-
Vous pouvez …
-
Vous pouvez me dire ...
-
Vous pouvez argumenter ...
-
Ou mieux: vous pouvez me promettre ...
-
Oui, vous pouvez me promettre
-
que vous, si vous étiez moi,
-
auriez fait autrement?
-
Hmm ...
-
Vous pouvez ...
-
Il y a des choses que vous ne connaissez pas,
-
des choses compliquées.
-
Je vous demande de ne pas préjuger,
-
de ne tirer pas de conclusions hâtives.
-
On aime bien tirer des conclusions.
-
Maintenant vous avez le luxe
-
d’avoir juste assez d’informations.
-
Pas trop. Pas trop peu.
-
Noir. Blanc.
-
Et vous avez moi, qui hésite, qui doute.
-
Quelqu’un qui dit ça, mais qui fait autrement.
-
Qui fait toujours les mêmes erreurs.
-
Ma tête est plein de bruit.
-
Trop de détails.
-
Trop de ‘oui, mais’.
-
Ça ne suffit pas pour trouver la verité.
-
Tu ne peux pas la saisir.
-
C’est ce qu'on veut tous: saisir la vérité.
-
Quand j’avais l’âge de ma fille
-
J'ai occupé 'la montagne d’argent’
-
dans ma ville natale, Alebban, au Maroc.
-
Il y avait de l’argent dans cette montagne,
-
qu'une grande entreprise voulait trouver
-
pour devenir riche.
-
Extrêmement riche.
-
Mais il est impossible
-
d’arracher de l’argent à la planète.
-
L’avarice empoissonne, détruit, pollue.
-
On a formé une chaîne humaine.
-
Une centaine de gens, de combattants,
-
agissaient les mains dans les mains.
-
Un seul corps.
-
Un seul corps, une seule lutte.
-
Ne me lâchez pas!
-
Ne bougez plus!
-
Ce que les gens vivent …
-
On est écrasé, mais de l'extérieur
-
on ne peut pas le voir.
-
Elle a disparu il y a une semaine.
-
Aujourd’hui c’est le 13 octobre.
-
Je sais …
-
Je me lève. Je mange.
-
Je sors les poubelles.
-
Je regarde à gauche, à droite.
-
J’ouvre la boîte aux lettres.
-
Je la ferme.
-
Dyhia.
-
Peut-être elle est assise dans le fauteuil, ma fille?
-
Je confonds les jours.
-
Est-ce qu’elle s’est coupé les cheveux ou pas?
-
Trop de bruit. Trop.
-
Je ne sais plus.
-
Elle tient tout ce qu’elle sait,
-
tout ce qu’elle sait faire,
-
de moi.
-
Je lui ai tout appris.
-
Un seul corps.
-
Une seule lutte.
-
La dernière chose qu’elle m’a dit
-
c’ést qu’elle m’aime?
-
Non. Elle n’a pas dit cela.
-
J’en suis sure, je crois.
-
C’est la dernière chose que je lui ai dit,
-
que je l’aime.
-
Mais qu’est-ce que ça signifie,
-
dire à quelqu’un que tu l’aimes?
-
C’est …
-
Je veux la rendre si petite
-
que je peux la remettre d’où elle vient,
-
dans mon ventre,
-
où elle sera en sécurité.
-
Evidemment elle m’aime.
-
Mais elle ne réussit jamais à le dire.
-
Parfois elle m'envoie des smileys,
-
même de petits coeurs.
-
Sur la montagne d’argent,
-
dans ma ville natale,
-
on a dû continuer la lutte
-
contre les bulldozers et les pelleteuses,
-
contre les multinationals,
-
contre le capital, l’élite.
-
Et puis, sans l’avoir prévu,
-
elle a grandi dans mon ventre,
-
comme un petit ver de terre.
-
Elle a pertubé tous mes plans spectaculaires.
-
Adieu à la revolution.
-
J'ai panique.
-
Je n’étais qu’une enfante et j'ai eu un bébé.
-
Je suis partie.
-
J’ai quitté ma patrie.
-
J’ai quitté la montagne.
-
Ce n’était pas un endroit pour un enfant.
-
Les gaz toxiques, les razzias de l’armée …
-
Pas de vie. Pas d’avenir.
-
Je suis arrivée à Schaarbeek,
-
pleine d'espoir.
-
Je suis mère.
-
Je suis femme.
-
Je vis dans un appartement.
-
Je travaille dans une sandwicherie.
-
J’essaie de nouer les deux bouts
-
pour ma fille Dihya.
-
Nous sommes amazighes,
-
des gens libres.
-
Ils nous appellent ‘les Berbères’.
-
Je ne suis pas ‘berbère’.
-
Je ne suis pas ‘barbare’.
-
Je suis amazighe.
-
Ça veut dire que je suis une femme libre.
-
Les Amazighes au Maroc
-
ressemblent aux Flamands en Belgique
-
il y a cent ans.
-
Vous avez appris cela à l’école?
-
Vous apprenez sans aucun doute
-
que tous les peuples opprimés se ressemblent,
-
et que tout les peuples qui oppriment d'autres
-
le font d’une façon très inventive.
-
Ou quelque chose comme ça.
-
Mais donc,
-
Les Amazighes sont les Flamands
-
de l'Afrique du Nord.
-
C'est-à-dire les Flamands du passé
-
d’il y a des centaines d’années,
-
quand ils ne pouvaient faire rien ici,
-
quand ‘Flamand’ était une insulte.
-
Il y a longtemps,
-
quand ils ne pouvaient pas parler leur langue.
-
Pas dans l’armée, pas à l’université,
-
pas au tribunal.
-
Imagine-toi,
-
oui, toi.
-
Tu es flamand.
-
Le flamand, c’est la langue de tes parents
-
la langue dans laquelle tu rêves
-
tu jures, tu pleures.
-
Et tu es accusé de quelque chose.
-
Et là, sur la scène
-
il y a le juge et le procureur.
-
Mais ce juge et ce procureur
-
en ont rien à foutre.
-
Il ne parlent pas le flamand.
-
Et ils vous posent une question très simple
-
"Tu étais où à telle heure?"
-
"Tu t’appelles comment?"
-
Mais tu ne réponds pas
-
car tu ne parles pas leur langue.
-
Tu ne bouges pas.
-
Tu ne sais pas quoi dire.
-
Ce juge et ce procureur trouvent
-
que le flamand sonne comme
-
les craquements des criquets.
-
ll y en a quelques qui disent la même chose
-
sur le thmazight,
-
que ce n’est pas une langue,
-
mais les craquements des criquets.
-
Alors.
-
Ce qui me frappe vraiment,
-
c’est que l’histoire se répète.
-
On se fait toujours la même chose,
-
tour à tour,
-
comme si on joue à un jeu.
-
Parfois je suis le coupable.
-
Parfois je suis la victime.
-
Les Flamands d’aujourd’hui
-
sont les Français d’autrefois.
-
Je m’éloigne de mon sujet.
-
Je m’éloigne de mon sujet.
-
Ma fille est nommée d’apres
-
une femme amazighe, Dihya.
-
À 698 elle était sur une colline,
-
Quelque part à l’Afrique du Nord.
-
Elle a uni de différentes armées
-
et a appelé à la guerre
-
contre les vainquers de l’Ouest.
-
Contre une armée
-
mille fois plus forte que la sienne.
-
Tout le monde ressentait que ce combat
-
serait la chronique d’une défaite annoncée.
-
Le pop-corn était déjà prêt.
-
Les femmes ont un avantage stratégique
-
quand elles appellent à la guerre.
-
Il est ici,
-
dans la tête de l'homme.
-
Là se trouve leur arme la plus forte.
-
La surprise.
-
Personne ne l’attend.
-
Toujours quand il ya a des femmes
-
portant des boucles d’oreille en forme de soleil
-
montent des toits de voiture
-
pour faire tomber les patriarches de ses trônes
-
on les regardent avec la bouche ouverte.
-
D’Oklahoma à Hong Kong,
-
de Tunis à Bruxelles,
-
comme c’est un miracle!
-
La verité, c’est que nous, les femmes,
-
sommes toujours en première ligne.
-
Chaque jour nous tirons les marrons du feu.
-
C’est mieux de nous brûler les mains
-
que de perdre tout.
-
Nous, les femmes, ont beaucoup de patience.
-
Trop de patience.
-
C’est notre point faible.
-
Ma fille, elle a moins de patience.
-
Elle ne se retire pas.
-
Et c’est bon, je crois.
-
Nous étions deux fois au Maroc.
-
La première fois à Marrakech.
-
“Visa, passeport.”
-
Le douanier nous regarde,
-
de la tête aux pieds.
-
Il regarde pardessus nos épaules.
-
“Et le père?” il demande.
-
Notre père est dans le ciel, je réponds.
-
“Vous dites?”
-
Nous sommes seules.
-
“C’est mieux pour les femmes
-
de ne pas voyager seules."
-
Alors finis, je pense,
-
mais Dihya se tient devant lui,
-
devant ce gros douanier.
-
Il la dépasse de plusieurs têtes.
-
“Nous allons faire le tour du monde,
-
ma mère et moi,
-
lorsque tu resteras ici pour l’éternité.”
-
Dihya, tu ne peux pas dire n’importe quoi ici.
-
Tu as de la chance qu’il n’est pas en colère.
-
Sinon on serait sur le vol de retour.
-
Et puis elle disait quelque chose
-
qu’elle avait appris par coeur.
-
“Sur cette planète,
-
on a le droit d’être une personne,
-
d’être respecté en tant que personne,
-
d’avoir des droits de l’homme.
-
Et on réalisera ces ambitions à tout prix,
-
by any means necessary."
-
Un extrait de 'Malcolm X'
-
que je lui avais appris.
-
Elle tient tout ce qu’elle sait de moi.
-
By any means necessary.
-
By any means ...
-
J’ai trop de souvenirs.
-
Trop. J’ai trop de souvenirs.
-
Une usine de souvenirs.
-
Son père m’a dit
-
que je n’aurais pas dû tomber enceinte,
-
que j’aurais dû faire attention à mon corps.
-
Qui répond comme ça?
-
Je lui ai dit que je ne voulais plus le voir.
-
Nous, les femmes,
-
nous avons peur de notre puissance.
-
Quand nous la déchaîne
-
il n’y a pas de retour en arrière.
-
Il n’y a pas si longtemps,
-
ma fille m’a dit
-
que j’avais éteint le feu en moi,
-
que je ne défends pas ce qu’en je crois.
-
Qu’est-ce qu’elle sait en fait?
-
Hier j’étais au milieu de la rue.
-
J’ai pensé: peut-être elle est revenue.
-
J’ai repris mon rythme.
-
À bout de souffle,
-
avec des mains tremblantes,
-
j’ai cherché la clé de ma maison.
-
Dieu, cher Dieu,
-
qu’elle soit à la maison.
-
La reine amazighe, Dihya,
-
avait des cheveux longs et ondulés,
-
un soleil tatoué entre ses sourcils,
-
des anneaux autour de ses bras et jambes.
-
Son ennemi, Hassen Ben Numan,
-
la voit galoper avec ses cheveux longs.
-
Il l’appelait 'Kahina'.
-
Sorcière.
-
Une femme qui trouve son propre chemin
-
est aux yeux de quelques hommes
-
une sorcière.
-
“Je laisse pousser mes cheveux, yemma.
-
Raconte-moi la conte de fées de Dihya.”
-
La reine était une vraie personne,
-
comme toi et moi.
-
Viens ici.
-
L’histoire de Dihya n’est que l’histoire qui se répète.
-
L’histoire des hommes avares
-
qui aiment trop ce qui brille dans le monde,
-
l’or, l’argent et le pétrole.
-
C’est l’histoire des hommes qui inventent
-
toujours la même histoire,
-
pour pouvoir ramasser,
-
pour pouvoir voler.
-
La gloire de Dieu!
-
Et ils détruisent les temples de Palmyra.
-
La civilisation!
-
Et ils coupent les mains au Congo.
-
Les Lumières!
-
Et ils divisent les gens en races.
-
La libération!
-
Et ils larguent une tonne d’explosifs sur Bagdad.
-
Ils font tout pour conserver
-
leur trône sur terre,
-
pour rester les rois du monde.
-
Les croisades
-
après les guerres de religion
-
après les guerres de libération
-
après les guerres de civilization.
-
La guerre es la guerre, ma fille.
-
Ils se battent toujours pour les mêmes motifs.
-
Pour posséder une parcelle de terre,
-
de la boue, du pétrole.
-
Jamais pour …
-
L’histoire de Dihya
-
c’est l’histoire d’une femme
-
qui trace une ligne dans le sable.
-
Jusqu’ici. Vous ne venez pas plus proche.
-
“Il faut que les femmes aient moins de patience, yemma.”
-
“Elle s’appelle comment?
-
Comment ce nom s’épelle?”
-
D I H Y A
-
L’homme au guichet à Schaarbeek
-
regarde son écran.
-
“Non madame, ce n'est pas possible.
-
Il n’est pas sur la liste.”
-
Quelle liste?
-
“Cette liste-ci.
-
C’est une liste de tous les prénoms marocains
-
que tu pourrais donner à ta fille.
-
Avec les compliments du roi du Maroc.
-
Voici les noms avec un B:
-
Dahlia, Doha, Dunia,
-
mais pas Dihya.
-
Allez-y, Madame, faites votre choix
-
Un nom n’est jamais qu’un nom."
-
Pour qui se prend-il?
-
Un nom est beaucoup plus qu’un nom.
-
Un nom est une maille de la chaîne,
-
que nos ancêstres ont créé avec beaucoup de soin.
-
Au cours de siècles ils rassemblaient
-
des lettres qu’ils combinaient de façon réfléchie,
-
pour souffler de la sagesse et de la significance dedans.
-
Et quand ma fille était née,
-
ils lui ont donné son nom:
-
un gracieux don de l’amour et de la patience.
-
Un nom est beaucoup plus qu’un nom.
-
C’est la première chose
-
disant que tu es là.
-
Toi.
-
Ton nom, c’est ton logement.
-
Ne le laisse pas te faire croire
-
que tu n’a pas droit à ton nom.
-
Même si sur ton passeport
-
il y a un nom de la liste du roi du Maroc,
-
tu t’appelles Dihya.
-
Et je me suis assurée que tout le monde
-
t’appelait Dihya.
-
Je sais qu'on ne vit pas en 698.
-
Pas de Hassan qui vient de Libye
-
pour conquérir l’Algérie et le Maroc.
-
Mais qu’est-ce que Google fait maintenant?
-
Primark et Amazon? Monsanto?
-
Regarde, ma fille.
-
Regarde sa statue,
-
qui est dans la ville Khenchela
-
en Algérie.
-
“Nous allons à Kenchala ensemble, yemma?”
-
Oui.
-
"Et nous prenons une photo devant la statue."
-
Il y avait pleins de motifs
-
pour faire ce que j’ai fait,
-
de bons ou de mauvais motifs.
-
Je ne sais pas.
-
Mais c'étaient des motifs humains.
-
Comment savoir si quelque chose
-
est bien ou mal?
-
“Macaque!
-
ils l’ont appelé.
-
Il a été suspendu parce qu’il les a frappés.
-
Je n’accepterai pas ça, yemma."
-
Elle organise une manifestation
-
devant la barrière de l’école.
-
Il y a des élèves.
-
Pas beaucoup, mail il y en a quelques.
-
“Chamelier!”
-
Une deuxième manifestation.
-
Plus d’élèves, même d’autres écoles.
-
Elle parle,
-
elle hésite,
-
elle parle sans cohésion,
-
mais elle parle.
-
Tout est possible.
-
Tout est possible.
-
Tu peux changer le monde.
-
Et tu peux compter sur moi.
-
Je voudrais la rendre si petite que …
-
"Regarde ce site web."
-
Un site web d’une organisation de South Dakota
-
qui prend des mesures contre
-
une grande entreprise
-
qui veut construire un oléoduc
-
à travers le pays des Amérindiens.
-
Elle leur envoie un message.
-
“I want to …
-
‘unir’, yemma?”
-
To mobilise?
-
“I want to mobilise people here to …”
-
To raise awareness?
-
“Non, yemma.”
-
How can we, people here,
-
help you in your struggle?
-
Is it possible to do this together?
-
“Comment savoir si quelque chose
-
est bien ou mal, yemma?”
-
On croit qu’on sait ce qui est bon,
-
ce qui est juste,
-
qu’on le sent.
-
Mais chacun d’entre nous
-
sait quelque chose d’autre,
-
sent quelque chose d’autre,
-
pense quelque chose d’autre,
-
mène une autre vie,
-
porte d’autres lunettes,
-
regarde le monde
-
à partir d’un autre point de vue.
-
Toi, oui toi.
-
Tu trouves que c’est une bonne chose,
-
lorsque ton voisin trouve
-
que c’est une mauvaise chose.
-
“Les gens sur cette montagne, maman,
-
ils demandent des choses impossibles?
-
Des pommes sans venin injecté?
-
Des épinards sans venin injecté?
-
Des poivrons sans venin injecté?”
-
Elle prend contact avec les activistes
-
de la montagne de l’argent au Maroc.
-
Elle ne les a pas oubliés.
-
C’est la deuxième fois
-
que nous sommes allés au Maroc.
-
La dernière fois.
-
Nous sommes là, sur cette montagne,
-
En nous regardons la ville dans la vallée.
-
Tout semble bien
-
comme si rien ne s'est passé,
-
comme si je n’étais jamais partie.
-
Je suis née là.
-
La première chose qu’elle me demande,
-
c’est si les gens ne sont pas
-
en colère contre moi
-
parce que je suis partié.
-
J'ai déjà dit qu’elle sait frapper
-
juste là où il fait mal?
-
Elle ne voit pas ce que j’ai sacrifié pour elle?
-
La montagne d’argent
-
n’est pas un endroit pour un enfant.
-
Le mercure dans l’eau,
-
les razzias de l’armée ...
-
C’est bizarre, non?
-
Que tout ce qu’on fait,
-
chaque décision qu’on prend,
-
parce qu’on aime quelqu’un,
-
est difficile à comprendre
-
pour la personne
-
pour qui on le fait.
-
C’est lui ou elle qui ne comprend pas,
-
qui ne veut pas comprendre
-
que ce qu’on fait est un acte d’amour.
-
D’amour, ou quelque chose comme ça.
-
Un seul corps, une seule lutte.
-
Je la vois encore
-
sur la montagne d’argent.
-
Elle écoute les histoires
-
sur l’eau polluée
-
sur les bébés avec des lésions cérébrales,
-
sur les gens qui perdent leurs cheveux, leurs ongles.
-
Les histoires sur la ville qui est devenue vide.
-
Il y en a quelques qui croisent la Méditerranée.
-
“Yemma, j’ai entendu que la distance
-
entre le Maroc et l’Espagne
-
n’est plus que 14 kilomètres.
-
Yemma, regarde la carte.
-
Ksar es Segir et Tarifa: comme s’ils s’embrassent.
-
Yemma, 14 kilomètres, yemma.
-
Je parcours chaque jour
-
plus que 14 kilomètres à bicyclette.
-
Ça peut se faire.
-
Mais il y a un mer entre les deux villes.
-
Un moteur hors-bord est plus sûr.
-
Mais un zodiac est plus vite, maman.
-
Ou on doit nager.
-
Yemma.”
-
Six jeunes hommes,
-
ils ont 16 ans,
-
sont sur une plage en Espagne.
-
Ils sont encore habillés.
-
Ils ont des algues dans les cheveux.
-
Ils sont juste là.
-
Ils ne disent rient.
-
Ils sont morts.
-
À dix pas d’eux,
-
on voit les restants du zodiac.
-
Je n’aurais pas dû lui montrer cette photo.
-
Elle se blottit contre moi.
-
Elle frémit comme une roseau.
-
Six jeunes hommes
-
sont sur une plage en Espagne.
-
Ils sont encore habillés.
-
Un soir bleu, sur le toit-terrasse,
-
nous regardons la montagne d’argent
-
nous écoutons les craquements des criquets.
-
“Mon père, il vient également d’ici?”
-
Viens ici, Dihya, ma fille, assieds-toi.
-
“Comment il s’appelle?
-
Qu’est-ce qu’il fait?
-
Où habite-t-il?
-
Il pense à moi?”
-
Quand la reine Dihya avais conquis,
-
elle a attrapé un jeune soldat.
-
Elle est tombée amoureuse de lui,
-
mais il a partagé ses plans avec son ennemi, Hassan.
-
Il l’a trahie.
-
“Je sais tout de cette reine,
-
mais je ne sais rien de mon propre père!”
-
Il n’y a rien à savoir, Dihya.
-
Il n’y a rien à savoir.
-
C’est mon père, c’est pas un mythe.
-
"Je suis qui, alors, maman?
-
Un personnage de conte de fées?"
-
Un seul corps. Une seulle lutte.
-
Son visage est devenu sévère.
-
Ses lèvres sont devenues fines et pâles.
-
Nous sommes retournées à la maison.
-
J’allume la radio.
-
J’écoute les messages
-
sur la formation du gouvernement,
-
sur le cours du pétrole,
-
la grève des trains,
-
Paris.
-
Je monte le volume.
-
Il y a du bruit partout.
-
Dihya, tu es où?
-
Elle me regarde.
-
"Je veux me raser les cheveux."
-
Les cheveux longs rendent tes traits plus doux.
-
Mes traits ne peuvent pas sembler doux.
-
Viens ici.
-
Vienc ici, Dihya.
-
La reine Dihya savait
-
qu’elle ne pouvait pas vaincre deux fois,
-
donc elle a brûlé tout:
-
les champs de maïs,
-
les oliviers,
-
les plantations d’amandiers,
-
même les maisons.
-
Il lui semblait mieux de brûler tout
-
que de laisser Hassan conquérir son pays.
-
Les citoyens de la ville ont damné Dihya.
-
Un instant, elle était leur héroïne,
-
et celui d’après, elle était une femme radicale
-
qui avait brûlé tout.
-
“Mais tout l’admire quand même, yemma?”
-
Oui, oui, mais …
-
"Quand j’ai vu la photo de ces six jeunes hommes ...
-
Ils auraient pu être mes frères!
-
Si seulement je pourrais transférer la douleur
-
que j’ai senti à ce moment-là
-
sur les autres …"
-
Qu’est-ce que tu as senti, alors, Dihya?
-
Elle ne voulait plus aller à l’école.
-
“On ne peut pas changer ce monde pourri
-
en quelques heures.”
-
Tu veux prendre mon chemin?
-
Je ne savais pas que tu avais un chemin, maman.
-
Ça alors, Dihya!
-
Je fais n’importe quoi.
-
Tout aurait été different
-
si j’avais eu un diplôme.
-
“Comme tout aurait été plus facile sans moi.
-
Tu le regrette, maman?
-
Que je suis là?”
-
Non, mais j’ai marre de combattre
-
chaque jour pour ne pas me noyer.
-
"Combattre, c’est la vie, maman.
-
Si on arrête de combattre,
-
on est déjà mort.
-
L’école est une partie du problème.
-
Nos enseignants pénètrent dans nos têtes,
-
où ils implantent des idées bizarres.
-
Et puis, ils sont partis!
-
On apprend comment maintenir le système,
-
mais pas comment le changer."
-
Tu vas à l’école, maintenant!
-
Tandis que tu vis sous mon toit,
-
tu ne dépasses pas les traits.
-
L’école, c’est un trait rouge.
-
Mais elle n’est pas allée.
-
Moi, par contre, je suis allée,
-
pour inventer une excuse,
-
de sorte qu'on na la suspende pas.
-
Je détestais la confrontation,
-
avec cet accompagnant éducatif.
-
Elle m’a regardée ...
-
Une mère qui n’a aucun
-
pouvoir de contrôle sur sa fille.
-
Mais il faut qu’on joue le jeu.
-
Un petit peu, n’est-ce pas?
-
Où est le problème?
-
Il n’y en a pas un, n’est-ce pas?
-
Les gens comme nous
-
qui ont des prénoms particuliers,
-
des teints particuliers ...
-
Le niveau de formation le plus bas.
-
Le chômage le plus élevé.
-
Les maisons parmi les pires au monde.
-
La santé la plus faible.
-
Je ne veux pas qu'elle soit partie
-
de ces statistiques.
-
Elle est retournée à l’école.
-
Mais je l’ai vue rarement.
-
Elle avait changé le mot de passe de son ordinateur!
-
Elle était tout le temps derrière son écran.
-
Elle a envoyé des mails
-
aux gens de la montagne d'argent.
-
Elle les a connectés
-
aux combattants d’une forêt en Arménie.
-
Et aux Amérindiens de Dakota.
-
Ella a pris contact avec des ONG
-
en Italie et en Espagne.
-
Elle a chatté avec de jeunes hommes
-
de Mauritanie, du Maroc, du Soudan.
-
De jeunes hommes
-
qui avaient survécu la traversée
-
afin d’être sous-payés pour leur travail
-
aux plantations d’Almeria.
-
Ce sont des prisons plastiques, maman.
-
Avec l’adoption de l’Europe, maman!
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Nous n’achetons plus de tomates
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et de concombres d’Almeria.
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Un genre de compassion qu’on ne peut pas éteindre
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aussi facile que la télé.
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Il ne suffit pas de répéter
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des slogans dans les rues, maman!
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Les activistes de Dakota
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ont intenté un procès contre l’état.
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Nous aussi, on doit monter la pression.
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On doit écrire, chanter, manifester,
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nous enchaîner.
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Quelques activists d’Arménie ont été emprisonnés.
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Tu connais des juristes, maman?
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Et j’ai pris contact avec les avocats
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qui avaient aidé les gens sur la montagne d’argent
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et qui connaissaient d’autres juristes
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qui pouvaient la soutenir.
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J’étais tellement fière.
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J’était fière.
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“Mom, say hi to Cherri”
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Cherri des Etats-Unis.
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Je la vois chaque jour sur CNN.
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Elle est une activiste de Standing Rock Sioux.
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"L’oléoduc est là, maman.
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Mais Cherri n’abandonne pas.
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“We are fighting the same struggle, sista!”
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Un ami à elle lui a écrit:
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“Arrête de lutter pour la montagne d'argent.
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On a besoin de cet argent
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pour produire des panneaux solaires.
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Le climat est plus important.
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C’est un problème mondiale.
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Ta montagne d’argent est au Maroc.
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Les familles qui vivent la …
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C’est du 'collateral damage'.”
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Sa reaction: "C'est tellement difficile?
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Connecting the dots?
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Ce n’est pas une science de haut niveau."
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Ma fille, il y a tant de luttes.
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Le climat,
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L’inégalité,
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L’injustice,
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La violence contre les femmes,
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La souffrance des animaux,
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La pauvreté,
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La division des gens,
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Il y a tant de 'good and just causes'.
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Ils sont sur la table
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comme un buffet sans fin.
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Mais ton assiette est trop petite.
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Tu ne peux pas prendre tout.
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Mais elle l’a fait quand même.
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“Did you receive the logos from Thailand?
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Wear them in Madrid, next Friday.
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We are fighting the same struggle, sista!”
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Tu connectais tout.
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Il semblait logique.
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Il était logisch.
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Il est encore logique.
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Pas d’activisme climatique
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sans la lutte contre le racisme.
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Pas de féminisme
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sans la lutte contre la pauvreté.
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Pas de combat pour les homosexuels
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sans la lutte contre l’interdiction du port du voile.
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Il semblait logique.
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Un soir, quatre gros policiers
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nous ont rendu une visite.
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Un mandat de perquisition et d’arrêt.
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Ils ont mis tout en pièces.
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Ils ont pris son ordinateur, son GSM …
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Dihya, il faut que je save …
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Arrête de me mentir.
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“Look who’s talking.”
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Comment?
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“C’est toi qui m’as mentie.”
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Je t’ai mentie sur quoi, alors?
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"Sur tout, maman.
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Sur ta vigeur.
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Sur les possibilités de changer le monde
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Tu as choisi mon prénom, ma lutte.
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Tu as décidé que je n’ai pas de papa."
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C’était calme dans la maison.
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Elle était encore là,
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mais sur pattes.
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De temps en temps je l’ai entendu chuchoter.
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Des appels, des chats, des appels, des chats.
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Je fais les courses.
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Je rentre chez moi.
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Je trouve un brouillon devant la porte
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Sans nom.
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“Avancez, les terroristes!”
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Ils nous appellent ‘terroristes’.
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Quelqu’un ici, dans ce complexe …
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Qui? Nos voisins?
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Quelqu’un nous appelle ‘terroristes’.
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Ici, dans notre appartement.
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C’est normal que je ne me sens pas
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en sécurité dans mon propre appartement?
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Je veux lui donner mon coeur.
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Je veux la rendre si petite que
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je peux la remettre ici.
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Ma fille, je m’inquiète.
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Toi et moi, nous devons être prudentes.
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C’est notre vie, ici.
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Où les policiers peuvent entrer n’importe quand,
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où les fous peuvent te faire quelque chose.
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“Tu as vraiment peur, maman.”
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C’est notre vie, ici.
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Si j’avais peur, tu t’appelerais Doha.
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“Je m’appelle Doha.”
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Même sur ton diplôme de l’école primaire
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on lit ‘Dihya’.
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“Après 'Doha'. On a écrit 'Dihya' entre parenthèses.”
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Parfois on doit se contenter
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avec les choses qu’on peut réaliser
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entre parenthèses.
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"Il y a des gens qui meurent.
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Ce n’est pas quelque chose entre parenthèses."
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Un genre de compassion qu'on ne peut pas éteindre
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comme la télé.
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Elle a disparu.
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Je suis devenue folle.
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J’ai patrouillé tous les endroits
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où elle aimait aller.
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Et puis j’étais au milieu de la rue.
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J’ai pensé: peut-être elle est revenue.
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J’ai repris mon rythme.
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À bout de souffle,
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avec des mains tremblantes,
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j’ai cherché la clé de ma maison.
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Il y a une semaine,
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je suis rentrée chez moi.
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Le table est mis.
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Dihya est là. Elle rit.
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“Désolé, yemma, tout ira bien.”
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Son GSM sonne.
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Je deviendrai une femme au foyer heureuse.
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Je m’assurerai qu’elle deviendra
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une bonne fille, silencieuse et docile.
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Et quand la porte se refermera sur nous,
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il n’y aura plus d’extérieur.
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Seulement nous deux, elle et moi.
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C'est quoi la dernière chose qu’elle m’a dit?
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Est-ce qu’elle s’est rasé les cheveux?
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La dernière chose que je lui ai dit
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c’était que je l’aime.
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Mais qu’est-ce que ça signifie,
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dire à quelqu’un que tu l’aimes?
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C’est comme …
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C’est …