(Applaudissements)
Être vieux, ce n'est pas si grave.
La vie pour la plupart des gens,
c'est comme les asperges.
Au début, l'enfance c'est
tendre, joyeux, insouciant.
L'adolescence, c'est toujours bon,
les premiers amours,
les espoirs, les découvertes.
Et puis ça se durcit.
La vie professionnelle,
les responsabilités,
mais c'est toujours dégustable.
Puis il arrive un moment où ça
devient si dur, amer, plein de fibres
que l'on est heureux d'arriver au bout.
Moi, j'ai dû avaler
ma vie d'asperge à l'envers.
Le début était coriace, combatif,
l'école, les parents sévères
et puis la guerre.
Les masques à gaz, les sirènes d'alerte,
et puis l'occupation nazie,
l'étoile jaune.
Ma famille se cachera en Dordogne
sous une fausse identité.
Déjà meilleur, l'apprentissage très tôt,
dès 14 ans, de mon métier d'imprimeur.
Puis le maquis, la résistance.
De plus en plus tendre, la libération,
l'amour, les enfants.
La vie de mon entreprise,
la création, les voyages.
Aujourd'hui je suis dans
cette partie croquante et délicieuse
libre, heureux, j'écris des livres
et je ne redoute qu'une chose,
c'est d'arriver à la fin de mon asperge.
Comme disait Woody Allen :
« Je n'ai pas peur de la mort,
mais quand elle se présentera,
j'aimerais autant ne pas être là. »
Le début de mon asperge si amer,
si dur, c'était l'occupation.
À 15 ans, je rentre
dans le maquis de Corrèze,
et je m'intitule « agent de liaison ».
En réalité je porte les plis
d'un maquis à l'autre,
à vélo, avec un cartable sur le dos,
pour avoir l'air d'un gamin
qui va à l'école.
Un jour de 1943, sur un pont, des soldats
allemands aidés par des miliciens
contrôlent les papiers.
Les miliciens, c'était
ces collabos extrémistes
chargés d'arrêter les résistants,
les Juifs, les Gitans et les maquisards,
et de les remettre à la Gestapo.
Un milicien m'arrête,
me fait descendre de mon vélo,
et me demande mes papiers.
Ils étaient faux,
et le message que je portais
était particulièrement compromettant.
J'étais sur le point
de lui montrer mes papiers,
quand un soldat allemand,
à l'autre bout du pont,
l'appelle et lui demande
de venir immédiatement.
Miracle ! Le milicien
me fait signe de partir.
Depuis cet instant,
je me suis dis que rien de vraiment
grave ne pouvait m'arriver.
Je ne suis pas encore blasé.
J'ai 89 ans et demi.
(Rires)
À partir de 80, on fête
les demi-anniversaires,
comme les enfants.
(Rires)
On ne sait jamais !
(Rires)
Parfois au cours de ma vie,
je me suis demandé :
« C'est quoi d'être vieux ?
A quoi pense-t-on ?
On fait quoi ?
On aime quoi ?
On attend la mort avec un mélange
de patience et de peur ?
Ou bien on en repousse l'idée,
en essayant de vivre encore intensément
en regardant autour de soi,
en participant,
en tentant de comprendre ce qui
se passe dans le monde ? »
J'ai donc choisi la deuxième solution.
Et je m'en sors en écrivant des livres.
La route vers le bonheur n'existe pas.
D'ailleurs, même si elle existait,
elle serait tellement encombrée,
qu'elle ne serait pas praticable.
En revanche, c'est en empruntant
des petits sentiers secrets
que l'on découvre,
en regardant autour de soi,
des petits bonheurs délicieux.
Il m'arrive rarement de penser à la mort.
C'est un mot, de toute façon,
que je n'aime pas,
c'est un mot sinistre.
« Fin de vie » me semble plus adapté
à ce que je ressens.
Il faut bien que ça finisse
un jour, cette belle aventure.
Par contre, la disparition de mes amis
est difficile à accepter.
Je me sens parfois comme dans une forêt
qui aurait subi un ouragan,
et où je serais
le seul arbre encore debout.
Ce que je redoute, c'est le fauteuil relax
dans lequel on s'assoupit
dans un demi-sommeil
doucereux et cotonneux.
Mais pour l'instant, j'en suis pas là.
Souvent on me demande :
« Mais comment tu fais pour avoir
encore la frite après tant d'années ? »
Je ne suis pas un gourou, capable de
donner des leçons de vie joyeuse.
Mais ce que je peux,
c'est vous faire partager un peu de
mon énorme caisse de souvenirs,
mélange d’allégresse, de mélancolie,
et d'une certaine forme de béatitude.
Il y a des années de ça,
des années et des années,
une amie me disait :
« Ce qui m'agace le plus en toi,
c'est que tu es toujours béat. »
70 ans après, je suis toujours béat,
devant les inventions, les innovations,
les films, les livres,
la musique, le design.
Oui, je suis béat.
Quand je consulte ma tablette
pour tout savoir sur Blaise Pascal,
ou pour trouver
une nouvelle machine à laver,
et qu'elle clignote, l'air entendu,
et en quelques secondes,
me dit tout sur ce cher Blaise,
en me proposant les 100 derniers
modèles de machines à laver.
Autrefois, si tu voulais t'informer
rapidement sur un penseur,
ou sur le dernier modèle d'électroménager,
tu devais t'abonner
à un service téléphonique payant.
Tu composais SVP 11 11
sur le cadran de ton téléphone
et tu posais la question à une hôtesse.
Elle consultait ses fiches
et te rappelait.
SVP 11 11 répondait à environ
5 000 questions par jour.
Aujourd'hui, il y a plus de 3 milliards
de recherches sur Google par jour,
soit près de 40 000 par seconde.
Oui, je suis béat...
quand je prends
le tunnel sous la Manche,
dont j'ai eu la chance d'assister
à la réunion des deux tronçons,
pendant sa construction.
Je suis béat quand
on m'opère d'un simple rayon
au lieu de me charcuter comme autrefois.
C'est le genre de chose
qui me donne de l'espoir
et me fait croire que l'Homme
peut être extraordinaire.
Et la femme aussi bien sûr.
En commençant par la mienne.
Je vais vous raconter
notre première rencontre.
Elle était plutôt surprenante.
C'était l'époque des surprises-parties,
des slows, du swing.
On amenait ses 45 tours,
et sa bouteille de Whisky.
J'invite une fille à danser.
Je lui demande son nom,
elle me répond : « Lise Weill.
-- C'est drôle, moi c'est Claude Weill.
-- Ah bah oui, c'est marrant.
-- Et là-bas, c'est ma sœur,
c'est Micheline Weill.
-- Oh bah ma sœur s'appelle
aussi Micheline Weill !
-- Mais ne me dites pas que
votre père s'appelle Robert !
-- Mais si, mon père
s'appelle Robert aussi.
Mais il est mort.
-- Mais le mien aussi.
-- Mais c'est fou ! Où habitez-vous ?
-- Dans le 17ème.
-- Moi aussi.
-- Et vous avez 19 ans ?
Moi aussi. »
Nous sommes repartis ensemble.
Nous avons descendu l'avenue Niel,
il faisait sombre et très froid.
Lise a mis sa main dans
la poche de mon manteau.
Et voilà 70 ans que nous sommes ensemble.
Nous avions des métiers
totalement différents.
Je dirigeais une entreprise de PLV,
de marketing au point de vente.
Lise, elle, était chirurgien-dentiste.
En plus de son cabinet, elle avait créé
un service de soins dentaires gratuits
dans un hôpital parisien.
C'était avant la CMU.
Ensuite, elle a fondé une association
avec quelques confrères,
ils partaient dans des régions
très éloignées
où aucun dentiste ne s'aventurait.
Ils soignaient des gens qui risquaient
parfois de mourir de dénutrition
parce que leurs dents étaient
en mauvais état,
et qu'ils ne voulaient plus s'alimenter.
Lise formait des habitants
aux premiers soins.
Elle a aussi travaillé dans les Andes,
à plus de 4 000 mètres d'altitude,
ou au Nicaragua, en pleine guerre.
Pour opérer dans ces régions
sans électricité,
Lise avait créé une valise spéciale
avec un ingénieur.
La partie supérieure renfermait
un panneau solaire,
et l'intérieur une unité complète
de soins dentaires.
La valise de Lise, comme
on l'appelait à ce moment-là,
est un outil maintenant couramment
utilisé partout dans le monde.
Pour cet engagement et pour bien d'autres,
elle a reçu la Légion d'Honneur
des mains de Bernard Kouchner.
Quand nous nous retrouvions, nous
avions tant de choses à nous raconter,
et c'est peut-être un des secrets
de la vitalité de notre couple.
Ma béatitude ne m'aura pas
empêché d'être souvent révolté,
indigné, bouleversé
par l'injustice et le fanatisme.
Lise et moi, nous avons milité pendant
40 ans à Amnesty International,
pour défendre les droits humains.
Et c'est en se battant
pour cette cause commune,
que nous avons rencontré
des gens merveilleux,
qui sont devenus des amis proches.
A Madagascar, j'ai participé
à la construction d'une école
et d'un village d'accueil de 100 maisons,
et qui progresse encore
grâce à son créateur Daniel Dupuis,
malgré les immenses difficultés
rencontrées dans ce pays.
Un jour, un ami que j'admirais
beaucoup m'a dit :
« Il ne faut pas mourir
avant d'avoir écrit un livre. »
Il est mort sans en avoir écrit aucun.
Moi, j'ai suivi son conseil,
et j'en ai déjà écrit quatorze.
Mais il faut que je me dépêche !
Après les événements de Charlie Hebdo,
du magasin casher, et du Bataclan,
j'étais abasourdi, abattu.
Je ressentais autour de moi
inquiétude et découragement.
Par défi, par révolte, j'ai voulu écrire
un livre joyeux et insouciant,
et essayer de redonner pour un instant
le sourire à mes proches
et aux inconnus qui liront ce livre.
J'ai écrit « Zéro tristesse ! »,
illustré par Claire Maupas,
à qui j'ai confié les dessins
de cette conférence.
Voilà, vous l'aurez compris,
être vieux, ce n'est pas si grave.
Je n'ai pas de recette de
vieillesse joyeuse à vous donner,
mais ce que je sais, c'est qu'à 30 ans...
A 30 ans ? Non. A 89 ans et demi,
(Rires)
j'ai encore soif de découverte, d'aimer
et de me goinfrer d'asperges !
(Applaudissements)
Merci !
(Applaudissements)
Merci !
(Applaudissements)