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Joshua Prager : À la recherche de l'homme qui m'a brisé le cou

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    Il y a un an, j'ai loué une voiture à Jérusalem
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    pour aller à la recherche d'un homme
    que je n'avais jamais rencontré
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    mais qui avait changé ma vie.
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    Je n'avais pas de numéro de téléphone
    pour l'appeler et lui dire que j'arrivais.
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    Je n'avais pas d'adresse exacte,
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    mais je connaissais son nom, Abed,
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    Je savais qu'il vivait dans une ville
    de 15 000 habitants, Kfar Kara,
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    et je savais que 21 années plus tôt,
    juste à l'extérieur de cette ville sainte,
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    il m'avait brisé le cou.
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    Et donc, un matin couvert de janvier,
    je me suis dirigé vers le nord,
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    dans une Chevrolet grise à la recherche
    d'un homme et d'un peu de paix.
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    La route était en descente et j'ai quitté Jérusalem.
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    J'ai ensuite pris le virage même
    où son camion bleu,
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    chargé de quatre tonnes de carrelage,
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    avait heurté à grande vitesse
    le côté arrière gauche
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    du minibus dans lequel j'étais assis.
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    J'avais alors 19 ans.
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    J'avais grandi d'environ 10 centimètres
    et fait environ 20 000 pompes
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    en huit mois, et la nuit avant l'accident,
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    j'étais enchanté de mon nouveau corps,
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    jouant au basket avec des amis
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    durant les petites heures d'un matin de mai.
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    J'ai saisi le ballon de ma grande main droite,
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    et quand cette main a atteint le bord,
    je me suis senti invincible.
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    J'ai pris le bus pour aller récupérer la pizza
    que j´avais gagné sur le terrain
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    Je n'avais pas vu Abed venir.
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    De mon siège, je levais les yeux vers une ville de pierre
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    installée sur une colline et qui brillait
    sous le soleil de midi,
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    quand il y a eu un grand choc venant de l'arrière,
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    un choc aussi fort et violent qu'une bombe.
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    Sur mon siège rouge, ma tête
    a fait le coup du lapin.
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    Mon tympan a explosé. Mes chaussures
    se sont envolées.
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    Je me suis envolé aussi,
    la tête branlante sur mes os brisés
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    et quand je suis retombé sur le sol,
    j'étais tétraplégique.
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    Au cours des mois suivants,
    j'ai appris à respirer seul,
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    puis à m'asseoir, à me lever et à marcher,
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    mais mon corps était dorénavant divisé verticalement.
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    J'étais hémiplégique, et de retour à la maison à New York,
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    j'ai utilisé un fauteuil roulant pendant quatre ans, pendant tout le collège.
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    À la fin du collège, je suis retourné à Jérusalem pendant un an.
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    Là, je me suis levé de ma chaise roulante pour de bon,
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    je me suis appuyé sur ma canne, et j'ai regardé derrière moi,
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    pour trouver à la fois mes compagnons de voyage dans le bus,
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    mais aussi des photos de l'accident,
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    et quand j'ai vu cette photo,
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    je n'ai pas vu un corps ensanglanté et immobile.
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    J'ai vu la partie saine d'un deltoïde gauche,
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    et j'ai pleuré parce qu'il était perdu,
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    j'ai pleuré pour tout ce que je n'avais pas encore fait,
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    mais qui était désormais impossible.
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    C'est alors que j'ai lu le témoignage d'Abed
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    le matin d'après l'accident,
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    de son trajet sur la voie droite d'une autoroute
    en direction de Jérusalem.
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    À la lecture de ses mots, ma colère montait.
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    C'était la première fois que j'étais
    en colère contre cet homme,
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    et c'est venu d'une pensée magique.
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    Sur ce morceau de papier photocopié,
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    l'accident n'avait pas encore eu lieu.
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    Abed pouvait encore tourner sa roue vers la gauche
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    de sorte que je puisse le voir
    passer en trombe de ma fenêtre
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    et que je reste entier.
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    « Attention, Abed, regarde dehors. Ralenti. »
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    Mais Abed n'a pas ralenti,
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    et sur ce morceau de papier photocopié,
    mon cou s'est brisé à nouveau,
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    et de nouveau, je n'ai pas ressenti de colère.
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    J'ai décidé de trouver Abed,
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    et quand je l'ai finalement trouvé,
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    il a répondu à mon bonjour en hébreu
    avec une telle nonchalance,
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    qu'il m'a semblé qu'il attendait mon appel téléphonique.
  • 3:39 - 3:41
    Peut-être bien.
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    Je n'ai pas mentionné à Abed son passé de conducteur --
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    27 infractions à l'âge de 25 ans,
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    le dernier étant de ne pas avoir rétrogradé
    son camion en ce jour de Mai --
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    et je n'ai pas fait allusion à mon propre passé --
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    la quadriplégie et les sondes,
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    l'insécurité et la perte --
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    et quand Abed m'a dit comment
    il a été blessé dans l'accident,
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    je ne lui ai pas dit que
    je savais du rapport de police
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    qu'il avait échappé à des blessures graves.
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    Je lui ai dit que je voulais le rencontrer.
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    Abed m'a dit de le rappeler
    dans quelques semaines,
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    et quand j'ai rappelé et
    qu'un enregistrement m´a dit
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    que son numéro n'était plus en service,
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    j'ai laissé tomber Abed et l'accident.
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    Plusieurs années ont passé.
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    J'ai marché avec ma canne, ma chevillière et un sac à dos,
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    voyageant sur les six continents.
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    Toutes les semaines, j'ai participé à un match de softball
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    que j'ai lancé à Central Park,
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    et de retour à New York, je suis devenu journaliste et auteur,
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    tapant des centaines de milliers de mots avec un seul doigt.
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    Un ami m'a fait remarquer que
    l'ensemble de mes grandes histoires
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    reflètent la mienne, chacune
    étant centrée sur une vie
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    qui avait changé en un instant,
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    en raison, si ce n'est d'accident, alors d'un héritage,
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    un coup de batte, un clic du volet, une arrestation.
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    Chacun d'entre nous avait eu un avant et un après.
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    J'avais travaillé sur mon sort, après tout.
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    Abed était encore loin de mon esprit, lorsque l'année dernière,
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    je suis retourné en Israël pour écrire sur l´accident,
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    et le livre que j'ai alors écrit, « Une Vie à Moitié »
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    était presque terminé quand j'ai réalisé
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    que je voulais toujours rencontré Abed,
  • 5:20 - 5:23
    et j'ai finalement compris pourquoi :
  • 5:23 - 5:29
    entendre cet homme dire trois mots :
    « Je suis désolé. »
  • 5:29 - 5:32
    Les gens s'excusent pour moins que ça.
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    J´ai alors obtenu d'un flic qu'il me confirme
    qu'Abed vivait encore,
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    quelque part dans cette même ville,
  • 5:37 - 5:40
    et j'étais alors en route pour cette ville avec une rose jaune en pot sur le siège arrière,
  • 5:40 - 5:44
    quand soudain, offrir des fleurs m'a semblé ridicule.
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    Mais qu'est-ce tu peux bien apporter à l'homme
    qui a brisé ton putain de cou ?
  • 5:47 - 5:51
    (Rires)
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    Je me suis arrêté dans la ville d'Abou Ghosh,
  • 5:53 - 5:55
    et j'ai acheté une boîte de loukoums :
  • 5:55 - 6:00
    pistaches et eau de rose. Mieux.
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    De retour sur l'autoroute 1,
    j'ai imaginé ce qui allait se passer.
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    Abed me serrerait dans ses bras.
    Abed me cracherait dessus.
  • 6:07 - 6:11
    Abed me dirait : « Je suis désolé. »
  • 6:11 - 6:14
    J'ai alors commencé à me demander,
    comme je l'avais fait à de nombreuses reprises,
  • 6:14 - 6:16
    comment ma vie aurait été
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    si cet homme ne m'avait pas blessé,
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    si mes gènes avaient été nourris
    d'un autre genre d'expérience.
  • 6:21 - 6:23
    Qui étais-je ?
  • 6:23 - 6:26
    Étais-je le même qu'avant l'accident,
  • 6:26 - 6:30
    avant que cette route ne divise ma vie
    comme la colonne vertébrale d'un livre ouvert ?
  • 6:30 - 6:32
    Étais-je ce qu'on m'avait fait ?
  • 6:32 - 6:37
    Étions-nous tous les résultats de ce qu'on nous avait fait, ou de ce qu'on avait fait pour nous,
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    de l'infidélité d'un parent ou d'un conjoint,
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    de l'argent hérité ?
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    Étions-nous plutôt définis par nos corps,
    leurs dotations et déficits innés ?
  • 6:45 - 6:48
    Il semblait que nous ne pouvions être
    rien de plus que des gènes et de l'expérience,
  • 6:48 - 6:52
    mais comment démêler l'un de l'autre ?
  • 6:52 - 6:55
    Comme Yeats a exprimé
    cette même question universelle,
  • 6:55 - 6:58
    « Ô corps se balançant au rythme de la musique,
    ô regard illuminé,
  • 6:58 - 7:04
    comment peut-on différencier
    le danseur de la danse ? »
  • 7:04 - 7:06
    Ça faisait une heure que je conduisais
  • 7:06 - 7:10
    quand j'ai regardé dans mon rétroviseur et ai vu mon propre regard illuminé.
  • 7:10 - 7:14
    La lumière que mes yeux avaient portée
    depuis qu´ils étaient bleus.
  • 7:14 - 7:17
    Les prédispositions et les pulsions qui avaient propulsé
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    le bambin que j'étais à essayer de glisser sur un bateau dans un lac de Chicago,
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    qui avait propulsé l'adolescent que j'étais
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    à sauter dans la baie sauvage de Cape Cod après un ouragan.
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    Mais j'ai également vu dans mon reflet
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    que, si Abed ne m'avait pas blessé,
  • 7:30 - 7:33
    selon toute vraisemblance,
    je serais aujourd'hui médecin,
  • 7:33 - 7:37
    mari et père.
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    Je serais moins conscient du temps et de la mort,
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    et, ah, je ne serais pas handicapé,
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    je ne souffrirais pas des mille frondes
    et flèches de ma fortune.
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    L'enroulement fréquent de cinq doigts,
    les morceaux dans mes dents
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    viennent de l'utilisation de ma bouche
    pour ouvrir toutes ces choses
  • 7:50 - 7:52
    qu'une main solitaire ne peut pas.
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    Le danseur et la danse
    étaient irrémédiablement liés.
  • 7:58 - 8:00
    Il était presque 11 heures
    quand j'ai pris la sortie de droite
  • 8:00 - 8:02
    en direction de Afula, et j'ai passé une grande carrière
  • 8:02 - 8:05
    et je suis arrivé rapidement à Kfar Kara.
  • 8:05 - 8:07
    Je senti un pincement des nerfs.
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    Mais ils passaient Chopin à la radio,
    sept belles mazurkas,
  • 8:11 - 8:13
    et je me suis arrêté sur le parking
    d'une station-service
  • 8:13 - 8:16
    pour écouter et me calmer.
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    On m'avait dit que, dans une ville arabe,
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    il suffit de mentionner le nom de quelqu'un qui y vit
  • 8:21 - 8:23
    et on le reconnaîtra.
  • 8:23 - 8:25
    Et je mentionnais Abed et moi-même,
  • 8:25 - 8:27
    remarquant délibérément que j'étais ici en paix,
  • 8:27 - 8:30
    aux gens de cette ville,
  • 8:30 - 8:33
    quand j'ai rencontré Mohamed à l'extérieur d'un bureau de poste à midi.
  • 8:33 - 8:35
    Il m'a écouté.
  • 8:35 - 8:38
    Vous savez, c'était généralement
    quand je parlais aux gens
  • 8:38 - 8:42
    que je me demandais où je prenais fin
    et où mon handicap commençait,
  • 8:42 - 8:45
    car beaucoup de gens m'ont dit ce
    qu´ils ne diraient à personne d'autre.
  • 8:45 - 8:47
    Beaucoup pleuraient.
  • 8:47 - 8:50
    Et un jour, après qu'une femme que j'avais rencontrée dans la rue a fait de même
  • 8:50 - 8:52
    et je lui ai demandé plus tard pourquoi,
  • 8:52 - 8:54
    elle m'a dit que, du mieux qu'elle
    pouvait l'expliquer, ses larmes
  • 8:54 - 8:57
    avaient quelque chose à voir
    avec mon aspect heureux et fort,
  • 8:57 - 9:00
    mais également vulnérable.
  • 9:00 - 9:02
    J'ai écouté ses paroles. Je pense qu´elles étaient sincères.
  • 9:02 - 9:04
    J'étais moi,
  • 9:04 - 9:06
    mais dorénavant j'étais moi, même si je boitais,
  • 9:06 - 9:11
    et je pense que c'était ce qui, dorénavant, avait fait de moi ce que je suis.
  • 9:11 - 9:12
    Quoi qu'il en soit, Mohamed m'a dit
  • 9:12 - 9:15
    ce qu'il n'aurait peut-être
    pas dit à un autre étranger.
  • 9:15 - 9:19
    Il m'a conduit à une maison en stuc
    de couleur crème, puis il est parti.
  • 9:19 - 9:22
    Et alors que je m'asseyais
    en me demandant quoi dire,
  • 9:22 - 9:25
    une femme avec un châle noir
    et une robe noire s'est approchée.
  • 9:25 - 9:28
    J'ai fait un pas depuis ma voiture
    et j´ai dit « Shalom »,
  • 9:28 - 9:30
    et je me suis identifié,
  • 9:30 - 9:31
    et elle m'a dit que son mari Abed
  • 9:31 - 9:34
    serait à la maison après le travail d'ici 4 heures.
  • 9:34 - 9:37
    Son hébreu n'était pas bon,
    et elle a avoué plus tard
  • 9:37 - 9:40
    qu'elle pensait que je venais
    pour installer l'Internet.
  • 9:40 - 9:43
    (Rires)
  • 9:43 - 9:47
    Je suis parti et suis revenu à 16:30,
  • 9:47 - 9:48
    reconnaissant envers le minaret en haut de la route
  • 9:48 - 9:50
    qui m'avait aidé à trouver mon chemin de retour.
  • 9:50 - 9:52
    Et alors que je m'approchais de la porte d'entrée,
  • 9:52 - 9:56
    Abed m'a vu, mon jean, la flanelle et la canne,
  • 9:56 - 10:01
    et j'ai vu Abed, monsieur tout le monde, de taille moyenne.
  • 10:01 - 10:04
    Il portait des vêtements noirs et blancs :
    des pantoufles sur des chaussettes,
  • 10:04 - 10:06
    plusieurs couches de pantalon de survêtement,
    un pull queue de pie
  • 10:06 - 10:09
    un bonnet de ski rayé tiré vers le bas du front.
  • 10:09 - 10:12
    Il m'attendait. Mohamed avait téléphoné.
  • 10:12 - 10:16
    Et tout d'un coup, nous nous sommes serrés la main et avons souri,
  • 10:16 - 10:18
    et je lui ai donné mon cadeau,
  • 10:18 - 10:19
    et il m'a dit que j'étais un convive dans sa maison,
  • 10:19 - 10:23
    et nous nous sommes assis l'un à côté
    de l'autre sur un canapé en tissu.
  • 10:23 - 10:26
    C'est alors qu'Abed a repris
  • 10:26 - 10:27
    le conte de malheur qu'il avait commencé au téléphone
  • 10:27 - 10:30
    16 ans auparavant.
  • 10:30 - 10:34
    Il m'a dit qu'il venait de subir une intervention chirurgicale aux yeux.
  • 10:34 - 10:36
    Il avait des problèmes avec son côté et ses jambes aussi,
  • 10:36 - 10:38
    et, ah, il avait perdu ses dents dans l´accident.
  • 10:38 - 10:41
    Est-ce que je voulais qu'il les enlève pour moi ?
  • 10:41 - 10:44
    Abed s'est alors levé et a allumé la télé
  • 10:44 - 10:47
    de sorte que je ne sois pas seul
    quand il a quitté la pièce,
  • 10:47 - 10:49
    et il est revenu avec des photos
    polaroïds de l'accident
  • 10:49 - 10:52
    et son vieux permis de conduire.
  • 10:52 - 10:55
    Il a dit: « J'étais beau. »
  • 10:55 - 10:58
    Nous avons regardé sa tasse laminée.
  • 10:58 - 11:00
    Abed avait été moins beau que substantiel,
  • 11:00 - 11:04
    avec des cheveux noirs épais,
    un visage plein et un large cou.
  • 11:04 - 11:07
    C'est cette jeunesse qui, le 16 mai 1990,
  • 11:07 - 11:09
    avait brisé deux cous, dont le mien,
  • 11:09 - 11:13
    blessé un cerveau et pris une vie.
  • 11:13 - 11:16
    Vingt et un ans plus tard, il était maintenant plus mince que sa femme,
  • 11:16 - 11:17
    la peau de son visage avait relâché,
  • 11:17 - 11:20
    et en regardant Abed
    s'observant quand il était jeune,
  • 11:20 - 11:23
    je me suis souvenu de moi regardant
    cette photo de moi quand j'étais jeune
  • 11:23 - 11:27
    après l'accident, et j'ai reconnu sa nostalgie.
  • 11:27 - 11:31
    J'ai dit: « L'accident a changé nos deux vies. »
  • 11:31 - 11:34
    Abed m'a alors montré une photo de son camion en purée,
  • 11:34 - 11:36
    et a dit que l'accident était la faute d'un chauffeur de bus
  • 11:36 - 11:40
    dans la voie de gauche
    qui ne l'avait pas laissé passer.
  • 11:40 - 11:42
    Je ne voulais pas revivre l'accident avec Abed.
  • 11:42 - 11:44
    J'espérais quelque chose de plus simple :
  • 11:44 - 11:49
    échanger un dessert turc contre deux mots
    et reprendre mon chemin.
  • 11:49 - 11:51
    Donc, je n'ai pas souligné que
    dans son propre témoignage
  • 11:51 - 11:53
    le matin après l'accident,
  • 11:53 - 11:56
    Abed n'avait même pas mentionné le chauffeur de bus.
  • 11:56 - 11:59
    Non, j'étais tranquille. J'étais tranquille
    parce que je n'étais pas venu pour la vérité.
  • 11:59 - 12:02
    J'étais venu pour des remords.
  • 12:02 - 12:04
    Et c'est alors que je suis allé chercher des remords
  • 12:04 - 12:07
    et que j'ai jeté la vérité sous le bus.
  • 12:07 - 12:10
    J'ai dit: « Je comprends que l´accident
    n´était pas de votre faute,
  • 12:10 - 12:14
    mais est-ce que ça vous rend triste
    de savoir que d'autres ont souffert ? »
  • 12:14 - 12:17
    Abed a prononcé trois mots rapides.
  • 12:17 - 12:20
    « Oui, j´ai souffert. »
  • 12:20 - 12:23
    Abed m'a alors dit pourquoi il avait souffert.
  • 12:23 - 12:26
    Il avait vécu une vie profane avant l'accident,
  • 12:26 - 12:29
    et alors Dieu avait ordonné l'accident,
  • 12:29 - 12:33
    mais maintenant, dit-il, il était religieux,
    et Dieu était content.
  • 12:33 - 12:36
    C'est alors que Dieu est intervenu :
  • 12:36 - 12:39
    des nouvelles à la télé à propos
    d'un accident de voitures
  • 12:39 - 12:41
    qui avait tué trois personnes dans le Nord
    quelques heures auparavant.
  • 12:41 - 12:44
    Nous avons regardé l'épave.
  • 12:44 - 12:47
    J'ai dit : « Étrange. »
  • 12:47 - 12:49
    Il a confirmé: « Étrange. »
  • 12:49 - 12:52
    J'ai eu la pensée que là-bas, sur la route 804,
  • 12:52 - 12:54
    il y avait des agresseurs et des victimes,
  • 12:54 - 12:56
    des dyades liées par un accident.
  • 12:56 - 12:58
    Certains, comme Abed, oublieraient la date.
  • 12:58 - 13:02
    Certains, comme moi, s'en souviendraient.
  • 13:02 - 13:05
    Le reportage s'est terminé puis Abed a parlé.
  • 13:05 - 13:07
    Il a dit: « C´est dommage que la police
  • 13:07 - 13:12
    de ce pays ne soit pas assez sévère avec les mauvais conducteurs. »
  • 13:12 - 13:15
    J'étais perplexe.
  • 13:15 - 13:18
    Abed avait dit quelque chose de remarquable.
  • 13:18 - 13:21
    Est-ce que ça soulignait à quel point
    il s'était exonéré de l'accident ?
  • 13:21 - 13:23
    Était-ce une preuve de culpabilité, une affirmation
  • 13:23 - 13:26
    qu'il aurait dû être mis à l'écart
    pour plus longtemps ?
  • 13:26 - 13:29
    Il aurait passé six mois en prison, aurait perdu son permis de conduire un camion pour une décennie.
  • 13:29 - 13:31
    J'ai oublié ma discrétion.
  • 13:31 - 13:35
    Je lui ai dit : « Euh, Abed,
  • 13:35 - 13:39
    « Je pensais que vous aviez eu quelques
    problèmes sur la route avant l'accident. »
  • 13:39 - 13:43
    Il a dit : « Eh bien, une fois j'ai conduit
    à 60 km/h sur une route limitée à 40km/h. »
  • 13:43 - 13:46
    Et donc 27 infractions --
  • 13:46 - 13:49
    passer au feu rouge, excès de vitesse,
  • 13:49 - 13:51
    conduire du mauvais côté de la barrière,
  • 13:51 - 13:53
    et enfin, tester ses freins en bas de cette colline --
  • 13:53 - 13:56
    réduites à une seule.
  • 13:56 - 13:59
    Et c'est alors que j'ai compris
    que peu importe la dureté de la réalité,
  • 13:59 - 14:02
    l'être humain l'adapte
    dans un récit qui est acceptable.
  • 14:02 - 14:06
    Le bouc devient le héros. L'agresseur devient la victime.
  • 14:06 - 14:13
    C'est alors que j'ai compris
    qu'Abed ne s'excuserait jamais.
  • 14:13 - 14:16
    Abed et moi nous sommes assis avec notre café.
  • 14:16 - 14:19
    Nous avons passé 90 minutes ensemble,
  • 14:19 - 14:21
    et il était maintenant connu de moi.
  • 14:21 - 14:24
    Il n'était ni un homme particulièrement mauvais
  • 14:24 - 14:26
    ni un homme particulièrement bon.
  • 14:26 - 14:28
    Il était un homme limité
  • 14:28 - 14:31
    qui avait trouvé en lui-même d'être gentil avec moi.
  • 14:31 - 14:33
    Avec un clin d'œil à la coutume juive,
  • 14:33 - 14:37
    il m'a dit que je devrais vivre jusqu'à 120 ans.
  • 14:37 - 14:38
    Mais il était difficile pour moi de créer
    un lien avec celui
  • 14:38 - 14:42
    qui s'était radicalement lavé les mains
    de sa propre action calamiteuse,
  • 14:42 - 14:46
    avec celui qui examinait si peu sa vie qu'il m'a dit
  • 14:46 - 14:51
    qu'il a pensé aux deux personnes tuées dans l´accident.
  • 14:53 - 14:57
    Il y avait tant de choses que je voulais dire à Abed.
  • 14:57 - 15:00
    Je voulais lui dire que, s'il venait
    à reconnaître mon handicap,
  • 15:00 - 15:03
    ce serait bien.
  • 15:03 - 15:04
    car les gens ont tort de s'émerveiller
  • 15:04 - 15:08
    de ceux qui, comme moi, sourient bien qu'ils boitent.
  • 15:08 - 15:11
    Les gens ne savent pas qu'ils ont vécu pire,
  • 15:11 - 15:15
    que les problèmes du cœur frappent avec une force supérieure à un camion qui s'emballe,
  • 15:15 - 15:18
    que les problèmes de l'esprit
    sont encore plus grands,
  • 15:18 - 15:22
    plus préjudiciables, qu'une centaine de cous brisés.
  • 15:22 - 15:25
    Je voulais lui dire que ce qui fait ce que la plupart d'entre nous sommes,
  • 15:25 - 15:26
    plus que tout,
  • 15:26 - 15:28
    ça n'est pas nos esprits et nos corps
  • 15:28 - 15:30
    et pas ce qui nous arrive,
  • 15:30 - 15:33
    mais comment nous réagissons
    à ce qui nous arrive.
  • 15:33 - 15:36
    Le psychiatre Viktor Frankl a écrit :
  • 15:36 - 15:38
    « C'est la dernière des libertés humaines :
  • 15:38 - 15:42
    choisir son attitude dans un ensemble
    donné de circonstances. »
  • 15:42 - 15:45
    Je voulais lui dire que
    non seulement les paraliseurs
  • 15:45 - 15:49
    et les paralysés doivent évoluer,
    se rapprocher de la réalité,
  • 15:49 - 15:51
    mais nous le devons tous --
  • 15:51 - 15:56
    celui qui vieillit, celui qui est anxieux, celui qui a divorcé, celui qui perd ses cheveux,
  • 15:56 - 16:00
    celui qui a fait faillite et tout le monde.
  • 16:00 - 16:02
    Je voulais lui dire qu'on n'a pas à dire
  • 16:02 - 16:04
    qu'une mauvaise chose a du bon,
  • 16:04 - 16:07
    qu'un accident vient de Dieu et que donc l'accident est une bonne chose,
  • 16:07 - 16:09
    qu'un cou brisé est une bonne chose.
  • 16:09 - 16:12
    On peut dire qu'une mauvaise chose, c'est nul,
  • 16:12 - 16:16
    mais que ce monde naturel
    a encore de nombreuses gloires.
  • 16:16 - 16:21
    Je voulais lui dire que, au final,
    notre mandat est clair :
  • 16:21 - 16:24
    Il nous faut nous élever
    au-delà de la mauvaise fortune.
  • 16:24 - 16:27
    Nous devons être dans le bien et profiter du bien,
  • 16:27 - 16:33
    étudier, travailler, l'aventure et l'amitié -- oh, l'amitié --
  • 16:33 - 16:37
    et la communauté et l'amour.
  • 16:37 - 16:40
    Mais surtout, je voulais lui dire
  • 16:40 - 16:42
    ce que Herman Melville a écrit,
  • 16:42 - 16:45
    que « pour vraiment apprécier la chaleur corporelle,
  • 16:45 - 16:48
    une petite partie de vous doit être froide,
  • 16:48 - 16:50
    car il n'y a pas de qualité dans ce monde
  • 16:50 - 16:54
    qui ne soit pas définie seulement par contraste. »
  • 16:54 - 16:56
    Oui, le contraste.
  • 16:56 - 16:58
    Si on est conscient de ce qu'on n'a pas,
  • 16:58 - 17:02
    on est vraiment conscient de ce qu'on a,
  • 17:02 - 17:06
    et si les dieux sont bons, on pourrait
    bien apprécier pleinement ce qu'on a.
  • 17:06 - 17:08
    C'est le seul don singulier qu'on peut recevoir
  • 17:08 - 17:11
    si on souffre de quelque manière
    existentielle que ce soit.
  • 17:11 - 17:13
    Vous connaissez la mort, et donc
    vous vous réveillez peut être chaque matin
  • 17:13 - 17:15
    débordant de vie.
  • 17:15 - 17:17
    Une partie de vous est froide,
  • 17:17 - 17:20
    et donc une autre partie peut vraiment
    profiter de ce que c'est que d'avoir chaud,
  • 17:20 - 17:23
    ou même d'avoir froid.
  • 17:23 - 17:25
    Quand un matin, des années après l'accident,
  • 17:25 - 17:28
    je suis monté sur la pierre et le dessous de mon pied gauche
  • 17:28 - 17:32
    a senti un flash de froid, les nerfs enfin réveillés,
  • 17:32 - 17:37
    c'était exaltant, une rafale de neige.
  • 17:37 - 17:40
    Mais je n'ai pas dit ces choses à Abed.
  • 17:40 - 17:45
    Je lui ai seulement dit qu'il avait
    tué un homme, pas deux.
  • 17:45 - 17:49
    Je lui ai dit le nom de cet homme.
  • 17:49 - 17:53
    Et puis j´ai dit : « Au revoir. »
  • 17:53 - 17:55
    Merci.
  • 17:55 - 18:02
    (Applaudissements)
  • 18:02 - 18:05
    Merci beaucoup.
  • 18:05 - 18:09
    (Applaudissements)
Title:
Joshua Prager : À la recherche de l'homme qui m'a brisé le cou
Speaker:
Joshua Prager
Description:

Quand Joshua Prager avait 19 ans, un accident de bus devastateur l'a rendu hémiplégique. Il est retourné en Israël vingt ans plus tard pour trouver le chauffeur qui a bouleversé son existence. Dans ce récit fascinant de leur rencontre, Prager sonde de profondes questions sur la nature, le vécu, l'aveuglement et le destin.

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English
Team:
closed TED
Project:
TEDTalks
Duration:
18:30

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