement de Arendt qui pense
que pour qu'il y ait politique, -
Not Syncedpour qu'il y ait du politique,
il faut une pluralité de divers -
Not Syncedet il faut des hommes avec un petit "h"
et un "s". -
Not SyncedEK: Elle est citée d'ailleurs --
BC: et non pas "l'Homme" -
Not SyncedEK: dans le catalogue de l'exposition
dont vous avez parlé, à Marseille, -
Not Synced"Après Babel, traduire":
vous citez Hannah Arendt, -
Not Syncedenfin j'ai trouvé la citation dans
le catalogue -- BC: Oui -
Not SyncedEK: Je ne sais pas de qui elle est:
-
Not Synced"A chaque fois que le langage est en jeu,
la situation devient politique, -
Not Syncedparce que c'est le langage qui fait
de l'homme un être politique." -
Not SyncedBC: Oui, absolument. 16:33
- Title:
- Que veut dire " traduire" ?
- Description:
-
Etienne Klein reçoit la philosophe Barbara Cassin qui signe un Eloge de la traduction chez Fayard.
France Culture, La conversation scientifique, 11 mars 2017
https://www.franceculture.fr/emissions/la-conversation-scientifique/que-veut-dire-traduire
- Video Language:
- French
- Team:
- Captions Requested
- Duration:
- 59:50
Claude Almansi edited French subtitles for Que veut dire " traduire" ? | ||
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