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Benjamin Romieux: Depuis fort longtemps,
d'ailleurs, ceux qui vous lisent
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se posaient des questions à votre sujet.
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Ils s'émerveillaient de vous voir décrire
avec tant de verve
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certains milieux genevois, en particulier
ceux de la Société des Nations
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et ceux, plus fermés,
de la haute bourgeoisie.
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Ces descriptions,
je le dis pour nos auditeurs,
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on les trouve dans deux romans
chefs d’œuvre de vous:
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Solal et Mangeclous,
parus en 1930 et en 1938.
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La critique du monde entier avait salué
comme des réussites extraordinaires
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ces deux romans dans lesquels vivent
avec une douce folie et avec une verve,
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une fantaisie éblouissante,
cinq Juifs méditerranéens
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issus d'un ghetto de Céphalonie,
cinq juifs qui portent des noms charmants
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et inattendus: Saltiel, Mangeclous,
Mattathias, Salomon et Michael.
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Ces merveilleux bouffons, comme l'a dit
votre ami Marcel Pagnol,
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appartiennent à la tribu des Solal dont
le héros, Solal des Solals,
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est la figure de proue.
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Solal est beau comme un dieu grec,
il a l'insolence,
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il a le cynisme de la jeunesse, il a
l’intrépidité, la folle générosité
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des êtres nés pour dominer le monde,
et moi je dis, pour le refaire.
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Solal, c'est l'expression d'une race, mais
ceux qui entourent ce jeune homme,
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ce héros, c'est-à-dire les cinq valeureux
de Céphalonie, hé bien,
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ce sont les porte-parole de tout un monde
méditerranéen baigné d'orientalisme.
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Ils nous viennent des îles grecques, oui,
mais je suis sûr qu'on pourrait les voir
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aussi bien à Marseille
ou en Afrique du Nord.
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Ils transportent avec eux,
c'est bien simple, le tapis volant
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et les bavardages des Mille et une nuits.
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Ces personnages, dites-moi, sont-ils
pure invention de votre esprit créateur,
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ou bien alors la projection
de modèles vivants?
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Albert Cohen: Ce sont des inventions,
évidemment, des inventions, bien sûr.
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Seulement, voyez-vous, ces inventions
ont un point de départ dans le réel.
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Un écrivain qui ne part pas de la réalité
un écrivain qui ne se nourrit pas de,
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comment dirais-je? des sucs de la vie
et qui ne s'inspire pas des contacts,
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des contacts heureux
ou des contacts douloureux
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qu'il a pu avoir avec ses frères humains,
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hé bien, cet écrivain ne peut donner
naissance qu'à des fantômes,
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à des êtres lymphatiques.
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A des êtres qui sont des prénoms,
des prénoms qui flottent dans le livre
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comme des poissons crevés.
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Des prénoms, et non des êtres
de chair et de sang.
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On peut dire en somme, voyez-vous, que
la réalité donne à l'écrivain les graines.
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Des graines qui peuvent être minuscules,
d'ailleurs,
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qui peuvent être insignifiantes.
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Ces graines, ça peut être tout simplement
un geste aperçu dans la rue, un sourire.
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le sourire d'une femme,
la réflexion d'un inconnu.
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Mais alors, de ces graines
apportées par le hasard
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le tempérament de l'écrivain
peut accomplir le miracle:
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de ces graines, il peut faire des arbres
de ces graines, il peut faire des forêts.
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Voyez-vous, Dostoïevski, hé bien
je suis sûr qu'il a rencontré un --
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un, un Raskolnikov, mais un commencement
de Raskolnikov.
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Dans la vie réelle, je suis sûr
que Tolstoï a rencontré une petite ébauche
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d'Anna Karénine, un pauvre petit essai
d'Anna Karénine.
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Mais Tolstoï, cette femme
qu'il a rencontrée,
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hé bien il en a fait quelque chose
de plus vrai qu'elle-même
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de plus complet qu'elle-même,
de plus vivant qu'elle-même.
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Il en a fait la vraie Anna Karénine,
l'universelle.
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BR: Oui, c'est d'ailleurs la fin
de toute création littéraire, c'est
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de dépasser un modèle, parce qu'enfin,
un écrivain ne peut pas être génial
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en étant constamment réaliste. 4:24
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Moi, ce qui me touche à la lecture
de vos deux romans, Solal et Mangeclous,
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c'est le caractère de chacun
de ces personnages
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que vous avez décrits, donc,
comme des graines qui sont,
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plus que des graines, qui sont des arbres
avec des frondaisons, et ces frondaisons,
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ce sont les fils de ces gens.
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Saltiel, il émeut par un mélange
de puérilité, de ruse, de poésie,
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de mensonge, de tendresse.
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Saltiel, c'est tout l'Orient et c'est
toute la race juive.
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Salomon, c'est un autre aspect
de cette race: c'est le petit pauvre,
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c'est l'humble marchand d'eau d'abricots
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qui se laisse conduire,
qui se laisse duper, aussi.
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Mais quant à Mangeclous, qui est
une figure énorme et rabelaisienne
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qui embrasse à la fois l'Orient
et l'Occident, alors Mangeclous,
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il faut pour s'en faire une juste idée,
je crois,
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lire la chronique dont il est le héros
et que vous avez intitulée Mangeclous,
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parce que c'est un personnage
absolument neuf dans notre littérature,
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c'est un personnage qui dépasse,
et de loin,
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la fantaisie et la galéjade marseillaise.
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Je suis persuadé que vous lui avez gardé
toute votre sympathie
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et je me demande si vous ne ferez pas
revivre dans un troisième roman,
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ce qui serait vraiment épatant.
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Que représente-t-il exactement pour vous?
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AC: Monsieur Romieux, je suis tout à fait
désolé de vous décevoir:
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ce qu'il représente pour moi,
je n'en sais rien du tout.
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Je me suis contenté de le faire
et je ne me suis jamais demandé
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ce qu'il représentait:
ça, c'est l'affaire des critiques.
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D'ailleurs, vraiment,
je crois qu'il n'est pas bon
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qu'un romancier soit lucide.
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Je crois qu'il n'est pas bon
qu'il sache exactement
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ce qu'il veut faire, ce qu'il va faire.
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Je crois qu'il n'est pas bon
qu'il comprenne ce qu'il a fait.
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Je crois que l'intelligence stérilise,
je crois que la préméditation stérilise.
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Je pourrais vous citer
des exemples illustres
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de stérilisation par l'intelligence.
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Je crois qu'en matière de roman,
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on ne fait bien que ce qu'on fait avec
quelque chose,
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quelque chose de mystérieux
quelque chose que j'appellerais vaguement
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les parties obscures de l'âme,
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que j'appellerais
nos nébuleuses affectives,
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notre magma émotionnel.
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BR Croyez-vous qu'on pourrait définir
Mangeclous
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comme l'homme qui fait semblant?
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Il est inapte à tout et comme les enfants,
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il compense son inaptitude
par les jeux de l'imaginaire.
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Il joue, il fait semblant, il joue
à être avocat, et il s'en persuade.
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Il joue à être un grand financier,
un grand politique: est-il dupe?
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AC: Je ne crois pas qu'il soit dupe.
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En somme, vous dites:
"il joue, il fait semblant"
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mais cela me fait penser à une chose:
Charlot aussi fait semblant.
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BR: Oui, Charlot, qui est juif, je crois,
fait semblant d'être peintre,
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il fait semblant d'être pasteur,
ou gentleman de la plus haute distinction,
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ou boxeur, ou séducteur
de quelque belle fille
-
-- et bien sûr, il n'arrive pas à séduire
la jeune fille.
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Mangeclous non plus n'arrive à rien.
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Et tout au long de leur vie, Mangeclous
et Charlot feront semblant
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comme des enfants,
à cette seule exception, c'est que
-
Charlot, lui, il réussit, tandis que
Mangeclous ne réussit pas. [rires]
-
Mais, mais, est-ce que Mangeclous
n'est pas plus heureux?
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Il est neurasthénique, pensez-vous,
il est un peu neurasthénique?
-
AC: Il ne se fait pas d'illusions
sur ce qu'il est,
-
mais il recouvre sa neurasthénie,
-
il recouvre sa neurasthénie avec
une grande consommation de "censément"
-
et justement, vous venez
de parler des enfants;
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c'est vrai, les enfants, la consommation
qu'ils font du mot, "censément".
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Vous les entendez, n'est-ce pas, dire:
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"Censément que moi je suis le gendarme
et que toi tu es le voleur."
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BR: Bien sûr, oui.
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AC: Ecoutez, Jean Romieux,
je vous ai écouté tout à l'heure
-
avec intérêt, lorsque vous m'avez défini
Mangeclous, en me disant
-
que c'est l'homme qui fait semblant
-- oui, avec intérêt.
-
Mais je crois que si un jour
je reprends Mangeclous,
-
je tâcherai d'oublier tout ce que
vous m'avez dit.
-
Parce que, si je sais, clairement,
ce que représente Mangeclous,
-
alors les actions de lui que je raconterai
-
deviendront l'exemple illustré
d'une théorie.
-
Et alors, ce sera la catastrophe:
mon Mangeclous est pour moi,
-
parce qu'il cessera d'être vivant.
-
C'est alors que Mangeclous
se stérilisera
-
BR comme le grand écrivain
dont vous parliez.
-
AC: Mais dont je n'ai pas dit le nom!
BR: Non, non [rire], rassurons-nous.
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C'est d'ailleurs, ce Mangeclous,
un personnage
-
que Marcel Pagnol serait bien avisé
de porter à l'écran.
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D'ailleurs, puisque nous reparlons
de Marcel Pagnol, à votre tour,
-
maintenant, nous vous demandons
d'évoquer ce Pagnol que vous aimez tant.
-
AC: Oui, je veux bien, volontiers,
bien sûr, j'aime beaucoup parler de lui,
-
mais dites -- interrogez-moi, enfin,
demandez-moi quelque chose.
-
BR Hé bien, par exemple,
vous nous avez parlé de Pagnol enfant,
-
parlez-nous maintenant du Pagnol adulte,
puisque il est si célèbre.
-
AC: Le Marcel Pagnol de maintenant,
le Marcel Pagnol de maintenant,
-
le grand auteur dramatique, qui est
probablement l'exemple
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de la réussite la plus fulgurante
de ces 20 ou 30 dernières années,
-
l'académicien qui est couvert de gloire,
qui est couvert d'honneurs,
-
hé bien, Pagnol, c'est en même temps
le plus simple
-
et le moins pontifiant des êtres.
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Il est complètement naturel,
il n'est pas contaminé par le succès,
-
il n'est pas grisé par le succès.
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Je vous l'ai dit tout à l'heure, il est
resté le petit garçon que j'ai connu,
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qui était si gentil, qui était si tendre;
oui, très tendre.
-
BR: Et à quoi pensez-vous, par exemple,
quand vous parlez de cette tendresse?
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AC: Hé bien, par exemple, je vais vous --
oui,et bien je vais vous --
-
vous donner un exemple très simple,
très quotidien
-
de cette tendresse adolescente
qui a été gardée par l'homme adulte,
-
Not Synced
par l'homme mûr; voilà l'exemple.
-
Not Synced
Il y a quelques mois, je suis allé
lui rendre visite.
-
Not Synced
Il était à Mégève
avec sa femme et son fils.
-
Not Synced
Je suis resté deux ou trois jours là-bas.
-
Not Synced
L'autocar qui devait me ramener à Genève
partait très tôt le matin.
-
Not Synced
Hé bien mon gentil Marcel s'est levé
à cinq heures et demie du matin.
-
Not Synced
Et savez-vous pourquoi il s'est levé
à cinq heures et demie du matin,
-
Not Synced
tout embrouillé de sommeil,
les cheveux tout défaits?
-
Not Synced
Et bien il s'est levé pour me préparer
le café au lait,
-
Not Synced
il s'est levé pour me préparer les toasts.
-
Not Synced
Et je le vois encore qui marchait
sur la pointe des pieds
-
Not Synced
pour ne pas réveiller sa femme et son fils
qui dormaient.
-
Not Synced
Après le café au lait, nous sommes sortis
pour aller à la gare
-
Not Synced
et il s'est aperçu que
ma valise était très lourde:
-
Not Synced
j'ai la manie d'emporter
un tas de choses avec moi.
-
Not Synced
Alors il m'a pris la valise de force.
-
Not Synced
Il n'y a rien eu à faire, il voulu
la porter tour seul jusqu'à la gare
-
Not Synced
et je le revois en ce moment précis,
je le revois qui portait
-
Not Synced
cette très très lourde valise,
le dos courbé.
-
Not Synced
Il est vraiment très gentil: voyez,
le type très rare d'académicien
-
Not Synced
dont on peut dire: "un chic type."
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Not Synced
BR: Mais Pagnol époux et père,
si je ne suis pas trop indiscret?
-
Not Synced
AC: Mais Pagnol époux et père:
c'est un mari très aimant,
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Not Synced
c'est un très bon père; en somme,
la vie de famille des Pagnol
-
Not Synced
est une vie absolument idyllique.
-
Not Synced
Jacqueline et Marcel sont très liés,
Jacqueline adore Marcel,
-
Not Synced
les deux adorent leur fils.
-
Not Synced
Le petit Frédéric, justement, m'a dit
la veille de mon départ:
-
Not Synced
"Vous savez, j'ai de la chance d'avoir
un Papa comme ça, moi."
-
Not Synced
Frédéric, qui a huit ans,
a un album privé, un album un peu secret
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Not Synced
qu'il ne montre pas à tout le monde.
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Not Synced
Enfin, à moi, il l'a montré et cet album,
il l'a intitulé "Album de mon Papa."
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Not Synced
Sur la première page de l'album,
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Not Synced
il a collé une pièce française
de 10 francs
-
Not Synced
-- bien collé, avec de la Sécotine --
et dessous, il y a cette légende:
-
Not Synced
"Première pièce donnée par mon Papa."
-
Not Synced
Je l'ai feuilleté, cet album, alors
sur la deuxième page, j'ai vu
-
Not Synced
une petite touffe de cheveux, également
collée à la Sécotine
-
Not Synced
et Frédéric, dessous, a écrit:
"Cheveux de mon Papa."
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Not Synced
Ce "mon Papa," qu'est-ce qu'on peut
l'entendre chez les Pagnol!
-
Not Synced
Toutes les questions de Frédéric
commencent: "Dis, mon Papa..."
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Not Synced
Quand j'étais à Genève, on entendait
aussi beaucoup cette litanie
-
Not Synced
dans le corridor, cette litanie
de Frédéric:
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Not Synced
"Où est mon ami pour la vie,
où est mon ami chéri?"
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Not Synced
L'ami pour la vie, l'ami chéri,
c'était moi.
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Not Synced
Pour vous dire encore deux mots
de l'album de mon Papa,
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Not Synced
je vous dirais encore ceci:
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Not Synced
Oui, Frédéric a collé sur une des pages
de l'album
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Not Synced
un très grand morceau de soie bleue,
très belle soie.
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Not Synced
Et cette soie, il l'a découpée en cachette
dans le plus beau,
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Not Synced
dans le plus neuf des pyjamas
de son père.
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Not Synced
Et dessous, il a écrit:
"Pyjama de mon Papa."
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Not Synced
Naturellement, "pyjama", il l'a écrit
avec deux M.
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Not Synced
Voilà, je m'arrête: je crois
que j'ai assez parlé.