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Une identité culturelle plurielle : Carpanin Marimoutou à TEDxRéunion

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    Moi, j'ai eu énormément de chance
    dans ma vie.
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    La première chance, c'est d'être né,
    et d'avoir grandi à La Réunion.
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    La seconde chance, c'est d'être né,
    et d'avoir grandi à La Réunion,
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    à Saint-Benoit, cette petite commune de
    l'est et en particulier Chemin Bras Canot
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    sur la terre de mon grand-père,
    le terrain à part.
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    J'ai grandi dans un monde où j'entendais
    des langues différentes tous les jours.
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    Tous les jours. Tous les jours,
    j'entendais des gens qui parlaient tamoul,
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    Hardy Moulon, par exemple.
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    J'entendais un vieux monsieur qui
    s'appelait Killiman,
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    qui se faisait appeler Killiman,
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    qui était l'un des derniers engagés
    mozambicains de La Réunion.
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    Et il parlait une langue,
    que je ne comprenais pas,
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    mais en même temps
    que je comprenais.
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    Il y avait le vieux Tégor, qui parlait
    malgache,
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    et autour de tout ça, il y avait
    évidemment le créole.
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    Le créole que tout le monde parlait
    à sa façon.
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    Le créole, cette langue que tout le monde
    peut parler à sa façon.
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    Avec des accents à sa façon, avec ses
    façons de changer le sens des mots,
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    de changer leur signification, mais aussi
    leur son, leur phonétique,
  • 1:25 - 1:30
    et avec cette façon qui fait que l'on croit
    comprendre, alors qu'on dit autre chose.
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    Et ça, c'est extraordinaire.
  • 1:32 - 1:34
    Et ça a été un émerveillement
    de tous les jours,
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    et cet émerveillement, il dure
    encore aujourd'hui.
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    J'ai grandi là-dedans, j'ai grandi là et
    donc je voyais, Hardy Moulon, par exemple,
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    cet homme boiteux qui
    coupait la canne à sucre,
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    qui, le samedi soir, devenait une déesse,
    une déesse dans les bals tamouls,
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    le narlgon, ces espèces de théâtres
    chantés, dansés,
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    apportés par les travailleurs engagés,
    non pas les grands brahmans,
  • 1:58 - 1:59
    qui ne sont jamais venus ici,
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    mais les travailleurs engagés et
    les parias du sud de l'Inde,
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    des gens des villages, et qui se mettaient
    tous les samedis soirs à devenir une déesse.
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    Ou alors Tégor, ce vieux malgache
    qui marchait sur le feu,
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    et qui m'entraînait dans les cérémonies
    secrètes du culte aux ancêtres
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    où j'entendais ces sons,
    ces sonorités-là : (chantant).
  • 2:22 - 2:27
    Ou alors Joseph Lacole. Joseph Lacole,
    lui, il habitait plus haut,
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    il habitait à Cratère. Joseph Lacole,
    c'était ce qu'on appelle ici un p'tit blanc
  • 2:31 - 2:34
    et Joseph Lacole, il descendait à Bras
    Canot parce que son métier,
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    c'était de fabriquer des
    balais nik, nik coco.
  • 2:38 - 2:43
    Et pendant qu'il fabriquait les balais nik,
    Joseph Lacole, il me chantait des romances
  • 2:43 - 2:46
    en français :
    (chantant) Marinella.
  • 2:46 - 2:48
    Voilà, j'ai grandi là-dedans.
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    Entre le créole, le français, le tamoul,
    le malgache, le makoa, le makondé,
  • 2:54 - 3:00
    mais aussi des sons de shingazidja, de
    shimaore et de temps en temps,
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    la cloche, l'appel à la prière du muezzin
    depuis la ville, ou la cloche de l'église.
  • 3:06 - 3:08
    Voilà. ça, c'est ma chance
    extraordinaire.
  • 3:08 - 3:11
    Et ils me racontaient des histoires.
  • 3:11 - 3:13
    Ma littérature commence là.
  • 3:13 - 3:18
    Mon rapport à la littérature, au texte,
    aux langues, commence là.
  • 3:18 - 3:20
    C'est pour ça que je suis devenu
    professeur de littérature,
  • 3:20 - 3:22
    pas parce qu'on m'a enseigné Baudelaire.
  • 3:22 - 3:25
    Parce que, à cause de ça.
  • 3:25 - 3:27
    Baudelaire, ça viendra après.
  • 3:27 - 3:30
    Et ils me racontaient des histoires,
    des histoires de Grand-Mère Kalle.
  • 3:30 - 3:33
    Et soudain, je découvrais que Grand-Mère
    Kalle, ce n'était pas tout à fait
  • 3:33 - 3:37
    ce que l'on m'apprenait à l'école primaire
    à propos des sorcières.
  • 3:37 - 3:43
    Que c'était quelque chose qui avait
    peut-être à voir avec la mauvaise sorcière
  • 3:43 - 3:46
    mais qui avait aussi à voir avec les
    Grama Kalas,
  • 3:46 - 3:50
    ces déesses qui protègent les villages
    dans le sud de l'Inde.
  • 3:50 - 3:54
    Ou qui avait à voir avec les fantômes
    qui venaient de Madagascar.
  • 3:54 - 3:55
    On me racontait des histoires
    de Grand Diable.
  • 3:55 - 3:57
    J'allais au catéchisme, évidemment,
  • 3:57 - 3:58
    tout le monde allait au catéchisme,
  • 3:58 - 4:01
    mais je me rendais compte que
    ces histoires de Grand Diable,
  • 4:01 - 4:03
    ça n'avait rien à voir avec le diable
    dont on me parlait le prêtre
  • 4:03 - 4:04
    ou la dame catéchiste.
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    C'était des histoires de Grand Diable
    qui renvoyaient
  • 4:06 - 4:09
    à ce que je voyais, justement,
    dans les bals tamouls,
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    ces rakshasas, ces démons,
  • 4:10 - 4:16
    ou alors qui renvoyaient à ces monstres
    que me racontait Tégor
  • 4:16 - 4:20
    ou Pépé Mama, quand il racontait des
    histoires qui venaient de son pays.
  • 4:20 - 4:23
    Ou alors, on me racontait des histoires
    de gros louloup.
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    Mais le gros louloup, ce n'était pas
    le petit loup du Chaperon Rouge,
  • 4:25 - 4:27
    c'était aussi le loup
    du petit Chaperon Rouge,
  • 4:27 - 4:30
    mais c'était aussi les lolos
    venus de Madagascar.
  • 4:30 - 4:31
    J'ai grandi là-dedans.
  • 4:31 - 4:33
    Du coup, j'étais perdu pour l'école.
  • 4:33 - 4:39
    Perdu, parce que pour moi,
    la littérature, ça a toujours été
  • 4:39 - 4:40
    une histoire de mondes qui se mêlent,
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    une histoire de langues qui se mélangent,
  • 4:42 - 4:45
    une histoire d'imaginaires qui
    s'entre-croisent,
  • 4:45 - 4:46
    qui se disputent parfois,
  • 4:46 - 4:48
    qui se négocient,
  • 4:48 - 4:49
    qui s'affrontent,
  • 4:49 - 4:50
    mais qui sont là, présents,
  • 4:50 - 4:55
    et que l'on croit lire d'une telle façon,
    alors qu'ils racontent, en même temps,
  • 4:55 - 4:57
    une autre chose.
  • 4:57 - 4:58
    Et puis il y avait l'école.
  • 4:58 - 5:00
    Ça, c'est terrible l'école.
  • 5:00 - 5:04
    L'école, parce que --- à l'école,
  • 5:04 - 5:07
    pas tellement à l'école primaire, parce
    qu'à l'école primaire de Saint-Benoit,
  • 5:07 - 5:10
    les instituteurs vivaient
    un peu tout ça aussi,
  • 5:10 - 5:14
    et puis ils savaient très bien qu'il y
    avait Saint-Benoit,
  • 5:14 - 5:15
    mais que si on allait un peu plus loin,
  • 5:15 - 5:16
    il y avait un endroit qui s'appelait
    Paniandy.
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    Paniandy, ça ne faisait pas
    très très très très catholique.
  • 5:19 - 5:22
    Et puis un petit peu plus haut sur la
    gauche, il y avait Bé Massoun,
  • 5:22 - 5:24
    ça faisait encore moins
    catholique.
  • 5:24 - 5:26
    Donc ils savaient qu'il y avait tout ça,
    et que tout ça c'était La Réunion,
  • 5:26 - 5:28
    et que tout ça c'était des histoires.
  • 5:28 - 5:31
    Ils savaient que les montagnes,
    ils savent, nous savons,
  • 5:31 - 5:34
    que les montagnes, les ravines,
    gardent ces traces-là.
  • 5:34 - 5:37
    Et puis il y avait toutes ces âmes
    qui erraient la nuit,
  • 5:37 - 5:39
    ces chiens, dont on savait qu'ils
    n'étaient pas vraiment des chiens,
  • 5:40 - 5:42
    mais ils étaient noirs, et inquiétants.
  • 5:42 - 5:48
    Ces papangues dont on savait vraiment,
    pas vraiment en tout cas,
  • 5:48 - 5:50
    si c'était vraiment des papangues.
    Le maloya de mon enfance qui disait :
  • 5:50 - 5:57
    (chantant).
    C'était un papangue ça ou pas ?
  • 5:57 - 6:00
    Et puis --- Donc à l'école primaire,
    ça allait encore.
  • 6:01 - 6:04
    Et puis, je suis arrivé au lycée,
    et les bons élèves,
  • 6:04 - 6:06
    -- parce que j'étais bon élève --
    (Rires)
  • 6:06 - 6:10
    allaient au lycée à l'époque.
  • 6:10 - 6:13
    Et puis arrivé là-bas,
    eh bien c'était terrible.
  • 6:13 - 6:15
    Parce que, arrivé là-bas,
  • 6:15 - 6:19
    moi qui étais persuadé que je vivais
    dans un monde très riche,
  • 6:19 - 6:21
    important, merveilleux,
  • 6:21 - 6:26
    où les gens avaient en partage, en don,
    en héritage et aussi en dette,
  • 6:26 - 6:29
    des cultures absolument
    extraordinaires,
  • 6:29 - 6:32
    on me disait : « Non.
  • 6:32 - 6:35
    Ta langue, ce que tu crois causer, là,
    ce n'est pas une langue.
  • 6:35 - 6:38
    D'abord, c'est interdit
    de parler ça ici,
  • 6:38 - 6:42
    ce que tu racontes là,
    c'est pas des histoires,
  • 6:42 - 6:43
    c'est pas de la littérature,
  • 6:43 - 6:44
    c'est pas des choses,
  • 6:44 - 6:46
    c'est de la superstition,
  • 6:46 - 6:47
    c'est du folklore,
  • 6:47 - 6:49
    c'est des mensonges,
  • 6:49 - 6:50
    ce n'est pas de la culture.
  • 6:50 - 6:53
    La culture, c'est savoir dire « je »,
  • 6:53 - 6:57
    la culture, c'est savoir qu'il n'y a
    qu'une seule langue,
  • 6:57 - 7:02
    la culture, c'est de savoir qu'il n'y a
    qu'un seul monde. »
  • 7:02 - 7:05
    On m'a dit, j'allais en latin,
    évidemment, comme les bons élèves :
  • 7:05 - 7:08
    « île : insula, insulae, féminin,
  • 7:08 - 7:10
    ça donne en français,
  • 7:10 - 7:12
    « île », après toute une série
    de transformations,
  • 7:12 - 7:14
    mais ça donne aussi
    « isolement »,
  • 7:14 - 7:16
    l'île, ça isole.
  • 7:16 - 7:17
    Vous êtes coupés de tout,
  • 7:17 - 7:19
    vous n'avez rien.
  • 7:19 - 7:20
    Et heureusement que
    nous sommes venus. »
  • 7:20 - 7:24
    Ça s'appelait à l'époque
    la mission civilisatrice. (Rires)
  • 7:24 - 7:26
    Ça continue parfois.
  • 7:26 - 7:27
    Donc nous n'étions rien.
  • 7:27 - 7:28
    Nous étions étrangers à tout,
  • 7:28 - 7:31
    et l'école, l'école française donc,
  • 7:31 - 7:35
    avait pour mission de nous
    installer dans le monde,
  • 7:35 - 7:37
    dans un monde.
  • 7:37 - 7:38
    Par exemple, je vais vous raconter
    une histoire :
  • 7:38 - 7:43
    on faisait des compositions.
  • 7:43 - 7:44
    Compositions françaises.
  • 7:44 - 7:49
    Et le professeur nous demande,
    il nous donne comme sujet :
  • 7:49 - 7:51
    racontez votre soirée de Noël.
  • 7:51 - 7:52
    Moi, je raconte ma soirée de Noël.
  • 7:52 - 7:54
    Les soirées de Noël à Saint-Benoit,
  • 7:54 - 7:57
    eh bien c'est les litchis,
    les flamboyants,
  • 7:57 - 7:59
    c'est le soleil,
  • 7:59 - 8:02
    et c'est la période de préparation
    pour les malbars de la marche sur le feu,
  • 8:02 - 8:04
    c'est les services cabaret d'ici,
  • 8:04 - 8:07
    et, c'est aussi le son du muezzin,
  • 8:07 - 8:08
    c'est tout ça.
  • 8:08 - 8:10
    Je rends ma copie,
  • 8:10 - 8:12
    j'ai suivi les instructions :
    racontez votre soirée de Noël.
  • 8:12 - 8:16
    « Hors sujet », me dit le professeur.
    (Rires)
  • 8:16 - 8:18
    Hors sujet.
  • 8:18 - 8:21
    Et, il fait le corrigé.
  • 8:21 - 8:22
    Le corrigé est le suivant :
  • 8:22 - 8:28
    Noël, le père Noël, la neige,
    les marrons, la dinde, (Rires)
  • 8:28 - 8:30
    voilà ce qu'est Noël.
  • 8:30 - 8:32
    Il n'y a qu'un seul monde possible.
  • 8:32 - 8:34
    Le mien n'existe pas.
  • 8:34 - 8:36
    Les miens, ceux qui font les miens,
    n'existent pas.
  • 8:36 - 8:39
    Et puis, je ne sais pas pourquoi,
  • 8:39 - 8:40
    je décide de faire des études
    de lettres --
  • 8:40 - 8:41
    Enfin si, je sais pourquoi,
    je vous ai dit pourquoi,
  • 8:41 - 8:42
    mais ça, je le saurai
    beaucoup plus tard,
  • 8:42 - 8:44
    pourquoi j'ai décidé de faire des
    études de lettres.
  • 8:44 - 8:46
    Je pensais faire des études de lettres,
  • 8:46 - 8:48
    au départ, parce que... pff, après tout,
  • 8:48 - 8:51
    fonctionnaire de l’État français
    à La Réunion, c'est pas mal.
  • 8:51 - 8:55
    Mais, en fait, la réalité était beaucoup
    plus complexe,
  • 8:55 - 8:57
    elle était justement liée
    à toute cette histoire.
  • 8:57 - 9:00
    Et donc, je me mets à faire
    des études de lettres,
  • 9:00 - 9:04
    et je me rends compte de choses qu'on
    ne m'avait jamais vraiment enseignées.
  • 9:04 - 9:06
    Je relis, par exemple, l'histoire de la
    littérature française,
  • 9:06 - 9:07
    puisque c'est ce qu'on m'enseigne,
  • 9:07 - 9:12
    je découvre tout que quelqu'un comme
    Parny, par exemple,
  • 9:12 - 9:15
    Évariste de Parny, poète réunionnais
    du 18ème siècle,
  • 9:15 - 9:20
    anti-esclavagiste, abolitionniste,
    élégiaque,
  • 9:20 - 9:23
    est celui qui invente
    le poème en prose.
  • 9:23 - 9:26
    Au lycée, on m'avait dit que c'était
    Aloysius Bertrand et Baudelaire.
  • 9:26 - 9:29
    Bref, je découvre que c'est Parny.
  • 9:29 - 9:30
    Alors je vais jeter un coup d’œil,
  • 9:30 - 9:31
    et je dis, tiens, Parny invente le
    poème en prose,
  • 9:31 - 9:33
    quelle est la relation entre le poème
    en prose et Parny ?
  • 9:33 - 9:36
    Et bien la voilà, la relation entre
    le poème en prose et Parny :
  • 9:36 - 9:38
    c'est que Parny est le premier
  • 9:38 - 9:43
    dans la littérature de langue française
    à faire parler en français des malgaches !
  • 9:43 - 9:44
    (Rires)
  • 9:44 - 9:47
    Habitants du rivage, méfiez-vous
    des blancs,
  • 9:47 - 9:51
    la voix des esclaves malgaches dans
    le texte français de Parny
  • 9:51 - 9:57
    transforme à jamais la façon
    d'écrire la poésie en France.
  • 9:57 - 9:59
    Voilà comment les mondes
    transforment les mondes.
  • 9:59 - 10:03
    Voilà comment l'interaction des mondes
    transforme la littérature.
  • 10:03 - 10:04
    Voilà...
  • 10:04 - 10:10
    De la même façon, notre vieil ami
    Ambroise Vollard, ami de Jarry,
  • 10:10 - 10:14
    je découvre qu'il a joué un grand rôle
    dans l'invention du Père Ubu.
  • 10:15 - 10:20
    Le Père Ubu, l'horrible Père Ubu,
  • 10:20 - 10:22
    le colonialisme dans toute sa splendeur,
  • 10:22 - 10:25
    le Père Ubu, d'où vient-il ?
  • 10:25 - 10:26
    Sinon justement de ce rapport,
  • 10:26 - 10:30
    de ce que nous savons, nous, et que
    les autres croient que nous ne savons pas.
  • 10:30 - 10:32
    J'ai appris ça, en
    travaillant plus tard.
  • 10:32 - 10:36
    La force des dominés,
    c'est qu'ils savent.
  • 10:36 - 10:37
    Ils savent toujours.
  • 10:37 - 10:40
    Ils savent toujours beaucoup plus
    que ceux qui croient les dominer.
  • 10:40 - 10:41
    Mais ils le cachent,
  • 10:41 - 10:43
    ils ne le disent pas parce que...
    les conditions d'un
  • 10:43 - 10:48
    échange égalitaire entre dominé
    et dominant ne sont pas encore venues.
  • 10:48 - 10:51
    Nous en savons plus, nos mondes sont là,
    nous montrent que si.
  • 10:51 - 10:55
    Et puis donc, ça avance,
    ça avance, je travaille.
  • 10:55 - 10:57
    je deviens un intellectuel,
    comme on dit,
  • 10:57 - 11:02
    et puis un jour, je rencontre le grand
    Pierre Vidal-Naquet.
  • 11:02 - 11:04
    Nous parlons de colonialisme,
  • 11:04 - 11:05
    de colonialité, de littérature coloniale,
  • 11:05 - 11:07
    et il me dit :
  • 11:08 - 11:11
    « Beh, tu peux pas parler de colonie
    pour La Réunion. »
  • 11:11 - 11:12
    Et je dis : « Pourquoi ? »
  • 11:12 - 11:15
    Il me dit : « Une colonie, c'est
    l'Algérie. C'est l'Indochine. »
  • 11:15 - 11:17
    Et je dis : « Pourquoi La Réunion, ça
    serait pas une colonie ? »
  • 11:17 - 11:20
    Et il dit : « Parce que : on parle de
    colonie lorsqu'une puissance étrangère
  • 11:20 - 11:23
    vient conquérir une puissance
    qui était déjà là,
  • 11:23 - 11:26
    un peuple, une nation, etc.
    Et vous non. »
  • 11:26 - 11:29
    Donc, qu'est-ce que je me mets
    à comprendre ?
  • 11:29 - 11:31
    Qu'un grand, un immense intellectuel
  • 11:31 - 11:34
    progressiste, émancipateur, comme
    Vidal-Naquet
  • 11:34 - 11:38
    ne conçoit de mouvement
    anti-colonial et d'émancipation
  • 11:38 - 11:44
    que dans l'affrontement face-à-face
    de deux nations homogènes.
  • 11:44 - 11:48
    Qu'il était donc difficile pour les
    intellectuels français de l'époque,
  • 11:48 - 11:49
    et peut-être encore aujourd'hui,
  • 11:49 - 11:51
    d'imaginer qu'on peut se
    libérer autrement,
  • 11:51 - 11:53
    en dehors d'une pensée de la nation,
  • 11:53 - 11:55
    en dehors d'une pensée
    de l'affrontement,
  • 11:55 - 11:59
    mais justement en inscrivant
    l'affrontement à l'intérieur
  • 11:59 - 12:02
    de quelque chose de beaucoup plus vaste,
    qui est l'échange,
  • 12:02 - 12:04
    la négociation,
  • 12:04 - 12:05
    le conflit, bien sûr,
  • 12:05 - 12:07
    l'affrontement, mais l'intégration
    des mondes,
  • 12:07 - 12:09
    des mondes partout,
  • 12:09 - 12:13
    là où tout le monde est obligé
    d'abandonner quelque chose,
  • 12:13 - 12:15
    de prendre quelque chose de l'autre,
  • 12:15 - 12:19
    d'être en dette par rapport
    à l'autre à jamais,
  • 12:19 - 12:22
    d'être en héritage aussi,
    et oublier ça.
  • 12:22 - 12:26
    Et je comprends tout d'un coup que
    pour Pierre Vidal-Naquet,
  • 12:26 - 12:34
    l'idée qu'une nation blanche puisse
    coloniser aussi des gens blancs,
  • 12:34 - 12:36
    vivants dans un pays du sud,
  • 12:36 - 12:38
    c'est impensable.
  • 12:38 - 12:43
    Nous étions tous mélangés, tous colonisés,
    et tous, tous nous partagions tout ça.
  • 12:43 - 12:46
    Voilà ce dont parle la littérature.
  • 12:46 - 12:48
    Voilà ce dont parlent nos littératures.
  • 12:48 - 12:51
    Qu'il s'agisse des histoires,
  • 12:51 - 12:53
    des chansons,
  • 12:53 - 12:54
    du maloya,
  • 12:54 - 12:55
    du bal tamoul,
  • 12:55 - 12:59
    des devinettes ou du grand roman,
    le roman colonial des Leblond par exemple,
  • 12:59 - 13:02
    où Leblond essaye de mettre en scène
    la vision civilisatrice,
  • 13:02 - 13:06
    la mission civilisatrice, et
    tout d'un coup, son roman est mangé
  • 13:06 - 13:09
    par les discours des gens
    venus d'Afrique,
  • 13:09 - 13:12
    par les rites des gens venus de
    Madagascar,
  • 13:12 - 13:16
    par les mythes et les légendes des gens
    venus de l'Inde et de partout.
  • 13:16 - 13:17
    Voilà.
  • 13:17 - 13:18
    Et la littérature réunionnaise,
  • 13:18 - 13:22
    quelle que soit sa langue aujourd'hui,
    quelles que soient ses langues,
  • 13:22 - 13:26
    quelles que soient ses formes,
    quelque soit ce qu'elle raconte,
  • 13:26 - 13:29
    interroge cela, dit cela.
  • 13:29 - 13:32
    Elle dit la rencontre des mondes.
  • 13:32 - 13:34
    Elle dit l'imaginaire des mondes,
  • 13:34 - 13:36
    elle dit la transformation
    des mondes,
  • 13:36 - 13:40
    elle dit la connexion violente et
    apaisée des mondes,
  • 13:40 - 13:45
    et c'est pour ça que là où mes profs
    de collège et de lycée
  • 13:45 - 13:49
    disaient que j'étais dans la tradition, et
    eux m'apportaient le modernisme,
  • 13:49 - 13:52
    je me rends compte qu'il n'y a pas de
    littérature plus moderne que ça.
  • 13:52 - 13:55
    Que cette littérature qui pense
    l'interaction des mondes,
  • 13:55 - 13:59
    et qui du coup est obligée d'être toujours
    en défaut de représentation,
  • 13:59 - 14:01
    et donc de questionner
    les représentations,
  • 14:01 - 14:03
    est toujours en défaut de nation,
  • 14:03 - 14:08
    et qui donc au lieu de figer
    des identités, des homogénéités,
  • 14:08 - 14:13
    se construit à jamais dans une infinité
    de questionnements et d'ouverture.
  • 14:13 - 14:15
    Je vous remercie.
  • 14:15 - 14:18
    (Applaudissements)
Title:
Une identité culturelle plurielle : Carpanin Marimoutou à TEDxRéunion
Description:

Carpanin Marimoutou, professeur de littérature à l'université de la Réunion, poète écrivain universitaire, analyse la relation d'une île avec le monde dans la littérature. À travers un questionnement incessant du rapport entre le lieu et le lien, Carpanin explore la question fondamentale de « l'habiter » et de « l'habiter ensemble ».

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Video Language:
French
Team:
closed TED
Project:
TEDxTalks
Duration:
14:19

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