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Que veut dire " traduire" ?

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    [MUSIQUE GENERIQUE]
  • 0:18 - 0:20
    La conversation scientifique,
    par Etienne Klein.
  • 0:33 - 0:36
    Aujourd'hui, que veut dire "traduire"?
  • 0:43 - 0:45
    Etienne Klein: Grand lecteur
    et grand traducteur,
  • 0:45 - 0:49
    Valéry Larbaud était entouré de livres
    qu'il avait fait relier dans une couleur
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    qui était fonction de la langue
    dans laquelle ces livres étaient écrits :
  • 0:53 - 0:57
    les romans anglais étaient reliés en bleu,
    les espagnols en rouge,
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    les allemands en vert, et ainsi de suite.
  • 1:00 - 1:03
    Il s’agissait de donner à voir
    que les langues ne sont pas neutres,
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    qu’elles colorient les textes d’une façon
    si singulière et si intense
  • 1:07 - 1:09
    qu’aucune œuvre ne peut être considérée
  • 1:09 - 1:11
    comme indépendante
    de sa langue originelle.
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    Pourtant, bien sûr, des transformations
    en forme de passerelles sont possibles,
  • 1:16 - 1:20
    mais elles relèvent toujours
    d’une opération délicate : la traduction.
  • 1:21 - 1:24
    "Tout le travail de la traduction,"
    écrivait le même Valéry Larbaud,
  • 1:24 - 1:26
    "est une pesée de mots.
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    Dans l’un des plateaux nous déposons
    l’un après l’autre les mots de l’auteur,
  • 1:30 - 1:34
    et dans l’autre nous essayons tour à tour
    un nombre indéterminé de mots
  • 1:34 - 1:37
    appartenant à la langue
    dans laquelle nous traduisons cet auteur,
  • 1:37 - 1:41
    et nous attendons l’instant
    où les deux plateaux seront en équilibre".
  • 1:41 - 1:43
    Fin de citation.
  • 1:43 - 1:46
    Mais est-ce bien ainsi qu'il faut
    concevoir la traduction?
  • 1:46 - 1:51
    Une opération de pesée toute en finesse,
    à la fois rigoureuse et littéraire?
  • 1:51 - 1:52
    Ce qui est certain,
  • 1:52 - 1:56
    c'est que la traduction n'est nullement
    un petit événement inoffensif
  • 1:56 - 1:58
    qui serait accessible à coups
    de petits logiciels.
  • 1:59 - 2:02
    Elle est toujours une authentique
    activité intellectuelle,
  • 2:02 - 2:05
    une sorte de savoir faire
    avec les différences,
  • 2:05 - 2:10
    de jeu subtil avec les mots, les phrases,
    le sens, les rythmes, les idées.
  • 2:10 - 2:15
    Traduire, c'est en somme pomper des ombres
    provenant d'horizons divers.
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    Il n'y a pas une, mais des langues:
    c'est un fait.
  • 2:19 - 2:21
    Dès lors, comment construire
    un monde commun,
  • 2:21 - 2:24
    un monde où chacun soit capable
    de parler à n'importe qui
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    et de s'en faire comprendre.
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    On voit bien qu'il y a deux écueils:
  • 2:28 - 2:30
    le premier, c'est la globalisation
    des échanges,
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    qui nous porte à parler une espce
    de "globish" pauvre,
  • 2:33 - 2:34
    sans âme, sans génie,
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    une sorte de désesperanto qui lui-même,
    nous pousse vers une culture universelle,
  • 2:39 - 2:41
    plate, et tristement homogène;
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    le second, c'est la juxtaposition
    de communautés linguistiques étanches,
  • 2:47 - 2:50
    repliées dans leurs surdités
    et figées dans leurs identités.
  • 2:50 - 2:52
    Comment éviter ces deux pièges?
  • 2:53 - 2:57
    En comprenant que la diversité des langues
    est une richesse, qu'elle est une chance,
  • 2:57 - 3:00
    mais à condition, bien sûr, de traduire.
  • 3:00 - 3:03
    D'où la question que va aborder aujourd'hui
    notre conversation scientifique:
  • 3:04 - 3:06
    Que veut dire "traduire"?
  • 3:06 - 3:09
    Et pour répondre à cette question,
    j'ai invité Barbara Cassin: bonjour.
  • 3:09 - 3:11
    B. Cassin: Bonjour.
    EK: Bonjour, vous êtes philosophe
  • 3:11 - 3:14
    et philologue,
    directrice de recherches au CNRS
  • 3:15 - 3:19
    et vous publiez Eloge de la traduction
    Compliquer l'universel
    ,
  • 3:19 - 3:21
    livre paru chez Fayard,
  • 3:21 - 3:24
    et ma première question porte
    sur la couverture.
  • 3:24 - 3:28
    Que représente-t-elle? On voit
    un panneau avec des lettres, des signes.
  • 3:28 - 3:35
    BC: Oui, c'est un panneau d'école
    qui indique l'Ecole des Dunes.
  • 3:35 - 3:40
    L'Ecole des Dunes, c'était l'école
    qui a été faite à Calais, et ce panneau,
  • 3:41 - 3:42
    ce qu'il y a d'extraordinaire ...
    EK Dans la Jungle?
  • 3:42 - 3:45
    BC Dans la Jungle, zone sud.
  • 3:45 - 3:47
    Et ce panneau,
    ce qu'il y a d'extraordinaire
  • 3:47 - 3:50
    -- c'est moi qui ai pris la photo --
    c'est qu'il est dans un No Man's Land,
  • 3:50 - 3:54
    parce qu'il subsiste seul
    après le démantèlement.
  • 3:54 - 4:00
    Et donc, on voit un paysage désertique,
    avec de temps en temps
  • 4:00 - 4:04
    une chaussure qui émerge, ou une poupée
    et des ordures en train de brûler,
  • 4:05 - 4:07
    avec une grande flèche rouge.
  • 4:07 - 4:11
    Et ce panneau indique "école"
    dans un grand nombre de langues,
  • 4:11 - 4:18
    pas seulement l'anglais, mais aussi
    de l'urdu, de l'arabe, 6 ou 7 langues
  • 4:18 - 4:22
    qui étaient les langues parlées
    par les migrants dans cette Zone.
  • 4:22 - 4:27
    Et donc, c'est une flèche vers le vide,
    le vide qui est notre accueil,
  • 4:27 - 4:31
    qui est notre manière d'accueillir
    ces gens qui parlent diverses langues,
  • 4:31 - 4:36
    Sauf que, sauf que quand j'y suis allée,
    le démantèlement venait d'avoir lieu,
  • 4:36 - 4:39
    mais l'école n'avait pas été démolie,
    elle est toujours là,
  • 4:39 - 4:42
    et cette Ecole des Dunes,
    il y avait des enfants
  • 4:42 - 4:46
    qui apprenaient et qui travaillaient
    avec des enseignants.
  • 4:47 - 4:52
    Et personne ne pouvait croire
    qu'il y avait encore quelque chose, là.
  • 4:52 - 4:56
    Mais si: il y avait encore
    quelque chose là et c'est ça, au fond,
  • 4:56 - 5:00
    qui m'a donné le seul espoir
    que j'ai pu avoir dans cette visite.
  • 5:01 - 5:03
    EK: Et cette école
    qui continue à fonctionner,
  • 5:03 - 5:05
    alors qu'alentour,
    c'était presque le désert.
  • 5:05 - 5:09
    BC: Oui, et que des voitures noires
    se sont arrêtées pendant que j'y étais,
  • 5:09 - 5:12
    des hommes bien mis en sont sortis,
    avec cravate,
  • 5:12 - 5:16
    et ils ont commencé par me demander
    si j'étais journaliste.
  • 5:16 - 5:18
    J'ai dit: "Non, je suis philosophe,"
    ça fait bizarre.
  • 5:18 - 5:22
    Et puis, ils ont passé la tête
    dans l'école,
  • 5:22 - 5:24
    en s'attendant à ce qu'il n'y ait
    plus rien ni personne.
  • 5:24 - 5:26
    En fait, il y avait donc des enfants
    en train de travailler.
  • 5:27 - 5:31
    Et je leur ai demandé -- j'ai compris
    qu'ils étaient des officiels, je crois,
  • 5:31 - 5:33
    le nouveau sou-préfet,
    et je lui ai demandé:
  • 5:33 - 5:37
    "Bien entendu, vous avez organisé
    le ramassage scolaire?" [RIRES]
  • 5:37 - 5:40
    EK Mais vous y étiez allée
    pour voir cette école,
  • 5:40 - 5:42
    ou vous l'avez découverte
    pour d'autres raisons?
  • 5:42 - 5:45
    BC: J'y suis allée à l'invitation
    d'un certain nombre d'associations
  • 5:45 - 5:48
    et un livre a été produit,
    qui s'appelle Décamper,
  • 5:49 - 5:51
    avec -- à l'invitation, par exemple,
    de Samuel Lequette
  • 5:51 - 5:55
    qui a dirigé ce livre collectif.
  • 5:56 - 6:00
    Et donc, j'étais allée voir, comprendre,
    tenter de comprendre.
  • 6:00 - 6:02
    EK: Alors dans ce livre,
    Eloge de la traduction,
  • 6:02 - 6:04
    vous abordez plusieurs problèmes,
    notamment,
  • 6:04 - 6:06
    comment nous considérons
    la langue de l'autre
  • 6:06 - 6:07
    quand nous ne la comprenons pas.
  • 6:07 - 6:10
    Alors, en français, on dit:
    "C'est du chinois" ou "c'est de l'hébreu,"
  • 6:10 - 6:13
    ça dépend, en arabe, on dit que c'est
    du persan ou de l'hindi,
  • 6:14 - 6:16
    en hindi, on dit que c'est du tamoul,
    etc.
  • 6:16 - 6:18
    BC: Oui
    EK: c'est-à-dire que chaque langue
  • 6:18 - 6:20
    en incrimine une autre,
    ou plusieurs autres,
  • 6:20 - 6:22
    comme radicalement étrangères.
    BC: Absolument.
  • 6:23 - 6:26
    EC: Est-ce que ça veut dire qu'on est
    portés toujours à considérer que
  • 6:26 - 6:29
    sa langue maternelle,
    c'est la meilleure langue possible?
  • 6:29 - 6:32
    BC: Si on est grec, grec ancien, oui.
  • 6:32 - 6:37
    Moi, je suis helléniste et pour moi,
    ce qui est très clair,
  • 6:37 - 6:42
    alors que bon, le grec est une langue
    absolument magnifique
  • 6:42 - 6:45
    et les textes en grec ancien
    sont des textes, je crois,
  • 6:45 - 6:47
    dont tout le monde peut avoir besoin.
  • 6:47 - 6:50
    Je veux dire, un texte comme
    La métaphysique d'Aristote,
  • 6:50 - 6:52
    qui commence par: "Tous les hommes
    désirent naturellement savoir,"
  • 6:52 - 6:54
    mais vous en avez besoin, comme moi, bon.
  • 6:55 - 6:59
    Hé bien, ce qu'il y a là dessous,
    malgré tout,
  • 6:59 - 7:02
    c'est une appropriation de l'universel.
  • 7:02 - 7:04
    C'est-à-dire que les Grecs
    appelaient logos
  • 7:04 - 7:08
    ce que les Latins ont traduit
    très justement, par ratio et oratio,
  • 7:09 - 7:12
    raison et discours.
    EK: Donc, il y a deux sens, pour le même -
  • 7:12 - 7:13
    BC: Ben, c'est u... c'est le même, voilà.
  • 7:14 - 7:16
    Et c'est même ça, le problème, c'est
    que ce soit le même sens.
  • 7:16 - 7:18
    C'est-à-dire que le logos
    que parlaient les Grecs
  • 7:19 - 7:21
    soit aussi la raison universelle.
  • 7:21 - 7:23
    C'est ça que j'appelle
    "appropriation de l'universel."
  • 7:23 - 7:27
    Moyennant quoi, ce lui qui parle et
    qu'on ne comprend pas, quand on est grec,
  • 7:27 - 7:30
    c'est un barbare
    qui fait "bla bla bla".
  • 7:30 - 7:33
    C'est-à-dire qu'il est
    non intelligible.
  • 7:33 - 7:35
    Peut-être qu'il ne pense pas vraiment,
  • 7:36 - 7:39
    en tout cas, il ne parle pas vraiment
    quand il ne parle pas comme vous.
  • 7:40 - 7:41
    EK: Donc les Grecs
    ne parlaient pas une langue,
  • 7:41 - 7:43
    mais ils parlaient la langue,
  • 7:43 - 7:45
    BC: Ils parlaient la langue: ils étaient,
    comme dit Modigliano,
  • 7:45 - 7:47
    fièrement monolingues.
  • 7:47 - 7:51
    EK: ça veut dire que le verbe traduire
    n'existait pas en grec ancien?
  • 7:52 - 7:54
    BC: Et bien non, vous voyez bien
    comment il est fait,
  • 7:55 - 8:00
    c'est un verbe latin, tra-ducere,
    conduire en face ou faire traverser.
  • 8:00 - 8:06
    Bon, et en latin -- en grec, il y avait
    beaucoup de candidats, mais a posteriori,
  • 8:06 - 8:07
    pour le mot traduire.
  • Not Synced
    L'un des premiers candidats, c'est
    hermeneuein qui a donné "herméneutique"
  • Not Synced
    et qui a été traduit en latin
    par interpretari.
  • Not Synced
    Le De Interpretatione d'Aristote,
    c'est le Peri hermeneias, bon.
  • Not Synced
    Donc vous voyez que ça ne veut pas dire
    d'abord traduire,
  • Not Synced
    ça veut dire quelque chose comme
    "interpréter".
  • Not Synced
    C'est d'ailleurs le sens
    que ce mot "traduire"
  • Not Synced
    a aussi, littéralement, en arabe. 8:33
Title:
Que veut dire " traduire" ?
Description:

Etienne Klein reçoit la philosophe Barbara Cassin qui signe un Eloge de la traduction chez Fayard.

France Culture, La conversation scientifique, 11 mars 2017

https://www.franceculture.fr/emissions/la-conversation-scientifique/que-veut-dire-traduire

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Video Language:
French
Team:
Captions Requested
Duration:
59:50

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