Le 4 mai 1989, mon père, Jean-Marie Tjibaou, et Yeiwéné Yeiwéné étaient abattus. Ils étaient tous les deux des leaders politiques nationalistes et avaient conduit les discussions ayant mené à l'accord de paix et de rééquilibrage économique ici au pays, en Nouvelle-Calédonie. Ils ont été tués par balle, par Djubelly Wéa. Lui-même a été abattu car il était opposé à cet accord. Cet assassinat se passe durant une cérémonie coutumière, lieu sacré de la parole. Il y a des cris, des bousculades. Les gens s'enfuient. Les familles se divisent. C'est le trou noir. La parole meurt. (Crie) C'est par le souffle que je suis venu au monde. Un souffle de vie qui s'est transmis de bouche à oreille depuis l'aube des temps. Un souffle qui a émergé du tumulte fracassant de ma naissance lorsque mes ancêtres m'ont libéré du ventre de ma mère. Je suis né nu comme vous et comme vous, je repartirai nu dans le silence d'un soupir qui libérera ma carcasse de cette flamme que mes ancêtres ont allumée ici il y a 3 500 ans et qui ont accouché de mon identité. Je suis un Kanak parce que « kanak » veut dire « homme ». (Kanak) Vi kaamôô nai nyaa pwa motip ne vi vhalik. Littéralement, cela signifie : « Le pays vit de la parole. » C'est un dicton que les vieux de chez moi disent. Chez moi, c'est Wango, la tribu de Tiendanite près de Hienghène, au Nord de la Nouvelle-Calédonie. C'est tout petit, Tiendanite. On est à peine 150 personnes. Ça représente 0,055 % de la population du pays. C'est infime, minuscule, mais on a un cœur aussi grand que le monde. Tiendanite, c'est ma racine. C'est le point de départ du sentier sur lequel je vais cheminer à votre rencontre. Une rencontre à travers la parole parce que nous sommes un pays de tradition orale et ce que l'on dit « dicton » chez vous, se nomme « hwanvhalik » chez nous. Littéralement, « entrée de parole ». C'est une réflexion sur l'apport que ma culture, la culture Kanak, apporte au monde. Quand on dit que le pays vit de la parole, on pense le monde de là où nous sommes. Ce dicton, la dernière fois qu'il m'est revenu à l'esprit, c'est à l'occasion de la crise sanitaire Covid-19, ici au pays, lorsqu'une partie des acteurs des chefferies du monde coutumier Kanak s'est exprimée pour demander à fermer les aéroports afin de protéger le pays de l'arrivée du virus par nos visiteurs. Cette position a fait débat parce que certains ont estimé que les acteurs coutumiers Kanaks sortaient de leur champs de compétences. Il fallait qu'ils restent à leur place. Ce syndrome du « reste à ta place » adressé au monde Kanak, ça fait un moment qu'on nous l'adresse. Le Covid-19, est-ce qu'il est resté à sa place, lui ? La seule règle qui compte pour nos chefs coutumiers, c'est de préserver la vie, la vie de leurs familles, la vie de leurs sujets, la vie de tous ceux qui se tiennent à nos côtés. On ferme la porte vers l'extérieur, on se replie vers l'intérieur. Cette stratégie de repli envisagée par le monde Kanak l'a été aussi du fait que nous avions la ressource suffisante pour nous nourrir. Personnellement, je n'ai pas vu les vieux de chez moi courir dans les magasins après les rouleaux de papier hygiénique, mais plutôt après les barquettes de poulet. (Rires) Donc ce n'est pas forcément mieux, mais c'est peut-être plus compréhensible. Ce qui était d'autant plus paradoxal dans cette crise où on ne pouvait ni se voir ni se toucher, ça a poussé les gens à se reconnecter aux autres, à leur culture, à leurs parents, à leurs enfants. Comment ? Simplement par le geste et la parole. Les vieux n'ont pas hésité une seconde à sanctuariser les îles et fermer les aéroports. C'est une parole racine, une parole qui vient du ventre de la Terre. Cette pensée présentée comme futile par ses détracteurs est le fruit de 3 500 ans d'expérience. 3 500 années de lutte pour la survie sur une île, ce n'est pas rien. Savoir identifier un danger et la manière de s'en préserver est la condition même de la survie de l'homme dans cette partie du monde. C'est une évidence pour nous, mais cet autre-là, Occident aux mille visages, Écossais, Français, Anglais, n'a commencé à nous entrevoir qu'hier mais nous étions déjà des hommes avant, avec nos mythes, nos chants, nos danses, nos cultures et cette vision si particulière de notre nature. Elle était notre monde et nous étions ses enfants, accrochés à ses bras qui portaient nos cases, ses lianes sentiers qui couraient à la crête des montagnes, ses fruits ignames que nous offrions lors des cérémonies, jusqu'à ce que l'on nous renie ce droit d'exister. Aujourd'hui, vous êtes dans ma maison et je viens vers vous chargé de 3 500 ans d'expérience humaine. Par chez nous, l'essence même de notre culture naît de l'hospitalité parce que c'est de la rencontre que naît la vie, l'intelligence, la force, la diversité, la solidarité et même la joie mais le préalable à cette rencontre, c'est la reconnaissance. Il s'agit d'être certain que celui à qui je m'adresse est un homme et qu'à ce titre, j'honore et je respecte cette condition qui fait de lui un héritier potentiel de ce que ses ancêtres ont transcendé à travers lui d'expérience au monde. C'est le point de départ du lien qui se tisse par le verbe, le geste, la main ou la joue qui se tend. Dans notre histoire, il y a bien des fois où lorsque la parole est absente, il a fallu trouver des solutions, comme lors de notre première rencontre officielle avec l'Occident en 1774. Les vieux racontent que lorsque James Cook est arrivé, ils se sont approchés de lui, l'eau à mi-cuisse. Ils ont vu qu'ils étaient bien différents d'eux, avaient plusieurs couches de peau, ils ne parlaient pas la même langue. On dit qu'ils n'arrivaient pas à se comprendre. Ils ont fait des signes pour communiquer, mais sans succès. À un moment donné, a germé chez eux l'idée qu'ils avaient peut-être affaire à des esprits. Pour vérifier s'ils s'adressaient à des hommes ou à des dieux, ils ont proposé aux navigateurs écossais un poisson, un poisson qui rend malade, un poisson gratteux. (Rires) Puis plusieurs jours après avoir consommé ce mets délicat, quelques marins furent atteints par la gratte. On dit que c'est comme ça qu'ils ont reconnu que c'étaient des hommes. S'ils avaient été des esprits, ils auraient tout de suite vu que le poisson offert était empoisonné, gratteux. Voyez comme l'absence de parole est dangereuse. Sans parole, on ne se reconnaît pas. L'absence de parole, l'absence de reconnaissance nous conduit à la violence, la violence envers les autres, la violence envers soi-même. C'est ce qui s'est passé avec James Cook en Nouvelle-Calédonie à ce moment-là et puis avec d'autres par la suite. À ce moment-là de ma présentation, j'avais pensé prouver avec vous cette méthode et j'avais amené une petite glacière de poissons à vous offrir. (Rires) Puis on m'a dit que ce n'était pas possible. (Rires) « Tu ne peux pas faire ça Emmanuel, tu sais, les gens ont payé, tout ça. » (Rires) Donc voilà. Il faut se parler, il faut se parler parce que la parole des hommes fait vivre notre pays et fait vivre le monde. Partager nos ressources, partager nos histoires, nos visions du monde pour pouvoir donner naissance à de nouveaux soleils. Pour pouvoir se parler, il faut se dépasser soi-même, être capable d'abandonner ses propres certitudes, pour pouvoir enrichir de nouvelles boutures. Si on ne se parle pas, les armes prennent le relais. Le 17 juillet 2004, après des mois de palabres, et 15 ans après la mort de mon père et celle de Yeiwéné Yeiwéné, ma tribu, la tribu de Tiendanite, a fait rentrer la tribu de Gossanah dans la cour de la chefferie Tjibaou. Gossanah, c'est le nom de la tribu d'où est originaire Djubelly Wéa, l'assassin de mon père. Le silence était si pesant à leur arrivée qu'on aurait dit que le temps s'était figé. On n'entendait même plus les oiseaux chanter. Dans un dernier mouvement, le catéchiste porte-parole de la tribu s'avance et avec mes frères, je le suis. Les deux clans vont bientôt se faire face dans cette cour devenue immense. Il faut faire un choix. Il se retourne vers moi, s'adresse à moi dans la langue et me dit : « Aujourd'hui, l'ensemble des clans de la tribu, nous sommes avec vous et vous allez nous dire si vous choisissez la vie, nous allons tendre la joue, si vous choisissez la mort, nous allons tendre les casse-têtes et nous allons mourir, tous, ce jour. » Des larmes de colère, de tristesse ont coulé sur nos joues mais nous avons choisi la vie. Le soir même, nous avons chanté, dansé sur les paroles de réconciliation. (Siffle et danse) La parole, si essentielle. Dans ma culture, il y a ce que l'on appelle les « kaan vhalik ». Ce sont des boutures de paroles. Elles ont un statut vraiment particulier. Comme pour les plantes, elles viennent se greffer, se greffer sur des paroles souches qui racontent l'origine des choses. La bouture de parole nourrit et mature son processus de vie au contact de cette pensée sur laquelle elle vient de se greffer. Cette notion traduit l'imaginaire né de la rencontre. Si la greffe est une blessure, c'est l'opportunité aussi de générer une nouvelle vie. Cette notion ne renvoie pas simplement à la préservation de l'espèce ou au renouvellement des idées. C'est l'idée aussi qu'une pensée, si elle s'enracine dans un terroir, y fait souche, elle grandit et mûrit au contact d'autres imaginaires. C'est l'idée que la culture, l'humanité de chacun d'entre nous, ne se transmet que si nous faisons acte d'humilité en s'imprégnant de la culture, de la pensée, de l'histoire de l'autre. Mon pays, par ses langues, fait l'éloge de la rencontre, des plus anodines, lorsque l'on croise des inconnus au bord de la route, un salut, un sourire, c'est ce qu'on fait ici, jusqu'aux plus formelles, à l'occasion des cérémonies coutumières. C'est ce qui nous accompagne depuis l'origine des temps et nous oblige à la reformulation permanente. Cette bouture de parole, je vous l'offre pour que vous puissiez la planter dans votre tête ou dans votre cœur, qu'elle puisse germer à la lueur de nouveaux soleils. J'espère qu'elle poussera, qu'elle donnera de beaux fruits ou de belles fleurs et que vous pourrez l'offrir à votre tour jusqu'à ce que le souffle de vie vous abandonne. (Souffle) (Applaudissements)