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C'est une des révélations
les plus saisissantes de notre Histoire
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Molière, l'idole de tous les comédiens,
Molière, l'incarnation de l'âme française,
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Molière, l'auteur
le plus étudié à l'école,
-
Molière ne serait pas l'auteur
de toutes ces pièces,
-
en tout cas ce ne serait pas lui
qui les aurait toutes rédigées.
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Cette découverte incroyable a été faite
il y a environ cent ans
-
par le très sérieux Pierre Louis,
très grand connaisseur
-
de la littérature du XVIIème siècle
-
et depuis tout ce temps, on peut dire
qu'elle n'a fait que ce préciser
-
à mesure qu'apparaissaient
de nouveaux arguments.
-
Alors, regardez ce que nous avons
à vous montrer
-
écoutez ce que nous avons à vous dire,
-
à la lueur de cette enquête.
-
Ce n'est pas seulement Molière
que vous allez redécouvrir
-
c'est aussi son grand complice de l'ombre,
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Corneille.
-
Officiellement, cet homme est le plus
grand auteur de comédies de tous les temps.
-
Notre langue est appelée
la langue de Molière.
-
La Comédie Française est surnommée
la maison de Molière,
-
Ses pièces les plus célèbres,
"L´École des femmes", "L'Avare",
-
"Le Bourgeois gentilhomme"
-
sont connues de tous les écoliers.
-
Et pourtant, sur Molière on sait
bien peu de choses.
-
Finalement, on ne sait rien sur Molière.
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On n'a aucun écrit de Molière,
on n'a aucune trace écrite,
-
tout a disparu, sa maison natale a disparu,
là où il est mort a disparu,
-
donc il faut être très prudent sur Molière.
-
Le Molière de la Comédie Française,
de la Sorbonne,
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le Molière connu est un mythe.
-
Or voici le plus étonnant :
on ne possède aucun manuscrit,
-
aucune lettre, aucun billet
de la main de Molière.
-
Il est évident qu'à partir du moment
où Molière,
-
qui était au centre de la vie culturelle
et théâtrale française
-
il aurait été normal qu'il écrive
des lettres, qu'il en reçoive
-
qui ait des ébauches de manuscrits,
-
quelque chose.
-
Bien, rien.
-
Si vous retrouvez aujourd'hui, quelque part
une lettre que Molière aurait écrite,
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votre fortune est assurée.
-
Comment expliquer qu'un écrivain
n'a pas laissé d'écrits ?
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La question vaut d'être posée.
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La réponse apportée en 1919,
plus de deux siècles et demi après sa mort,
-
par le grand écrivain Pierre Louÿs,
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a fait trembler l'idole sur ses bases.
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Dans une série d'articles fouillés
-
Pierre Louÿs a osé affirmer
que Molière n'aurait pas écrit
-
les chefs-d’œuvre qui lui sont attribués.
-
En tout cas, pas entièrement.
-
Les plus grandes pièces, notamment
"Tartuffe" et "Le Misanthrope"
-
seraient nés de la plume
de Pierre Corneille.
-
Énorme scandale !
-
Au point que la Comédie Française,
-
se considérant comme
l'héritière spirituelle de Molière,
-
a menacé de faire un procès en diffamation
contre Pierre Louÿs pour sa thèse.
-
Bon, je suppose qu'un avocat un peu avisé
a dit au responsable de la Comédie Française
-
que leurs chances de gagner
étaient assez basses.
-
Mais, enfin, l'idée est quand même venue,
c'est assez révélateur.
-
Peut-on toucher à la Molière ?
-
Les conclusions de Pierre Louÿs
n'ont pas été rejetés par tout le monde.
-
Depuis quelques décennies, plusieurs
historiens ont repris le flambeau
-
et confirmé, précisé
les intuitions du maître.
-
Selon eux, les pièces les plus célèbres
du répertoire français
-
seraient le fruit de l'association
de deux génies,
-
Molière, pour son sens du théâtre
et des situations,
-
Corneille, pour la perfection de ses vers.
-
Pour comprendre, nous sommes retournés
sur les traces de Molière
-
à la recherche d'éléments
concrets sur sa vie.
-
Puis nous avons soumis
les conclusions de Pierre Louÿs,
-
au meilleur spécialiste de l'époque
-
mais aussi à quelques
grands noms du théâtre.
-
Enfin, nous avons rencontré des chercheurs
-
qui pensent avoir,
à l'aide de l'informatique,
-
résolu l'énigme Molière.
-
"Je suis le plus grand auteur !"
-
"Voyez,
-
"Un jour viendra, mon œuvre
sera devenue si légendaire
-
"qu'on ne dira plus, 'Parlez-moi français',
-
"mais plutôt, 'Parlez-moi
dans la langue de Molière' ".
-
Sa carrière, Molière l'a commencée
au sein d'une troupe de comédiens ambulants
-
baptisée L'Illustre Théâtre.
-
Personne ne conteste cela.
-
Et pour peu que l'on creuse la question,
-
on apprend que Molière
n'est pas né saltimbanque,
-
il est issue d'une bonne famille,
les Poquelin,
-
titulaires de la charge cossue
de tapissier du roi.
-
Quand Molière part avec sa troupe,
quand les Béjart partent,
-
ils ont toujours des goûts de bourgeois.
-
Ils font des appels d'offres
pour des transporteurs
-
par voie d'eau, pour les décors et costumes
-
et eux, ils tirent pas du tout une charrette
comme l'on voit dans le film de Munschkin.
-
Ils sont en voiture.
-
Ils voyagent bien.
-
Il n'y a pas d'inconfort dans ces voyages.
-
À cette époque, les pièces jouées
par l'Illustre Théâtre
-
sont assez grossières.
-
Molière n'est pas encore chef de troupe.
-
Ce rôle appartient à Madeleine Béjart.
-
Lui est comédien,trousseur de farce
et accessoirement homme d'affaires.
-
Molière va, avec la troupe Béjart, à Lyon.
-
Ils vont à Grenoble.
-
Moi je me pose la question
qu'est-ce qu'ils vont faire à Lyon
-
qu'est-ce qu'ils vont faire à Grenoble.
-
Lyon, c'est la soie
-
et Grenoble c'est le lin.
-
On est sur les réseaux commerciaux
des tapissiers.
-
Alors, les biographes ont bien noté
-
que Molière revient fréquemment à Paris.
-
Alors, "Qu'est-ce qu'il va faire
à Paris, tout seul ?"
-
Il était sur les réseaux commerciaux
de son père.
-
Donc il travaillait aussi pour son père.
-
Et certainement ils ont dû avoir
de l'argent, par Poquelin,
-
contre des services rendus.
-
Ainsi, Molière bénéficie de subsides
de son père, tapissier du roi,
-
autant dire, décorateur attitré
des résidences royales.
-
Sa présence dans la troupe aide donc
ses camarades à survivre
-
dans un temps les plus rudes.
-
Ce qui est important de comprendre
-
c'est que, ce siècle-là,
on vit dans la merde.
-
Paris, on marche dans la merde,
quand on se promène.
-
Il faut des choses spéciales
pour les dames.
-
C'est un monde dans lequel
seul compte l'élite.
-
On brûle les gens Place de Grève.
-
On brûle souvent pour des raisons morales,
religieuses, politiques,
-
ou tout simplement mondaines.
-
Et c'est dans ce monde-là
que Molière va pouvoir évoluer
-
grâce à un seul appui,
mais total et définitif,
-
celui du roi.
-
Eté 1658, Louis XIV a 20 ans,
ne règne pas en personne.
-
L'heure est encore pour lui
aux amusements de la jeunesse.
-
Il aime la musique, la danse
et, bien sûr, le théâtre.
-
Les fêtes qu'il ordonne
ont la joie de la cour
-
et l'éblouissement de L'Europe.
-
C'est dans ce climat
propice à la réjouissance
-
que Molière va bientôt s'imposer,
-
car avant la fin de l'année
les comédiens inconnus
-
crottés de l'Illustre Théâtre
vont constituer la troupe attitrée
-
de Sa Majesté.
-
Comment expliquer
cette fulgurante ascension ?
-
La réponse à cette question,
il faut aller la chercher
-
quelque part dans les rues de Rouen.
-
Molière remonte du sud-ouest
avec sa troupe,
-
il remonte vers le nord
-
mais au lieu d'aller à Paris,
il va à Rouen.
-
Et à Rouen, il n'y avait pas de raison
d'y rester longtemps,
-
ils vont rester six mois.
-
Et quand on regarde
les biographes de Molière,
-
on dit, "Mais qu'est-ce
qu'il a été faire à Rouen ?"
-
Bon, disent la plupart,
-
"pour être plus près de Paris".
-
Ce qui s'appelle un peu tirer le piano
plutôt que d'avancer le tabouret,
-
parce qu'on voit, le moyen d'être
plus près de Paris c'est être à Paris.
-
Donc, manifestement, s'il va à Rouen
c'est pour quelque chose.
-
tant plus qu'ils y jouent quasiment pas.
-
Ces 200 jours passés à Rouen
vont tout changer pour Molière.
-
Curieuse coïncidence, c'est à Rouen
que réside alors le plus grand,
-
le plus illustre auteur de théâtre,
Pierre Corneille.
-
Or, Molière et ses amis s'installent
justement Rue du Vieux Palais,
-
à quelques pas de la Rue de la Pie,
-
où réside celui que tout le monde
appelle le Grand Corneille.
-
Molière voue une admiration sans bornes
à Corneille,
-
véritable réformateur du théâtre.
-
Il faut dire qu'avant les années 1630,
-
la scène française avait été
sans prétentions ni relief.
-
C'est Pierre Corneille qui à travers
huit comédies brillantes
-
lui a donné le premier
ses lettres de noblesse.
-
Il a amorcé une révolution du théâtre
-
Il a rendu the théâtre fréquentable.
-
On est sorti des viols sur la scène,
des crimes,
-
des coupages d'individus au couteau.
-
On est rentré dans une zone où, enfin
un certain nombre de dames
-
ont pu s'aventurer dans le théâtre.
-
En 1636, Corneille amorce un tournant
vers le drame
-
avec la tragi-comédie du Cid
-
son héros Rodrigue et déchiré
entre l'amour qu'il porte à Chimène
-
et le devoir qui l'amène à tuer
le père de celle-ci.
-
"Le Cid" est un triomphe sans précédent
-
On joue "Le Cid", de Corneille
et ça a énormément de succès.
-
Le théâtre est plein
et, au Théâtre du Marais,
-
— comme dans les autres théâtres —
-
une chose que les directeurs
de théâtre détestent
-
c'est qu'il y a du monde dehors
-
et qu'on puisse pas
faire payer pour entrer.
-
Donc, on décide de mettre des chaises
directement sur le plateau
-
en faisant payer très cher les gens
et puis, peu à peu,
-
on va mettre des bancs,
-
puis, devant les bancs,
on va mettre des barrières de fer forgé
-
pour que le public n'aille pas
trop dans l'aire des comédiens.
-
Les gens viennent sur le plateau
et paient très cher
-
pour pouvoir être vus
en train de regarder.
-
Après "Le Cid", le théâtre
ne sera plus jamais le même.
-
Pierre Corneille est anobli
et il entre à l'Académie.
-
Il devient le Grand Corneille.
-
Corneille, pour moi, est un génie absolu.
-
C'est vrai qu'il n'était pas très sexy.
-
C'est un personnage très intériorisé,
-
très replié sur lui-même.
-
L'homme faisait très vite barbon,
-
il bégayait d'ailleurs, ce qui fait
qu'il n'a pas, comment dire,
-
je crois beaucoup de succès
et il se vengeait un peu sur ses créatures,
-
probablement, de ses
mésaventures personnelles.
-
Mais c'était un homme
qui avait un esprit très fort
-
et un humour absolument ravageur.
-
Redisons-le, cet homme à image austère
-
a bel et bien commencé
par écrire des comédies.
-
Il ne s'est hissé
au registre de la tragédie
-
que, malgré lui et à cause du Cid.
-
Il est arrivé à Corneille la pire chose
qui puisse arriver à un auteur de comédie,
-
voulant plaire au peuple,
-
c'est d'écrire une pièce qui a tel succès
-
qu'il sera condamné dorénavant
à jouer que dans cette catégorie-là.
-
Et cette pièce est "Le Cid", en 1637
-
le succès est tel que Pierre Corneille
devienne auteur pour la noblesse,
-
condamné à écrire des tragédies,
-
et ça, ça ne le ressemble pas.
-
Voilà donc Corneille enfermé
dans le genre tragique.
-
Étrange coïncidence,
-
Molière à l'issue de son séjour à Rouen,
-
alors qu'il n'avait jusque là
rien produit de notable,
-
se met à présenter des comédies raffinées.
-
C'est à ce moment-là que tous
ces chefs-d'œuvre vont se suivre
-
et se ressembler dans un style
qui n'a pas rien à voir
-
avec celui qui est le sien avant.
-
Alors qu'est-ce qui s'est passé à Rouen ?
-
C'est là le mystère.
-
Que s'est-il passé à Rouen
entre Corneille et Molière ?
-
Le premier effet du fameux séjour est
de transformer le répertoire de la troupe.
-
Du jour au lendemain, Molière et ses amis
-
se mettent à jouer
des tragédies de Corneille.
-
Mais, très vite, Molière va prendre
l'habitude d'ajouter au programme
-
des comédies d'un esprit
et d'un style nouveau.
-
C'est la première fois qu'on voit alors
le Molière nouveau qui est arrivé.
-
Comme un simple beaujolais
il est là, transformé,
-
ça n'a pas rien à voir
avec ses pièces précédentes.
-
Et comme par hasard,
en revenant de Rouen.
-
Pour désigner la transformation
subite et tardive
-
d'un simple trousseur de farces
en auteur supposé de comédies subtiles
-
les biographes de Jean-Baptiste Poquelin
parleront du "miracle Molière".
-
Plus miraculeux encore, après Rouen,
-
ce n'es pas seulement le répertoire
de la troupe qui change,
-
c'est son statut.
-
Molière et ses amis jouent
pour le frère du roi, devant la cour.
-
Comment ces comédiens de province
ont-ils bénéficiés d'une telle ascension ?
-
Mystère.
-
En tout cas, leur première représentation
devant le roi, fait basculer son destin.
-
À cette fameuse représentation,
il va se passer un drame.
-
Le roi baille.
-
Si le roi baille, c'est que
les comédiens sont mauvais.
-
"Je ne comprends pas !"
-
"Mais non, Molière".
-
En fait, le roi baille,
parce que il connaît la pièce
-
et cette pièce est moralisatrice
comme c'est pas possible.
-
Donc, qu'est-ce qu'il fait ?
-
Il ne reste qu'une chance,
c'est de jouer son atout,
-
la comédie gauloise.
-
"Tu annonces 'Le Docteur Amoureux'
et tu vas le faire rire !"
-
Et quand Molière se donne à fond
dans la farce gauloise,
-
évidemment le roi rit aux éclats
et c'est gagné pour lui.
-
"Euh... tu... "
-
(Rires)
-
"Oh...
-
(Rires)
-
Il fait l'improvisateur,
il fait l'imitateur,
-
et là, à ce moment-là
ça devient une fête, tout le monde rit.
-
Personne ne s'imaginait pouvoir faire
autant le pitre devant le roi.
-
"Monsieur Molière.
-
"Vous avez beaucoup diverti, monsieur".
-
Pour Molière,
cette représentation inespérée
-
marque le début d'une nouvelle carrière.
-
Il va désormais bénéficier
du soutien de la cour
-
et le roi Louis XIV lui-même
-
octroie à la troupe
une nouvelle salle au palais royal.
-
Ce document magnifique, conservé ici
aux Archives Nationales,
-
fait état des travaux engagés
pour messieurs les comédiens
-
de la troupe royal de Monseigneur
le duc d'Anjou, frère unique du roi,
-
en la grande salle des comédies
du palais royal.
-
C'est donc un Molière
soudain plein d'avenir
-
qui prend la direction de la troupe.
-
Devant Molière s'ouvre
un boulevard inespéré.
-
Hier encore, comédien inconnu,
errant dans le sud de la France,
-
il est devenu l'amuseur attitré
de sa Majesté.
-
Molière, il est censé être
le patron des comédiens,
-
alors, ça parce qu'il était comédien,
ça on en est sûr,
-
et d'après tous les écrits que l'on a,
toutes les preuves qu'on en a,
-
c'était un merveilleux comédien.
-
Il a un génie de directeur de troupe,
-
un génie de directeur d'acteurs aussi.
-
C'est l'image, Molière, de l'artiste idéal.
-
Avec l'amour des camarades,
-
écrivant pour les siens
-
et l'acteur au charme incontournable
-
qu'a réussi à se faire tellement aimé
de la cour de Louis XIV.
-
que Louis XIV a créé La Comédie Française
-
après la mort de Molière
-
et elle dure toujours aujourd'hui.
-
Corneille avait révolutionné
la scène par les textes,
-
avec Molière c'est l'interprétation
qui change.
-
Le nouveau chef de troupe impose
aux comédiens un jeu plus naturel
-
et c'est tout le théâtre
qui s'en trouve sublimé.
-
La façon de dire les vers
-
c'était de dire doucement,
roulant les erres,
-
tout en faisant bien attention
aux manières
-
et on insistait sur la rime.
-
Molière dit, "Il faut dire
les choses naturellement".
-
Mais la grande force de Molière
c'est surtout d'avoir impliqué
-
le roi lui-même dans ses spectacles.
-
La protection dont il bénéficie dès lors
-
est de celles qui autorisent
toutes les audaces.
-
Il fait participer le roi à ses spectacles.
-
il fait danser le roi dans ses spectacles.
-
Il est au lever du roi,
-
et donc il a des conversations,
forcément assez intimes avec le roi.
-
Et pourquoi le roi va s'intéresser
— le roi qui est jeune —
-
pourquoi le roi va-t-il
s'intéresser à Molière ?
-
Parce que il retrouve des choses en lui.
-
"Non, non, non, je ne veux
que ce que je vous ai dit.
-
"Belle marquise, vos beaux yeux
me font mourir d'amour".
-
(Rires)
-
"D'amour mourir me font,
belle marquise, vos yeux
-
"ou bien, vos yeux beaux d'amour
me font, belle marquise, mourir
-
"ou bien, mourir, belle marquise,
de vos beaux yeux, d'amour me font
-
"ou bien, me font mourir..."
-
"De toutes ces façons-là,
laquelle est la meilleure ?
-
"Oui, monsieur, et de plus,
il m'a donné pour cela que deux heures.
-
"Allez à l'enfer
-
Reste la troublante question
des thèmes abordés,
-
des thèmes a priori moins familiers
à Molière lui-même
-
qu'à un certain Corneille.
-
Un exemple.
-
Molière présente en 1659 sa comédie
"Les Précieuses Ridicules".
-
Les précieuses c'étaient ces femmes snobes
qui des années plus tôt
-
avaient donné le ton à la bonne société.
-
Comment expliquer que Molière
qui ne les avait jamais rencontrées
-
se soit intéressé à elles ?
-
"Parlez-nous, ma chère,
du conte de Boisrobert.
-
"Boisrobert c'était de la tête aux pieds
un homme tout mystère
-
"qui vous jette en passant
des coups d'œil égarés
-
"et sans aucune affaire
est toujours affairé.
-
"Sans cesse, il a tout bas
un secret à vous dire
-
"et ce secret n'est rien.
-
"De la moindre bêtise
il fait une merveille.
-
"et même ses bonjours
il les dit à l'oreille".
-
"Et Madame de Sablé
dont on dit tant de bien
-
"que pensez-vous d'elle ?"
-
"Que son cuisinier est habile et que
c'est à sa table que l'on rend visite".
-
"Ne préféreriez-vous Madame Dubreil ?"
-
"Pauvre esprit de femme
et le sec entretien".
-
"Certains hommes pourtant
lui trouvent de la treille".
-
"C'est vrai, mas dans ses filets,
aucun ne tombe jamais".
-
"Car la beauté sans esprit, hélas,
est comme un homme sans ses appâts".
-
"Oh !
-
Précieuses ridicules, mais ça c'est
un problème que Molière n'a jamais connu.
-
Alors que Corneille, lui,
en a souffert, à l'époque.
-
Et s'il y a un règlement de comptes
avant tout,
-
pourquoi Molière, qui venait de sa province
-
qui ne connaissait pas du tout
ces dames-là
-
qui n'étaient plus sur l'actualité
-
aurait-il écrit ces deux pièces ?
-
Les précieuses n'avaient
plus vraiment d'influence
-
au moment de l'apparition de la pièce
-
Dès lors, s'attaquer à leurs outrances
n'était plus de l'actualité.
-
En revanche, une décennie plus tôt
-
Corneille avait durement
subi leurs critiques.
-
Elles avaient même largement contribué
à son retrait du théâtre en 1652.
-
Il ne gagne plus sa vie depuis 1652
il n'est plus du tout avocat
-
in n'a plus d'appointements
-
sept tragédies ne marchent plus
-
donc il est en perte de vitesse,
sa carrière est donc finie.
-
Il est ce qu'on appelle
aujourd'hui un "has been"
-
Au moment du séjour de Molière
et de ses amis à Rouen,
-
cela fait six ans que le Grand Corneille
s'est retiré du théâtre.
-
Il a besoin d'argent, ne serait-ce
que pour établir ses enfants.
-
Il vivait pas richement,
-
mais enfin,
il ne vivait pas dans l'opulence.
-
Il avait d'ailleurs femme et six enfants.
-
En plus, il a deux fils officiers à l'armée
-
qu'il faut entretenir,
il faut acheter le brevet,
-
le brevet de capitaine, ça un régiment,
c'est encore plusieurs milliers de livres.
-
Or, ils n'ont pas les recettes nécessaires.
-
On sait que Corneille a eu des problèmes
pour obtenir ses pensions.
-
car certainement il les a supprimées
-
que les droits d'auteur
étaient mal payés. etc.
-
Or, quand on fait l'histoire
économique de Corneille
-
on se rend compte
qu'avec le peu qu'il a gagné
-
et le beaucoup qu'il a dépensé
-
il y a a un trou
-
Figurez que, quand il est mort,
il n´était pas du tout dans la misère,
-
Donc, de quelque part il y a eu
une rentrée, au moins, je peux dire,
-
peut-être en faisant nègre.
-
Corneille rédige avec une telle aisance
-
qu'il a souvent eu dans le passé
de prêter sa plume à d'autres.
-
Ainsi a-t-il fait partie d'un groupe
de cinq auteurs
-
au service du Cardinal de Richelieu.
-
Les cinq auteurs étaient
des auteurs dramatiques
-
que Richelieu avait recruté
pour son compte.
-
Il fabriquait des scénarios,
un canevas, des étangs,
-
et à partir de là, il distribuait
entre cinq auteurs
-
les cinq actes de son ouvrage.
-
On considérait à 'époque
que l'œuvre créatrice pour l'auteur
-
c'était la conception de l'histoire
-
et que la versification tout un travail
qu'on distribuait comme ça.
-
Celui qui avait fait le canevas de la pièce
-
pouvait être considéré comme l'auteur.
-
Et celui qui écrivait les vers,
il fait du remplissage.
-
Alors, ça pourrait être expliqué pourquoi
on a attribué cette pièce à Molière
-
plutôt qu'à Corneille.
-
Au XVIIème siècle, dans les genres mineurs,
comme la comédie,
-
il est courant qu'un auteur
loue ses talents.
-
Dans ce cas, il reste dans l'ombre
-
et perd tous ses droits
sur les fruits de l'œuvre.
-
Il n'y avait pas de droits d'auteur.
-
Il n'y avait pas
de propriété intellectuelle.
-
et il n'y avait pas le droit de société.
-
Donc, la pièce appartenait à celui
qui en détient le manuscrit
-
et qui la faisait enregistrer
auprès des services du roi
-
on pourra la publier.
-
Pierre Corneille aurait fort bien pu
être un auteur fantôme
-
au service de Molière.
-
Force est de reconnaître, cependant,
-
qu'il n'existe aucune preuve
de cette collaboration,
-
aucun reçu, par exemple, d'une somme
versée par Molière à Corneille,
-
par Molière ou Poquelin,
-
puisque, en vérité,
c'est ainsi qu'il signait
-
la plupart des actes officiels.
-
Alors, effectivement,
il signe bien de son nom
-
d'état civil, dirait-on aujourd'hui,
-
qui est son prénom
de Jean-Baptiste Poquelin,
-
à la différence de sa famille,
il écrit toujours Poq... et pas Pocq...
-
comme le font d'autres membres
de la famille Poquelin.
-
Plus tard, il accolera,
soit ces initiales, J.B.P. Molière
-
ou alors Jean-Baptiste Poquelin Molière.
-
Le seul indice vraiment utile,
il faut aller le chercher
-
à la Comédie Française,
-
dans un cahier qui tient le compte
de recettes de la troupe de Molière.
-
Ce document célèbre est connu
sous le nom de Registre de La Grange.
-
La Grange était le compagnon de Molière,
un comédien de sa troupe,
-
et il était son homme de confiance.
-
Il a tenu un journal de la troupe
ce qui est un petit peu atypique
-
puisque habituellement
on tenait un registre
-
mais qui était essentiellement
un registre comptable
-
avec le détail de places
qui étaient vendues
-
et la recette qui était récoltée
-
tandis que là, il ajoute
des informations de son cru
-
et notamment sur l'histoire
de cette troupe.
-
Dans le registre de La Grange
-
se trouve peut-être l'indication
que nous cherchions
-
mais elle est bien cachée.
-
Le registre de La Grange
-
démontre que dans les pièces que j'attribue,
moi personnellement à Corneille,
-
Molière, au lieu de toucher
une part d'auteur
-
touchait deux parts d'auteur.
-
On ne dit pas que c'est pour Corneille
-
mais quand même je me demande
-
comment il pouvait
justifier cette autre part
-
s'il n'était pas justifié
par quelque chose.
-
Pour moi, justement, cette deuxième part
c'était la part de Corneille.
-
Question: quel intérêt le Grand Corneille
aurait-il eu a écrire en sous-main
-
de simples comédies ?
-
Et dans ce cas, pourquoi
ne les aurait-il pas revendiquées ?
-
Le public demande des comédies légères.
-
C'est ce qui plaît plus, c'est ce
qui rapporte beaucoup d'argent
-
qui est facile à monter.
-
Mais c'est condamné par l'Eglise,
par une partie de la cour
-
par une partie de l'Académie
-
et par conséquent, les gens
qui écrivent ces comédies
-
préfèrent rester dans l'ombre.
-
Une comédie est un texte
obscène à l'époque.
-
C'est comme si aujourd'hui
un auteur sérieux, reconnu de tous,
-
voulait écrire des romains pornographiques.
-
Il ??? par un pseudonyme.
-
Après "Le Cid", à deux exceptions près,
Corneille n'a plus signé que des tragédies.
-
Mais il a pu, dans l'ombre, écrire
des comédies et les confier
-
à un chef de troupe qui bénéficiait
pour leur approbation
-
du soutien personnel du roi.
-
À l'époque de Molière,
neuf comédies sur dix,
-
ne sont pas présentées
par les gens qui les écrivent
-
mais par des intermédiaires,
la plupart du temps, des comédiens,
-
de riches comédiens qui font
les avances nécessaires
-
pour acheter le texte,
pour acheter les costumes,
-
les décors, répéter la pièce...
-
Les comédies n'étaient pas signées.
-
Comme, par des raisons de facilité
il fallait leur donner un nom,
-
le chef de troupe assumait donc,
-
on se trouva avec une pièce de Montfleury
alors que c'était son fils qui écrivait
-
comme on se retrouvera
avec une pièce de Molière
-
alors que c'était d'autres personnes
qui ont écrit, notamment Corneille.
-
La biographie de Corneille comporte
en 1662, un événement très souvent négligé.
-
Alors qu'il a toujours vécu à Rouen,
le vieux dramaturge — il a 56 ans —
-
vient soudain s'installer à Paris,
à deux pas du Théâtre du Marais.
-
autant dire, tout près de chez Molière.
-
Coïncidence de plus que ce déménagement
tardif, au moment du triomphe de Molière,
-
appelle sans cesse de nouvelles créations.
-
Il n'y a aucune justification
à ce déménagement.
-
Corneille vient s'installer à Paris
à deux, trois cent mètres de chez Molière.
-
Pourquoi ? À mons sens, encore une fois,
-
c'est parce que une collaboration,
qui nécessairement est occulte,
-
et parfois rapide,
-
ne pouvait pas se faire
entre Paris et Rouen,
-
qui se trouvait à deux jours
de route à l'époque.
-
C'était très dangereux, en plus de ça
-
il y avait les indiscrétions
postales possibles.
-
Au moment où il quittait Rouen
pour s'installer à Paris,
-
Pierre Corneille aurait déclaré
à ses familiers :
-
"Je suis dégouté de la gloire,
et affamé d'argent".
-
Effectivement, on comprend tout.
-
La juxtaposition des biographies
de Molière et de Corneille,
-
est pour le moins riche de coïncidences.
-
Elle plaide en faveur d'une collaboration
discrète mais efficace
-
entre le génie de la scène
et celui de l'écriture.
-
Ceux qui défendent la thèse
d'une collaboration entre ces deux hommes,
-
rappellent par ailleurs qu'un Molière,
surchargé d'occupations
-
n'aurait pas eu le temps nécessaire
pour écrire.
-
La direction du palais royal, il est aussi
le directeur de sa troupe,
-
c'est-à-dire qu'il doit régler
une cinquantaine de problèmes
-
d'une cinquantaine de personnes
autour de lui,
-
À plus de ça, il est une star,
-
il est le comédien
qui jour le plus long rôle
-
de ses pièces de théâtre.
-
Il jouera près de 1300 pièces de théâtre.
-
Comment voulez-vous que cet homme-là
surboké, surchargé,
-
puisse en plus écrire des pièces
qui nécessitent des milliers d'heures
-
de réflexion, de travail, de lecture ?
-
Car, écrire des pièces
— Molière reste de qualité —
-
Tartuffe, Le Misanthrope,
-
nécessite un travail colossal
d'au moins huit heures par jour.
-
Où voulez-vous qu'il les trouve ?
-
Molière est littéralement
accablé de travail.
-
Dites-vous qu'entre 1660 et 1670,
-
il va présenter pas moins de 23 pièces
-
des comédies, pour ne rien dire
de toutes les tragédies, signées Corneille.
-
Par exemple, rien que
pour le Carnaval de 1670,
-
la troupe de Molière présente
deux pièces dans la cour,
-
une comédie, "Monsieur de Pourceaugnac"
-
et une comédie-ballet,
"Les Amants magnifiques",
-
qui a été créé spécialement
pour l'occasion.
-
Ce beau document des Archives Nationales
-
nous donne une idée de l'ampleur
des dépenses que tout cela entraîne.
-
Il faut imaginer les frais des costumes,
les frais de table,
-
les frais de logement pour les comédiens,
les musiciens, les danseurs,
-
au total, on arrive à une somme
de 16 800 livres
-
l'équivalent de bien plus
de 300 000 de nos euros.
-
Et bien, cela ne décourage pas le roi
qui, dès la saison suivante,
-
se montre encore plus exigeant.
-
Pour la préparation du Carnaval de 1671,
-
les plus grands noms
sont sur le pied de guerre.
-
La Fontaine, Boileau,
Molière, Quinot, Corneille.
-
Le roi désire une comédie-ballet
pour sa grande fête du Louvre,
-
Molière, bien que pressé par le temps,
propose le thème de Psyché,
-
inspiré de la mythologie grecque
alors en vogue.
-
Alors, Molière et ??? ont fait Psyché
-
et Louis XIV dit
que c'est une excellente idée.
-
"Alors, allons-y pour Psyché.
-
"Messieurs, monsieur de Molière
n'aura pas le temps de tout faire.
-
"Je vous demande de l'aider".
-
Psyché, conçue en un temps record,
-
sera l'un des plus grands succès
de la troupe de Molière.
-
Question: qui en a donc rédigé les vers ?
-
Il est possible que Molière
qui était alors un homme de théâtre avisé,
-
ait présenté à la limite,
un scénario à Corneille, en disant :
-
"Faites-moi une pièce".
-
Et que Corneille a fait la pièce,
mais que Molière,
-
en tant qu'homme de théâtre
et en tant que metteur en scène,
-
ait raccordé certaines scènes entre elles
-
et ajouté quelques vers de son cru,
-
mais ça se sent tout de suite.
-
On comprend bien que,
pour écrire une telle pièce à 15 jours,
-
il faut avoir affaire
à un vétéran de la plume
-
à quelqu'un qui s'est essayé
par avance déjà ce style-là.
-
Or, curieusement, Corneille
s'est essayé à des vers
-
qui ressemblent à Psyché,
dans ses anciennes pièces.
-
Donc, il était à même de pouvoir
donner un coup de fouet
-
et réussir en 15 jours ce qu'un autre
aurait mis peut-être deux mois
-
ou carrément n'aurait jamais réussi
même en deux mois.
-
Un béni pour les historiens, cette fois
une préface ajouté à la première édition,
-
confirme la collaboration
Molière-Corneille,
-
On publie la pièce.
-
Et dans la préface, il est dit
-
"Monsieur Molière, étant fort occupé
par la mise-en-scène, etc.
-
"n'a pas eu le temps de la faire
tout entière,
-
"et monsieur Corneille a mis
une quinzaine au reste".
-
Le reste c'est trois quarts.
-
Pour certains, ce demi-aveu
-
reconnaissant la paternité de Corneille
sur une partie seulement de la pièce,
-
ne serait qu'un mensonge de plus.
-
Qu'est-ce qui se cache
derrière cette Psyché ?
-
À mon avis il révèle beaucoup de choses.
-
Tout d'abord, on dit qu'une partie
est de Molière et l'autre de Corneille.
-
Pour moi, il est tout de Corneille.
-
Nouvelle coïncidence,
désormais le roi n'assistera plus
-
à un seul spectacle de Molière.
-
Singulière disgrâce,
-
Après Psyché, qui est le plus grand
succès de Molière,
-
qui avait ébloui la cour,
-
Molière n'a plus jamais
été reçu chez le roi.
-
Il a fait des mains et des pieds
pour pouvoir jouer "Le Malade imaginaire",
-
jamais le roi n'a accepté
qu'on le joue devant lui.
-
Pourquoi, après son plus grand succès,
cette disgrâce ?
-
Est-ce parce qu'il a appris justement
-
que Corneille avait peut-être
prêté main forte à d'autres pièces aussi ?
-
Que Molière avait revendiqué
à son entièreté ?
-
Je n'en sais rien, je pose la question.
-
Mais elle mérite de l'être.
-
Décidément, les biographies comparées
de Molière et de Corneille
-
semblent avoir encore
beaucoup à nous apprendre.
-
Mais en 1919, l'érudit Pierre Louÿs
-
pour jeter son pavé
dans la mare littéraire,
-
va s'appuyer sur de toutes autres éléments.
-
À ses yeux, une collaboration
entre Molière et Corneille
-
s'imposait comme une évidence
-
à la seule lecture des pièces
dites de Molière.
-
Simple question de style.
-
C'est dans le prestigieux quotidien
Le Temps,
-
que Louÿs fait paraître
ses premières conclusions.
-
Selon lui, l'auteur de Tartuffe
et du Misanthrope
-
ne peut pas être Molière.
-
Il s'agît indubitablement
de Pierre Corneille.
-
Au départ, comme tout le monde,
il avait ces deux œuvres
-
qu'il croyait bien distinctes.
-
Et c'est en lisant Molière,
après avoir lu Corneille
-
— il devait avoir une excellente
connaissance de Corneille —
-
que dans cette pièce de Molière
il a reconnu une voix seulement,
-
un peu comme les comédiens
aujourd'hui nous disent,
-
quand ils jouent Corneille ou Molière,
-
certains ont l'impression
qu'il y a une voix commune qui parle,
-
une étoffe, un ton particulier.
-
Lui, il a eu cette impression-là
à la lecture.
-
Et là, le caractère de Louÿs était tel
que on ne s'arrête pas à une intuition,
-
on travaille, on y passe des années.
-
Les recherches de Pierre Louÿs
partent d'un constat
-
les vers de Molière et ceux de Corneille
produisent la même musique.
-
Louÿs étudie les scènes,
classe les répliques,
-
répertorie les vers selon leur structure,
-
un travail fastidieux qui l'occupe 14 ans.
-
On a le sentiment que Louÿs
gardait tous ces papiers
-
ces billets de train, ces notes, etc.,
-
et c'est assez fascinant, parce que
c'est un témoignage,
-
l'impression qu'on assiste
à son travail,
-
quand on compulse ces papiers
encore une fois.
-
Il y a des milliers de pages
dans une collection.
-
On voit quelle a été sa méthode.
-
Sa méthode, besogneuse finalement
mais d'une très grande minutie.
-
C'est très surprenant parce que
il devait connaître par cœur
-
des milliers de vers,
-
parce que être capable
de faire le lien, de dire,
-
"Mais j'ai déjà vu ça dans telle pièce,
dans telle œuvre,
-
"j'ai vu un vers construit
de la même manière,
-
"j'ai vu une même interversion de mots",
-
il faut une mémoire absolument colossale.
-
Quand Pierre Louÿs s'estime prêt
il publie ses recherches
-
sans crainte du scandale.
-
Il expliquait que pour telles et telles
raisons stylistiques
-
telle tirade de l' "Amphitryon"
-
ne pouvait être que du Corneille.
-
Sous la pression des institutions
-
Louÿs se retrouve au ban de la littérature.
-
Cela ne l'empêche pas de poursuivre
ses recherches pour lui-même.
-
Un jour, il déclare à des proches
qu'il serait sur le point
-
de porter la preuve matériel et irréfutable
-
preuve qu'il apportera dans sa tombe.
-
Il y a une lettre qu'on a retrouvée
où il dit:
-
"J'ai la preuve. C'est un document
d'archive, j'ai la preuve
-
"mais je ne veux pas la donner,
ça ne sert à rien
-
"On ne me croira pas, de toute façon,
mais j'ai la preuve".
-
Et on n'avait jamais su ce que c'était.
-
Il est mort peu de temps après.
-
A-t-il retrouvé un document d'archive,
-
qu'est-ce que ça veut dire,
un document d'archive ?
-
Est-ce qu'il a retrouvé un reçu,
d'une somme versée par un tel ?
-
On ne sait pas.
-
Mais il a eu le sentiment
et puis il a déclaré
-
qu'il avait trouvé quelque chose
d'objectif là-dessus.
-
Connaissant la personnalité de Louÿs,
c'est pas le genre de choses d'invention
-
qu'il a pu forger
pour essayer de convaincre.
-
Après la mort de Pierre Louÿs
-
il va falloir attendre
plus de six décennies
-
pour que des chercheurs risquent
à nouveau leurs carrières.
-
Mais leurs premières conclusions
vont encore plus loin.
-
Vous avez des passages qui sont
extraordinairement bien écrits
-
avec une très grande force comique
-
et puis d'autres passages qui sont lourds
-
qui sont un comique
extraordinairement balourd.
-
Il est bien évident que ce n'est pas
la même plume qui a fait les deux.
-
Nous chercherons partout
à trouver, à redire,
-
et il n'y a que nous qui sache bien écrire.
-
C'est pour être faute de barbarisme
-
c'est totalement indigne des vers
auxquels ils succèdent ou qu'ils précèdent.
-
Mais des vers comme ça, dans Molière,
vous en avez des centaines.
-
Il faut vraiment être complètement bouché
pour que, dans Tartuffe,
-
on ne se rend pas compte
d'un vers admirable
-
qui ressemble à un vers de tragédie
de Corneille
-
suivi par un vers d'une pauvreté
lamentable
-
parce que c'est Molière qui donne
l'indication de scène.
-
"Je suis fort redevable à ce
-
Quelle beauté !
-
"Mais pendant une ???
-
Ah, non !
-
Eh bien, voilà. Corneille, Molière.
-
Comment est-il possible que un même auteur
dans une même pièce,
-
écrive aussi bien et écrive aussi mal.
-
C'est l'alternance, disons,
du parfait et du néant.
-
Au delà du style de Corneille,
on retrouve chez Molière
-
des termes, des expressions,
des tournures de phrases
-
propres au grand tragédien.
-
"??? comme vous
que partout on nomme,
-
"Pour être des vous
je n'en suis pas moins homme".
-
"De tels désirs trop bas
pour les grandeurs de Rome".
-
"Ah, pour être romain,
je n'en suis pas moins homme".
-
"Mais quoi, voulez-vous ?"
-
"C'est assez ! je suis maître, je parle.
Allez, obéissez".
-
"Mais cependant leur haine".
-
"C'est assez ! je suis maître, je parle.
Allez, obéissez".
-
Donc, finalement,
les bons biographes de Molière
-
disent que Corneille a imité Molière
imitant Corneille
-
donc Corneille s'imitant lui-même
par Molière interposé.
-
Pour expliquer cette troublante similitude
-
les biographes de Molière opposés à l'idée
-
de toute collaboration
entre les deux hommes
-
ont une explication bien à eux.
-
Effectivement, il y a des rimes
que l'on retrouve
-
chez l'un comme chez l'autre.
-
Amour, ça rime avec toujours,
-
funèbres, ça rime avec ténèbres.
-
On ne va pas le faire rimer
avec vertèbres.
-
Donc on retrouve ces mêmes rimes
mais que l'on va trouver aussi
-
chez les autres.
-
Molière joue pratiquement
à chaque représentation
-
presque tous les jours,
il joue du Corneille.
-
Il le joue, donc il le connaît par cœur.
-
Dans l'écriture il peut y avoir
des réminiscences qui reviennent
-
au détour stylistique
-
qui reviennent comme quand on
connaît un texte par cœur.
-
Vous imaginez ?
-
Il ne connaît pas qu'une seule pièce
de Corneille par cœur.
-
Il connaît toutes.
-
Les deux écoles campent
sur leurs positions.
-
Pour tenter les départager,
les chercheurs de Grenoble
-
ont eu l'idée de recourir à un moyen
-
dont Pierre Louÿs ne pouvait pas disposer.
-
L'informatique.
-
Nous sommes allés à la rencontre
de Dominique Labbé
-
créateur d'un logiciel puissant.
-
Notre spécialité c'est la statistique
appliquée au langage
-
au français moderne,
de ces quatre derniers siècles.
-
Nous n'avons pas travaillé
que sur la littérature
-
nous avons également travaillé
sur la presse, sur le discours politique,
-
sur le discours scientifique, etc.
-
Et, en mettant au point
les techniques de classification
-
de ces grands matchs de texte,
-
nous avons trouvé une anomalie
tout à fait extraordinaire,
-
deux pièces de Corneille
beaucoup trop proches
-
des grandes pièces en vers de Molière.
-
Et la seule explication plausible
de cette proximité exceptionnelle
-
c'est qu'il y a qu'un seul auteur
pour toutes ces pièces en vers.
-
C'est Pierre Corneille.
-
Les résultats de cet étude intertextuel
sont formels.
-
Corneille serait bel et bien l'auteur
de longs passages
-
de certaines pièces de Molière
-
parfois il aurait même
rédigé tout le texte.
-
La technique est relativement simple.
-
Il s'agît de superposer les pièces,
deux à deux,
-
et de compter les différences.
-
En dessous de 25% de différences
on a quasiment à coup sûr
-
c'est le même auteur.
-
Plus ce pourcentage de différence
est faible, plus c'est une certitude
-
Mais on ne s'arrête pas là,
on a aussi toute une série
-
d'autres indices qui sont,
pour Corneille et Molière,
-
parfaitement convergeants,
-
les combinaisons de verbes
les plus fréquents,
-
le sens des mots les plus usuels
-
et la longueur des phrases.
-
Parmi des milliers de textes
soumis au même logiciel,
-
les chercheurs n'ont jamais
trouvé deux auteurs,
-
en dehors de Corneille et Molière,
-
dont les écritures présentent
de telles similitudes.
-
Or, parmi les pièces réattribuées
à Corneille par l'ordinateur,
-
figurent quelques uns
des plus grands chefs-d'œuvre
-
dits de Molière.
-
Il s'agît de, en tout, 19 pièces
-
présentées sous le nom
de Molière, à l'époque
-
15 en vers et 4 en prose,
-
parmi les plus célèbres,
-
l'Ecole des femmes, le Misanthrope,
le Tartuffe, Les Femmes savantes,
-
et puis 4 en prose, Dom Juan,
L'Avare, Le Bourgeois gentilhomme
-
et Le Malade imaginaire.
-
On a traité des milliers d'auteurs,
-
on ne trouve jamais
des caractéristiques semblables
-
pour deux auteurs réellement différents.
-
C'est une convergence d'indices,
ce n'est pas un simple calcul.
-
On est là devant une attribution d'auteur
extrêmement solide et certaine.
-
Molière n'aurait donc pas rédigé lui-même
les répliques du Malade imaginaire
-
ni celles du Tartuffe
ni celles de l'Ecole des femmes.
-
De quoi bousculer nos références,
ébranler nos certitudes
-
et jusqu'à nos rêves.
-
Quand nous avons découvert
que Corneille avait très probablement
-
écrit les grandes pièces de Molière
-
nous avons fait
les vérifications historiques
-
ce qui nous a permis de constater
-
que, au cours de sa vie, Molière
ne s'est pas comporté en écrivain,
-
il ne s'est jamais présenté comme tel
-
et qu'aucun de ses contemporains
ne l'a traité comme tel.
-
C'est en fait indéniable.
-
Du vivant de Molière, personne
ne l'a considéré comme un écrivain.
-
Lui-même se définissait comme
comédien, chef de troupe,
-
ou tapissier du roi.
-
Les mots poète ou auteur
pourtant si répandus à l'époque,
-
ne sont jamais employés.
-
Mais surtout, nous avons constaté
que plusieurs contemporains
-
ont dit: "C'est Corneille".
-
C'est le cas pour l'une des premières
pièces présentées par Molière,
-
Le Dépit amoureux.
-
Le premier éditeur dit :
"C'est Corneille qui l'a écrit".
-
Et puis, Robiné, le principal critique
littéraire du temps,
-
très au courant des coulisses du théâtre,
-
à la création du Bourgeois gentilhomme,
-
dit: "Cette pièce
est de Pierre Corneille".
-
Mais si Molière, en son temps,
n'a pas été regardé comme un écrivain,
-
il faut se demander quand et comment
il l'est devenu aux yeux du public.
-
Qui a construit ce mythe
d'un Molière littérateur ?
-
Au moment où la Révolution Française
s'installe,
-
on a besoin d'un auteur consacré,
-
on a besoin de l' écrivain du peuple
-
et on se pose la question, lequel ?
-
Lequel va-t-on choisir ?
-
Ni La Fontaine ne présente
des aspects favorables,
-
Corneille a trop écrit
des histoires de rois,
-
Racine est un peu oublié
-
et reste l'auteur du Tartuffe.
-
Si l'on considère que l'auteur du Tartuffe
a attaqué la religion, c'est parfait.
-
Nous sommes en pleine Révolution Française
-
à bas les dévots,
-
et c'est ainsi que Molière,
qui n'a jamais écrit contre la religion
-
est devenu un auteur athée
parfait pour être ??? république,
-
Le prestige de Molière ne cesse
de croître avec le temps
-
jusqu'à atteindre des sommets
au XIXème siècle.
-
Ce document de 1844 est le discours
prononcé au nom de l'Académie Française
-
pour l'inauguration
de la fontaine de Molière,
-
pas très loin de la Comédie Française
-
et à quelques pas seulement
de la maison où Molière est mort.
-
Dans cet éloge sans nuances,
on peut dire que le mythe
-
prend le pas sur la réalité.
-
Je cite son auteur :
-
"Voilà cet homme qui, sorti
des rangs du peuple,
-
"s'est placé dans son art
à une telle hauteur,
-
"qu'il surpasse tout ce que l'antiquité
a fait de plus grand
-
"et que, dans l'avenir,
il condamne ses successeurs
-
"à l'impuissance de l'atteindre".
-
Ce qui est en train de se construire,
année après année,
-
c'est la légende Molière.
-
Peu à peu, la conscience collective
a donc hissé Molière au pinacle.
-
Cela reste-t-il vrai de nos jours.
-
Il est trois fois intouchable,
Molière, il faut le dire.
-
Il est intouchable parce c'était un paria
-
dans la mesure où les acteurs,
à l'époque
-
étaient ce qu'on appelle
des intouchables, des parias.
-
Deux, il était intouchable parce que
comme il était comédien du roi
-
personne ne pouvait l'atteindre,
-
et alors il est devenu intouchable
une troisième fois,
-
dans la mesure où sa légende
a prévalu, à mon sens, sur l'Histoire.
-
Donc, l'Histoire a peu de poids
devant certaines légendes.
-
Mais faut-il accepter qu'au nom
de la légende
-
une vérité historique soit niée ?
-
On ne peut que s'interroger
sur les motivations
-
de ceux qui refusent tout argument
en faveur d'une collaboration
-
Molière Corneille.
-
Tous les moliéristes ont investi
-
20 ans, 30 ans, 40 ans, 50 ans,
leur vie là-dedans.
-
Reconnaître qu'on s'est trompé
c'est psychologiquement impossible.
-
Ce qu'on atteint chez eux
ce n'est pas Molière,
-
c'est le temps qui lui ont consacré.
-
Pour ma part, tant qu'on
ne m'apportera pas la signature
-
de Corneille dans l'une ou l'autre
des œuvres de Molière
-
on me permettrait de m'en tenir
à la tradition,
-
c'est-à-dire, à attribuer à Corneille
-
les œuvres qui ont été
publiées sous son nom,
-
et à laisser à Molière celles
qui ont été publiées sous son nom.
-
Je n'imagine pas Corneille,
splendidement chrétien,
-
frère d'un prêtre,
-
récrivant L'Imitation de Jésus Christ,
-
je ne l'imagine pas écrivant Tartuffe.
-
Je ne l'imagine pas blasphémer
comme Dom Juan blasphème
-
devant le pauvre.
-
Mais je trouve toujours très sain
qu'il y ait des débats
-
je trouve ça formidable,
-
et on est très puritain en France
-
on est très inquiet à l'idée
de ne pas trop avoir des batailles
-
qui mettraient en cause les piliers
de notre répertoire.
-
Je pense qu'au contraire,
de toute façon,
-
mettre en scène c'est rebraser,
c'est redébattre sur les écritures.
-
Après, fondamentalement,
et je le dis pour l'avoir éprouvé,
-
dans mon corps, comme comédienne,
-
il y a une différence énorme
entre l'écriture de Corneille
-
et l'écriture de Molière.
-
C'est incontestable.
-
Le 17 février 1673, à Paris,
-
Molière s'effondre et meurt
au sortir d'une représentation
-
du Maladie imaginaire.
-
À l'époque c'est un homme de théâtre,
comédien et chef de troupe
-
que l'on enterre.
-
Trois siècles et demi plus tard
c'est un écrivain que l'on célèbre
-
et même, l'emblème
de la littérature française.
-
Si Molière a su créer des pièces
écrire des canevas,
-
les conforter en ses dons
de quelques personnes
-
qui l'ont aidé pour un bout de scénario,
une trame, quelques rimes et tout,
-
mais c'est du génie à l'état pur aussi
de faire ça.
-
Seulement, pourquoi le génie serait-il
individuel dans un cas
-
et qu'on refuserait
la notion de génie collectif ?
-
Et ce duo, ce ménage de deux génies
-
c'est ça la chose extraordinaire.
-
On continuera à en débattre
et c'est ce qui est amusant
-
puisqu'on a affaire
à deux hommes fabuleux.
-
Mais il ne faut pas que l'un prenne
complètement la place de l'autre.
-
C'est aberrant.
-
Pour moi, encore une fois, je dis
avec toutes les réserves qui s'imposent
-
en fait, Molière, en tant
que comédien protégé du roi
-
était le seul qui pouvait dire
-
ce que Corneille était le seul
à savoir dire.
-
L'enjeu de ce débat n'est pas
de déterminer l'étendue véritable
-
du génie de Jean-Baptiste Poquelin,
dit Molière.
-
C'est d'entrouvrir le voile
sur l'étendue insoupçonnée
-
d'un autre génie, celui
de Pierre Corneille.
-
Si nous nous posons ce soir
cette grande question
-
Molière a-t-il écrit ses pièces ?
-
c'est qu'un érudit l'a posée
bien avant nous,
-
au début du XXème siècle,
on était en 1919,
-
et cet érudit c'était Pierre Louÿs.
-
Nous allons tenter de savoir
-
quelles questions il avait posé à l'époque
-
et quelles réponses il avait apporté.
-
Nous allons le faire en compagnie
de nos habituels chroniqueurs.
-
- Bonsoir, Christophe Bourseiller.
- Bonsoir, Frank.
-
- Bonsoir, Stéphanie Coudurier.
- Bonsoir.
-
- Et bonsoir, Clémentine Portier-Kaltenbach.
- Bonsoir.
-
Je tiens tout de suite à prévenir
nos téléspectateurs
-
vous êtes un peu réticent
à parler du sujet,
-
on a l'impression que, dès que les questions
de cette affaire Corneille Molière
-
tout le monde prend des précautions.
-
Vous avez pourtant entre les mains,
Clémentine, un ouvrage
-
qui fait le point sur la question
en mettant l'accent sur Pierre Louÿs.
-
C'est un ouvrage de Jean-Paul Goujon
et Jean-Jacques Lefrère.
-
Jean-Jacques Lefrère c'est une sorte
d'enquêteur littéraire...
-
Un érudit.
-
Et Jean-Paul Goujon, il a écrit
des livres sur la littérature érotique,
-
la poésie érotique, les mystifications
littéraires au XIXème.
-
Alors, "Ôte-moi d'un doute...", un livre
qui est illustré par une toile du XIXème
-
représentant précisément Molière
qui est à côté de son ami Corneille
-
et qui semble l'écouter religieusement
-
comme si Corneille
est en train de l'expliquer
-
"Je vais écrire votre prochaine pièce".
-
Il faut dire que ces deux auteurs,
Goujon et Lefevre ont eu accès
-
à un fond documentaire incroyable,
-
ce sont les papiers de Pierre Louÿs.
-
Tout part de là mais, contrairement
à certains livres qui font l'appât
-
exclusives aux moliéristes
ou aux louÿsistes
-
alors, tout est de lui,
rien est de lui,
-
ces deux auteurs ils mènent une enquête
extrêmement scrupuleuse,
-
extrêmement honnête, en ne tirant pas
de conclusions hâtives
-
mais ils posent une question
qu'on est en droit de se poser.
-
Après tout, si une partie de ce qu'a dit
Pierre Louÿs était exact ?
-
Et notamment, vous le disiez,
faire état dans ce livre
-
des fameux sept articles
qui ont été publiés en 1919.
-
Ces articles-là, ça lui a value
des lettres anonymes,
-
il a été complètement, le pauvre,
épouvanté
-
coupé en plein vol dans son envie
de publier la somme de ses recherches
-
parce que c'était des milliers de pages,
des milliers de recherches
-
sur Corneille et Molière,
-
mais qui devait s'insérer
dans une œuvre plus grande.
-
Il faut dire, Clémentine, que Pierre Louÿs
est un très grand érudit
-
et qui connaît la littérature
du XVIIème siècle
-
probablement comme personne
ne l'avait connue avant lui,
-
et comme personne ne l'a connue depuis.
-
Il avait une connaissance intime même
des auteurs même moins connus
-
et lui apparaissait, à lui
comme une évidence
-
que le style des pièces dites de Molière
et le style de Corneille ne faisaient qu'un.
-
Il ne faut surtout pas faire croire
que Louÿs c'était un rigolo
-
donc c'était la marotte, cette histoire.
-
Pas du tout.
-
C'était un immense bibliophile,
il possédait plus de 20 000 livres chez lui.
-
Ses détracteurs ont voulu à la fois
le ridiculiser,
-
dire que, s'il était devenu obsessionnel
de cette histoire de Corneille Molière,
-
il se serait crispé sur ces questions-là
-
d'ailleurs il a attribué à Corneille
bien d'autres œuvres...
-
Ce que n'avait pas fait Pierre Louÿs
c'est s'interroger sur les vies respectives
-
de Molière et de Corneille,
-
de comparer leurs biographies.
-
Et là, c'est ce que vont faire
les auteurs plus récents.
-
Hippolyte Wouters il y a longtemps
maintenant, c'est en 1990,
-
avait écrit son fameux
"Molière ou l'auteur imaginaire ?"
-
qui est l'ouvrage dont tout est parti
-
car si nous parlons ce soir
de cette affaire,
-
c'est évidemment parce que
Pierre Louÿs en avait parlé en 1919
-
mais c'est aussi et surtout
parce que Hippolyte Wouters
-
en 1990, a ressorti cette vieille affaire
et l'a apportée sur la place publique.
-
Il faut citer aussi celui qui s'est fait
maintenant une spécialité de cette question,
-
qui a publié sur son site internet
on peut dire des milliers de pages,
-
des milliers de pages sur ce sujet.
-
C'est Denis Boissier.
-
Il faut dire c'est que Denis Boissier
a commencé dans cette affaire
-
par un brûlot,
-
il a sorti un livre
que vous avez entre les mains...
-
... qui s'appelle "L'affaire Molière :
la grande supercherie littéraire.
-
Vous avez raison, Frank.
-
C'est un brûlot, c'est plus qu'un brûlot
c'est un pamphlet d'une violence extrême
-
contre Molière.
-
Pour résumer les choses,
je vous cite Denis Boissier
-
"Molière lui-même n'a jamais rien écrit"
-
et encore un peu plus loin
-
"un soleil nous attend
qui a pour nom Pierre Corneille".
-
Alors tout est dit, Denis Boissier
pense, il est persuadé
-
que Molière n'a pas écrit une ligne
-
que Molière est un usurpateur
-
il dit que Molière était fils de tapissier
-
et "qui s'est comporté toute sa vie
en commerçant
-
"désireux de plaire à la clientèle"
-
et que Molière, en réalité,
"se désintéressait complètement
-
"de son œuvre, c'est normal,
il ne l'a pas écrite",
-
et il définit Molière
comme un "bouffon du roi"
-
et principalement "l'orateur
bateleur de sa troupe de théâtre".
-
Ce qu'il faut dire c'est que dit comme ça,
évidemment, ce genre de phrases
-
ne plaide pas en faveur du pamphlet.
-
Mais il y a quand même derrière
un travail de recherche colossal,
-
c'est des années de recherches
dans toutes les archives
-
possibles et imaginables.
-
Vous savez, ce qui est intéressant
dans le travail de Denis Boissier
-
c'est qu'il démontre une chose
dont on pouvait se douter,
-
c'est que Molière était effectivement
un patron de troupe de théâtre,
-
l'animateur d'une troupe de théâtre
-
et c'est quelqu'un qui avait
une sorte d'atelier d'écriture en réalité
-
et Molière c'est quelqu'un
qui existait dans l'ancien régime,
-
un système qui a disparu aujourd'hui
en droits d'auteur
-
ça s'appelle le privilège,
-
c'est-à-dire que, si vous vouliez,
-
vous pouviez demander,
par exemple, à Corneille
-
il vous écrivait une pièce de théâtre
-
et puis il vous signe un contrat,
le privilège.
-
À partir de là, la pièce vous appartenait,
vous pouviez la signer.
-
Le système de droits d'auteur,
ça n'existait pas.
-
Ce que raconte Denis Boissier
c'est que Molière
-
qui n'avait, selon lui,
aucune envie d'écrire,
-
aucun talent pour l'écriture,
-
mais qui, par contre, était un bouffon,
en tout cas un homme du théâtre,
-
un Jean Villard,
-
un directeur de troupe.
-
On dit qu'il a fait appel à Corneille.
-
Alors là, ce que dit Denis Boissier
sur Corneille
-
est particulièrement délicat.
-
Il dit, "C'était un amateur de Lolita.
-
Donc, Corneille, tout ce qui l'intéressait
c'étaient les petites jeunes filles
-
et, semble-t-il, Molière avait compris
ce trait de Corneille
-
et Corneille avait un besoin éperdu
d'argent
-
pour entretenir ces petites aventures...
-
Pour ce qui est de Lolitas,
il suffit de lire
-
ses stances à marquise.
-
Je pense qu'il écrivait, qu'il parlait
beaucoup plus qu'il ne le faisait.
-
Il dit une chosequi est très intéressant
-
et qui est assez amusante,
une anecdote assez curieuse.
-
Il dit, "Savez-vous d'où vient
le nom de Molière ?
-
Ça vient d'un verbe, moliérer.
-
Moliérer ça veut dire légitimer.
-
Et en fait, Jean-Baptiste Poquelin,
il ne s'appelait Molière.
-
C'était le désir qu'il avait
d'être légitimé
-
et Corneille, par son talent,
a légitimé Molière.
-
Il faut dire ce qui est passionnant
dans cette affaire,
-
c'est qu'on est toujours étonné
de l'inventivité des comédies de Molière.
-
Et ça, ça n'est pas Corneille,
objectivement.
-
Ce qui est cornélien c'est le style,
c'est le vers.
-
Mais la situation, le scénario,
-
on dirait qu'il vient d'ailleurs.
-
et s'il avait eu collaboration...
-
C'est la raison pour laquelle
— je suis tout à fait d'accord avec vous —
-
je pense que le livre de Denis Boissier
est très drôle
-
on peut le recommander à ceux
qui veulent une prise d'opposition
-
néanmoins que beaucoup d'artistes
de cette époque-là
-
travaillaient sous la forme d'ateliers
d'écriture
-
tout comme les peintres
avaient des ateliers de peinture,
-
tout comme des musiciens
avaient des ateliers
-
où d'autres compositeurs intervenaient
-
et c'était de la collaboration collective.
-
C'est Pierre Louÿs lui-même
qui s'amusait dans les comédies de Molière
-
dans les premiers articles,
lorsqu'il n'était pas encore
-
victime d'attaques si durs
qu'il a été obligé de se défendre
-
et s'amusait à distinguer
les parties de pièces
-
qui étaient directement de Corneille
-
et celles qui avaient été
en quelque sorte incluses.
-
Alors on dispose de moyens
pour ses études stylistiques
-
que ne connaissait évidemment pas
Pierre Louÿs,
-
ce sont aujourd'hui
les instruments informatiques
-
on possède ce qu'on appelle des logiciels
de comparaison intertextuels.
-
Alors, ça a l'air très compliquée,
Stéphanie,
-
vous allez dire que c'est très facile.
-
Je vais dire comme Michel Chevalet,
-
comment ça marche ?
-
Alors, ce qu'on peut découvrir
dans le documentaire,
-
puisque cette technique est abordée,
-
c'est que deux ouvrages
de Dominique Labbé
-
"Corneille dans l'ombre de Molière"
aux Impressions Nouvelles
-
et ainsi qu'un ouvrage
qui vient de sortir...
-
"Si deux et deux sont quatre"
comme dans Dom Juan...
-
"Molière n'a pas écrit Dom Juan",
-
également un livre de Dominique Labbé.
-
Quelle est la technique
de Dominique Labbé ?
-
C'est de faire appel à des statistiques
et à des logiciels informatiques
-
pour comparer des textes.
-
Et ressort de ces comparaisons
une distance intertextuelle...
-
L'éloignement possible entre deux textes.
-
C'est-à-dire, leur ressemblance
ou leurs différences
-
et il y a un indice
qui ressort de ce résultat
-
qui est compris entre 0 et 1,
-
et plus l'on s'approche de 0
plus on est sûr qu'il s'agît
-
du même auteur, de la même main,
-
plus l'on s'approche de 1, évidemment,
ça ce n'est pas le cas.
-
Est-ce que ça s'est fait
en double aveugle ?
-
On l'a fait sur des textes anonymes.
-
Oui, Dominique Labbé qui est spécialiste
de l'analyse du discours,
-
il a commencé à travailler
sur des discours politiques
-
notamment ceux de François Miterrand.
-
Et puis c'est après qu'il s'est intéressé
-
à un certain moment,
à Corneille et à Molière.
-
Et il a donc comparé des textes
de Corneille et de Molière,
-
34 pièces de Corneille
et 32 pièces de Molière,
-
donc de manière complètement
dépassionnée
-
puisqu'il s'agit de méthodes informatiques
-
et il ressortirait le fait que ces textes
ont une ressemblance si forte
-
qu'on est autour d'un indice très proche
de la certitude de la même main.
-
Quand vous dites très proche,
je crois que, d'après l'étude informatique,
-
on est à 99,97 %.
-
C'est très, très proche.
-
Ça dépend des textes, mais on est
soit dans la certitude total
-
soit dans la quasi-certitude,
selon les calculs de Dominique Labbé
-
et de son équipe.
-
Et que répond les moliéristes
à l'argument, à la démonstration... ?
-
En général, la réaction est plutôt
une hostilité...
-
Dominique Labbé a eu beaucoup de mal...
-
Dominique Labbé a été mis en congé
du CNR, il faut le dire,
-
il a été réhabilité plus tard
-
et cette réhabilitation
est une bonne chose
-
mais ça montre à quel degré de violence
peuvent aller les règlements de comptes
-
dans certains milieux, quand même.
-
C'est très courageux ce qu'il a fait.
-
C'est très courageux, c'est un travail
de 20 années de travail
-
où il a tout investi,
-
ça y est vraiment une quête
de cet homme pour essayer
-
de résoudre ce fameux mystère
entre Corneille et Molière.
-
Il faut dire deux choses
à propos de Dominique Labbé.
-
D'une part c'est que ses travaux
se sont trouvé consolidés
-
par les résultats d'une toute autre étude
menée au département de linguistique
-
de l'Université de Saint-Pétersbourg
qui a aboutit à la même conclusion
-
c'est-à-dire que 16 des pièces
de Molière seraient de Corneille
-
nous disent les russes,
-
et puis il vient de publier là
très récemment
-
dans ce nouveau livre
que vous avez cité tout à l'heure,
-
qui est une synthèse générale
de la question
-
où il ne s'intéresse plus seulement
question...
-
mais revient à la biographie.
-
D'autres documents qui tentent
à prouver
-
que les charges qui sont occupés
par Molière
-
dans les documents que l'on retrouve
-
ne sont jamais celles d'auteur
-
c'est-à-dire que Molière apparaît
tantôt comme metteur-en-scène
-
tantôt comme un comédien
-
tantôt même comme un tapissier,
-
puisque c'était la charge
que son père le fait hériter
-
mais jamais comme auteur.
-
Il n'a jamais été candidat
à l'Académie Française, etc.
-
Donc, dans cet ouvrage
il y a des documents supplémentaires
-
pour revenir sur cette question
-
et c'est le résultat final
et quasiment identique
-
à cette nouvelle étude
-
puisque Dominique Labbé nous dit
que, selon ses calculs,
-
entre 15 et 18 pièces de Molière,
sur une durée à peu près de 15 ans,
-
auraient été écrites par Corneille.
-
Alors, Clémentine, la question
que se posent
-
Jean-Jacques Lefevre
et Jean-Paul Goujon
-
c'est si Corneille a écrit
tous ces chefs-d’œuvre de comédie
-
sous le nom de Molière,
-
pourquoi ne les a-t-il pas signé,
-
ils apportent une réponse,
ils nous disent
-
que, à l'époque, on signe les tragédies,
pas les comédies.
-
Oui, c'est une pratique assez courante
-
Moi je trouve que, finalement,
à la lumière de ce film
-
et de ces lectures, on se dit après tout
-
ce sont quand même deux très grands.
-
L'un à tout le moins très grand comédien,
très grand chef de troupe,
-
et l'autre très grand auteur
-
et, après tout l'idée qu'ils ont pu
collaborer...
-
Bien sûr, ils ont été géniaux,
chacun dans un domaine différent
-
et leur collaboration a créé
cette étincelle de génie
-
d'un homme du théâtre,
d'un homme d'écriture.
-
Ils se sont peut-être complétés.
-
N'oublions pas d'ailleurs que Corneille
dans son Ode à la Comédie
-
va dire qu'il a toujours préféré
écrire des comédies
-
et qu'il est contraint d'écrire
des tragédies depuis le succès du Cid.
-
Parce que le Cid ayant été
cet espèce de succès
-
sans équivalent dans l'histoire
du théâtre français
-
évidemment il est désormais condamné,
il est prisonnier du genre majeur.
-
et il aime bien le genre mineur
-
ce que dit d'ailleurs remarquablement
André Le Gall
-
dans sa biographie de Corneille.
-
Il y a bien d'autres biographies
de Corneille
-
mais celle-là est particulièrement
juste, je crois,
-
c'est dans Les Grands Biographies
Flammarion
-
alors évidemment André Le Gall
ne va pas jusqu'à se prononcer
-
sur la question de l'appartenance
à Corneille
-
d'un certain nombre de textes
signés Molière.
-
Il y a un qui ne veux même pas
en entendre parler,
-
c'est mon ami Christophe Maury
qui, dans sa dernière biographie,
-
"Marquise ou la vie sensuelle
d'une comédienne
-
"de Molière à Racine, itinéraire
d'une séductrice "
-
nous montre très bien cette vie
du théâtre de l'époque,
-
mais conclut d'une façon
que je trouve peut-être un peu ironique
-
conclut que Corneille n'a pas pu
écrire les pièces de Molière.
-
Rappelez vos ouvrages respectifs,
s'il vous plaît.
-
Jean-Paul Goujon, Jean-Jacques Lefrère,
-
"Ôte-moi d'un doute..."
L'énigme Corneille-Molière
-
chez Fayard.
-
Denis Boissier, "L'affaire Molière,
la grand supercherie littéraire",
-
c'est sorti chez Jean-Cyrille Godefroy,
en 2004.
-
Deux ouvrages de Dominique Labbé
-
"Corneille dans l'ombre de Molière"
qui retrace les calculs informatiques
-
qui ont été utilisés par
Dominique Labbé
-
et l'ouvrage le plus récent
-
"Si deux et deux sont quatre,
Molière n'a pas écrit Dom Juan"
-
Et puis, encore une fois, l'ouvrage
par lequel tout est revenu
-
et grâce auquel nous parlons
du sujet ce soir,
-
d'Hippolyte Wouters,
avec Christine de Ville de Goyet
-
"Molière ou l'auteur imaginaire ?"
avec un point d'interrogation,
-
aux Éditions Complexe,
-
un ouvrage qui, à l'époque,
valut à son auteur
-
qui est belge — et ce n'est pas
un hasard s'il est belge,
-
car je crois que pour un français
serait plus difficile —
-
un ouvrage qui lui a valu
énormément de difficultés,
-
de critiques et de levée de boucliers.
-
J'espère que, à défaut
de tous vous convaincre
-
nous vous avons intéressé ce soir
-
cette émission a été comme d'habitude
préparée avec Europa.
-
Je vous donne rendez-vous très bientôt
pour ouvrir un nouveau dossier
-
une nouvelle énigme.