La mort de la presse locale entraîne la mort de la démocratie | Chuck Plunkett | TEDxMileHigh

Thomas Jefferson a dit : « Si je devais choisir entre un gouvernement sans journaux et des journaux sans gouvernement, je n'hésiterais pas une seconde et choisirais la deuxième option. » Dans cette conférence épatante, Chuck Plunkett, ancien éditorialiste en chef du Denver Post, lanceur d'alerte et meneur de la « Rébellion de Denver », explique pourquoi la plus grande menace pour la démocratie n'est pas les fake news mais le déclin catastrophique de la presse locale. Chuck Plunkett, journaliste pendant plus de 22 ans, est le directeur de CU News Corps, une formation de l'Université Colorado Boulder. Il est entré au Denver Post en tant que reporter en 2003, a supervisé la médiatisation de la Convention démocratique national en 2008 et est plus tard devenu éditorialiste en chef. Plunkett a fait la une de la presse internationale pour avoir mené une équipe de rédacteurs qui ont publiquement dénoncé les pratiques des propriétaires du Denver Post, Alden Global Capital. Il s'intéresse aux aliments d'origine végétale, à la course d'endurance et au piano.

Cette présentation a été donnée lors d'un événement TEDx local utilisant le format des conférences TED mais organisé indépendamment. En savoir plus : http://ted.com/tedx

J'ai été journaliste
pendant plus de 23 ans

pour la Arkansas Democrat-Gazette,

le Pittsburgh Tribune Review,

et plus récemment pour le Denver Post.

(Applaudissements)

Devenir journaliste a eu un impact
sur toutes les facettes de mon identité.

Nous sommes habitués à examiner
les éléments sous tous les angles.

Nous cherchons des sources
crédibles et fiables,

vérifions et re-vérifions
nos informations,

puis nous les vérifions encore une fois.

Quand nous faisons des erreurs,
nous les corrigeons.

Tout ceci m'a rendu prudent,
méthodique et rigoureux.

Je me méfie de la pureté idéologique

et je vote aussi bien pour
les Républicains que pour les Démocrates.

J'ai goûté au spray au poivre,
en couvrant des manifestions

sans jamais y prendre part.

Pour moi, la chose la plus radicale

était sans doute de
me faire percer l'oreille.

(Rires)

Mais en tant que journaliste,

c'est ancré en nous

que quand quelque chose va
terriblement mal,

on tire la sonnette d'alarme.

Et c'est pour ça
que je suis ici aujourd'hui,

car en ce qui concerne
l'état de la presse locale,

quelque chose va terriblement mal.

(Applaudissements)

Alors voyez ce discours
comme une manifestation.

(Rires)

Quand j'ai commencé
au Denver Post en 2003,

il faisait partie des dix
plus importants journaux du pays

avec un nombre d'abonnés impressionnant
et presque 300 journalistes.

Avant même qu'on puisse
déballer nos cartons,

ils m'ont envoyé à Eagle,
dans le Colorado.

Une jeune réceptionniste

accusait la star du basket
Kobe Bryant de viol.

Le Denver Post est arrivé en nombre,
avec une large équipe

qui couvrit l'histoire et ses conséquences

en prenant en compte
tous les aspects possibles.

A cette époque, j'avais la trentaine.

A cet âge, tous les journalistes ambitieux

rêvent de travailler pour
les journaux nationaux,

tels que le New York Times
ou le Wall Street Journal.

Mais j'étais simplement époustouflé

par mes premières semaines au Denver Post

et je me suis dit :
« C'est le journal où je vais travailler.

Je peux faire ma carrière ici. »

Sept années ont passé,

nous avons été vendus
à un fonds spéculatif :

Alden Global Capital.

En quelques années,

des rachats, demandé par
les anciens et nouveaux propriétaires,

ont réduit la salle de rédaction
de moitié.

Et je comprenais.

La règle de base était que 80%
des revenus d'un journal

provenaient de la publication
de publicités et petites annonces.

Avec l'émergence des géants
Google, Facebook et Craiglist,

ces revenus publicitaires disparaissaient.

Toute l'industrie subissait
une transformation majeure

du papier au digital.

Les ordres d'Alden étaient d'être
en priorité digital,

de tirer profit des blogs, vidéos
et réseaux sociaux.

Ils disaient qu'un jour,

les revenus digitaux compenseraient
les revenus papier.

Mais ce jour n'est jamais arrivé.

En 2013, nous avons gagné un Pulitzer

pour avoir couvert la fusillade d'Aurora.

Alden a demandé le licenciement
de plus de journalistes.

Encore

et encore

et encore

et encore.

Nous étions obligés de faire nos adieux

à des journalistes talentueux et assidus,

qui n'étaient pas seulement nos amis

mais notre famille.

Ceux d'entre nous qui sont restés
étaient surexploités,

couvrant plusieurs événements

et écrivant des articles à la va-vite.

En 2016,
j'ai eu la promotion de mes rêves :

éditorialiste en chef.

Et le pouvoir que j'avais...

Chaque jour,

je parlais à des sénateurs,
milliardaires, maires, chefs de police,

aux dirigeants de grandes
associations et ONG.

Des personnes d'influence dans tout l'État

commençaient leur journée
en lisant notre page éditoriale.

Je n'ai jamais autant aimé mon travail.

J'ai eu 50 ans cette année-là.

A n'importe quel autre moment
dans l'histoire du journalisme,

j'aurais tout à fait eu le droit
de penser que j'avais réussi

mais cet emploi de rêve
n'allait même pas durer deux ans.

Dans une salle de conférence
dépourvue de fenêtres, en mars 2018,

nous avons appris
qu'encore 30 devaient partir.

Ce journal qui avait autrefois
300 journalistes

en comptait désormais 70.

Et ça n'avait aucun sens.

Nous avions gagné plusieurs Pulitzer.

Nous avions mis l'accent sur le digital,

nous avions atteint
des objectifs ambitieux

et un mail de la direction parlait
des bénéfices du Denver Post,

estimés à près de 20% par des experts.

Donc si notre entreprise avait
autant de succès et de profit,

pourquoi notre salle de rédaction
diminuait-elle de plus en plus ?

Je savais que ce qu'il se passait dans le
Colorado se passait dans tout le pays.

Depuis 2004,

presque 1 800
salles de rédaction ont fermé.

On parle de déserts alimentaires.

Ici il s'agit de déserts journalistiques.

Il y a des communautés,

souvent des comtés entiers,

avec quasiment zéro couverture médiatique
quelle qu'elle soit.

Ce qui fait empirer les choses,

c'est que beaucoup de journaux
sont devenus des bateaux fantômes,

prétendant voguer
avec une salle de rédaction

mais qui se contentent d'emballer
des pubs avec des textes de remplissage.

De plus en plus de salles de rédaction
sont vendues

à des entreprises comme Alden.

Et lors de cette réunion, leurs
intentions ne pouvaient être plus claires.

« Récoltez ce que vous pouvez,
jetez le reste. »

Un reporter a pleuré et je me suis dit :

« Ils viennent de tuer le Denver Post. »

J'ai souffert d'une dépression,

comme beaucoup d'entre nous.

Un jour, j'ai écrit : « J'aurais aimé
mourir dans mon sommeil. »

Toute ma carrière,

l'institution en laquelle je croyais,

disparaissaient.

Je croyais que
je n'avais plus de raison de vivre.

C'est là que j'ai décidé
que je n'avais plus rien à perdre.

(Rires et applaudissements)

J'ai compris que
je pouvais utiliser le journal

pour dénoncer ses propriétaires
à la ville et au monde entier.

Alors, en secret avec
une équipe de huit rédacteurs,

nous avons préparé
une rubrique dominicale spéciale

sur l'importance de la presse locale,

dans laquelle l'éditorialiste s'en
prenait directement aux propriétaires !

« Ou vous investissez dans
une bonne salle de rédaction, »

avons-nous écrit,

« ou vous nous vendez
à quelqu'un qui le fera. »

(Applaudissements)

Je savais que cette publication

sonnerait la fin de mes dix ans
au Denver Post.

(Rires)

On allait forcément me virer
ou me forcer à démissionner.

Mais au moment fatidique,

j'ai cogné contre le mur
à côté de mon bureau :

le signal que l'édito était publié.

« Postez-le sur Twitter ! Sur Facebook !

Postez-le partout ! Soyez digital ! »

(Rires)

La rébellion de Denver est partie
comme un missile

et a explosé comme une bombe à hydrogène.

[Le Denver Post se rebelle]

[Acte de défi :
le Denver Post demande sa vente]

[Licenciements : le Denver Post dénonce]

[Rébellion contre
les « vautours capitalistes »]

(Applaudissements et acclamations)

[Denver Post : les éditeurs
n'écoutent plus les patrons]

[Le déclin rapide et dévastateur
du Denver Post]

[Denver Post : Vautours et Super-héros]

[Denver Post : leur rébellion
nous concerne tous]

Clairement d'autres
partageaient notre indignation.

Mais je m'y attendais,
j'ai dû démissionner.

(Rires)

Et un an plus tard, rien n'a changé.

Le Denver Post n'est plus
qu'une poignée de journalistes

qui font de leur mieux

dans ce qui était
autrefois un grand journal.

En ce moment, au moins
quelques-uns d'entre vous pensent :

« Et alors ? », n'est-ce pas ?

« Et alors ? Laissons
cette industrie mourante mourir. »

Et je peux comprendre ça.

En effet, les nouvelles locales sont
en déclin depuis si longtemps

que beaucoup d'entre vous ne se rappellent
peut-être même pas

ce que c'est que d'avoir
un journal local de qualité.

Peut-être avez-vous vu
« Spotlight » ou « Le journal »,

des films qui idéalisent
ce que le journalisme était.

Bon, je ne suis pas là pour
être romantique ou nostalgique.

Je suis ici pour vous prévenir
que quand la presse locale meurt,

notre démocratie meurt aussi.

(Applaudissements et acclamations)

Et ça devrait vous inquiéter,

que vous soyez abonné ou non.

Voici pourquoi.

Une démocratie est
un gouvernement du peuple.

Le peuple est la source ultime
de pouvoir et d'autorité.

Une salle de rédaction de qualité
est comme un miroir :

ses journalistes voient
la communauté et la reflètent.

L'information est source de pouvoir.

Observer, savoir, comprendre...

C'est comme ça que
les bonnes décisions sont prises.

Quand vous avez
un journal local de qualité,

les journalistes assistent
à chaque réunion municipale,

aux auditions de la Chambre
des députés et du Sénat,

et aux très importantes
mais, soyons honnêtes,

parfois à mourir d'ennui,
audiences du Comité.

Les journalistes découvrent les projets
de loi défectueux et imparfaits

et ces projets de loi ne passent pas
car le public était bien informé.

Les lecteurs vont voter

et ils connaissent le pour et le contre
de chaque vote,

car les journalistes ont fait
tout le travail pour eux.

Encore mieux,

des chercheurs ont trouvé que
lire la presse locale

peut faire baisser l'abstention de 13%.

Treize pour cent !

(Applaudissements)

Ce chiffre peut changer
les résultats de beaucoup d'élections.

Quand vous n'avez pas
de journaux locaux de qualité,

les électeurs sont lâchés
dans les bureaux de vote,

démunis,

tentant de choisir au mieux à partir
d'un paragraphe de jargon législatif.

Des projets de loi défectueux sont votés.

Des projets de loi bien pensés
mais très techniques échouent.

Les électeurs deviennent plus partisans.

Récemment au Colorado,

l'élection du Gouverneur a eu
plus de candidats que jamais auparavant.

Il y a des années de cela,

les journalistes auraient
longuement examiné,

scruté, contrôlé,
fait le profil et débattu

de chaque candidat dans le journal local.

Le Denver Post a fait de son mieux

mais au lieu de reportages
et recherches rigoureuses

on laisse de plus en plus
le public interpréter

les discours de présentation et
les habiles publicités électorales

par eux-mêmes.

Avec le coût de la publicité,

l'éligibilité se réduit à l'argent.

Ainsi à la fin des primaires,

les seuls candidats qui restent sont
les plus riches et les mieux financés.

Beaucoup de candidats
compétents et honorables

n'ont jamais eu leur chance

car, quand la presse locale est en déclin,

même les plus grandes élections
se réduisent à l'argent.

Est-ce vraiment surprenant
que notre nouveau gouverneur

était le candidat possédant
plus de 300 millions de dollars ?

Ou que des hommes d'affaires milliardaires
comme Donald Trump ou Howard Schultz

puissent s'emparer de la scène politique ?

Je ne pense pas que c'est ce que
les pères fondateurs avaient en tête

quand ils parlaient d'élections
libres et justes.

(Applaudissements et acclamations)

C'est précisément pour ça que nous ne
pouvons pas uniquement dépendre

des grands journaux nationaux

comme le Wall Street Journal
ou le New York Times.

Ce sont des journaux fantastiques,

et nous en avons besoin, mon Dieu,
plus que jamais auparavant.

Mais c'est tout simplement impossible
qu'ils puissent couvrir

chaque élection de chaque comté
de ce pays.

Non. La meilleure salle de rédaction pour
couvrir votre élection locale

est votre salle de rédaction locale.

Si vous avez encore la chance
d'en avoir une.

Quand les élections sont finies,

un bon journal local sera toujours là,
attendant comme une sentinelle.

Quand ils sont observés,
les politiques ont moins de pouvoir,

la police fait ce qu'il faut
pour la population,

même les grandes sociétés
se tiennent à carreau.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle
Thomas Jefferson a dit :

« Si je devais choisir

entre un gouvernement sans journaux

et des journaux sans gouvernement,

je n'hésiterais pas une seconde
et choisirais la deuxième option :

des journaux sans gouvernement ! »

(Applaudissements)

Ce que Jefferson savait et
que nous avons oublié,

c'est que c'est la presse

qui garantit l'équilibre
de notre démocratie.

(applaudissements)

Si vous pensez que les politiciens,

les grandes entreprises et les privilégiés

s'en tirent facilement,

c'est la preuve que ce mécanisme

qui, pendant des générations
nous a informés et guidés,

ne fonctionne plus comme avant.

Vous savez au fond

à quoi le discours national
empoisonné ressemble,

à quel point il s'est transformé
en une parodie de débat.

C'est ce qui arrive quand
une salle de rédaction s'éteint

et que des communautés dans tout le pays
vivent sans surveillance.

Jusqu'à ce que nous reconnaissons
que le déclin de la presse locale

a de graves conséquences
pour notre société,

la situation ne s'améliorera pas.

Une salle de rédaction avec
le personnel adéquat n'est pas rentable,

et à l'époque de Google et Facebook,

ça ne le sera jamais.

Si les journaux sont vitaux
pour notre démocratie,

alors nous devons les financer comme tels.

(Applaudissements)

On ne peut pas rester les bras ballants et
laisser nos sentinelles se faire abattre.

On ne peut pas laisser
plus de communautés disparaître.

Il est temps de débattre d'une option
de financement public

avant que le quatrième pouvoir
ne disparaisse,

emportant avec lui
notre grande expérience démocratique.

Nous avons besoin
de bien plus qu'une rébellion.

Le temps est venu pour une révolution !

Merci.

(Applaudissements et acclamations)