[MUSIQUE GENERIQUE]
La conversation scientifique,
par Etienne Klein.
Aujourd'hui, que veut dire "traduire"?
Etienne Klein: Grand lecteur
et grand traducteur,
Valéry Larbaud était entouré de livres
qu'il avait fait relier dans une couleur
qui était fonction de la langue
dans laquelle ces livres étaient écrits :
les romans anglais étaient reliés en bleu,
les espagnols en rouge,
les allemands en vert, et ainsi de suite.
Il s’agissait de donner à voir
que les langues ne sont pas neutres,
qu’elles colorient les textes d’une façon
si singulière et si intense
qu’aucune œuvre ne peut être considérée
comme indépendante
de sa langue originelle.
Pourtant, bien sûr, des transformations
en forme de passerelles sont possibles,
mais elles relèvent toujours
d’une opération délicate : la traduction.
"Tout le travail de la traduction,"
écrivait le même Valéry Larbaud,
"est une pesée de mots.
Dans l’un des plateaux nous déposons
l’un après l’autre les mots de l’auteur,
et dans l’autre nous essayons tour à tour
un nombre indéterminé de mots
appartenant à la langue
dans laquelle nous traduisons cet auteur,
et nous attendons l’instant
où les deux plateaux seront en équilibre".
Fin de citation.
Mais est-ce bien ainsi qu'il faut
concevoir la traduction?
Une opération de pesée toute en finesse,
à la fois rigoureuse et littéraire?
Ce qui est certain,
c'est que la traduction n'est nullement
un petit événement inoffensif
qui serait accessible à coups
de petits logiciels.
Elle est toujours une authentique
activité intellectuelle,
une sorte de savoir faire
avec les différences,
de jeu subtil avec les mots, les phrases,
le sens, les rythmes, les idées.
Traduire, c'est en somme pomper des ombres
provenant d'horizons divers.
Il n'y a pas une, mais des langues:
c'est un fait.
Dès lors, comment construire
un monde commun,
un monde où chacun soit capable
de parler à n'importe qui
et de s'en faire comprendre.
On voit bien qu'il y a deux écueils:
le premier, c'est la globalisation
des échanges,
qui nous porte à parler une espce
de "globish" pauvre,
sans âme, sans génie,
une sorte de désesperanto qui lui-même,
nous pousse vers une culture universelle,
plate, et tristement homogène;
le second, c'est la juxtaposition
de communautés linguistiques étanches,
repliées dans leurs surdités
et figées dans leurs identités.
Comment éviter ces deux pièges?
En comprenant que la diversité des langues
est une richesse, qu'elle est une chance,
mais à condition, bien sûr, de traduire.
D'où la question que va aborder aujourd'hui
notre conversation scientifique:
Que veut dire "traduire"?
Et pour répondre à cette question,
j'ai invité Barbara Cassin: bonjour.
B. Cassin: Bonjour.
EK: Bonjour, vous êtes philosophe
et philologue,
directrice de recherches au CNRS
et vous publiez Eloge de la traduction
Compliquer l'universel,
livre paru chez Fayard,
et ma première question porte
sur la couverture.
Que représente-t-elle? On voit
un panneau avec des lettres, des signes.
BC: Oui, c'est un panneau d'école
qui indique l'Ecole des Dunes.
L'Ecole des Dunes, c'était l'école
qui a été faite à Calais, et ce panneau,
ce qu'il y a d'extraordinaire ...
EK Dans la Jungle?
BC Dans la Jungle, zone sud.
Et ce panneau,
ce qu'il y a d'extraordinaire
-- c'est moi qui ai pris la photo --
c'est qu'il est dans un No Man's Land,
parce qu'il subsiste seul
après le démantèlement.
Et donc, on voit un paysage désertique,
avec de temps en temps
une chaussure qui émerge, ou une poupée
et des ordures en train de brûler,
avec une grande flèche rouge.
Et ce panneau indique "école"
dans un grand nombre de langues,
pas seulement l'anglais, mais aussi
de l'urdu, de l'arabe, 6 ou 7 langues
qui étaient les langues parlées
par les migrants dans cette Zone.
Et donc, c'est une flèche vers le vide,
le vide qui est notre accueil,
qui est notre manière d'accueillir
ces gens qui parlent diverses langues,
Sauf que, sauf que quand j'y suis allée,
le démantèlement venait d'avoir lieu,
mais l'école n'avait pas été démolie,
elle est toujours là,
et cette Ecole des Dunes,
il y avait des enfants
qui apprenaient et qui travaillaient
avec des enseignants.
Et personne ne pouvait croire
qu'il y avait encore quelque chose, là.
Mais si: il y avait encore
quelque chose là et c'est ça, au fond,
qui m'a donné le seul espoir
que j'ai pu avoir dans cette visite.
EK: Et cette école
qui continue à fonctionner,
alors qu'alentour,
c'était presque le désert.
BC: Oui, et que des voitures noires
se sont arrêtées pendant que j'y étais,
des hommes bien mis en sont sortis,
avec cravate,
et ils ont commencé par me demander
si j'étais journaliste.
J'ai dit: "Non, je suis philosophe,"
ça fait bizarre.
Et puis, ils ont passé la tête
dans l'école,
en s'attendant à ce qu'il n'y ait
plus rien ni personne.
En fait, il y avait donc des enfants
en train de travailler.
Et je leur ai demandé -- j'ai compris
qu'ils étaient des officiels, je crois,
le nouveau sou-préfet,
et je lui ai demandé:
"Bien entendu, vous avez organisé
le ramassage scolaire?" [RIRES]
EK Mais vous y étiez allée
pour voir cette école,
ou vous l'avez découverte
pour d'autres raisons?
BC: J'y suis allée à l'invitation
d'un certain nombre d'associations
et un livre a été produit,
qui s'appelle Décamper,
avec -- à l'invitation, par exemple,
de Samuel Lequette
qui a dirigé ce livre collectif.
Et donc, j'étais allée voir, comprendre,
tenter de comprendre.
EK: Alors dans ce livre,
Eloge de la traduction,
vous abordez plusieurs problèmes,
notamment,
comment nous considérons
la langue de l'autre
quand nous ne la comprenons pas.
Alors, en français, on dit:
"C'est du chinois" ou "c'est de l'hébreu,"
ça dépend, en arabe, on dit que c'est
du persan ou de l'hindi,
en hindi, on dit que c'est du tamoul,
etc.
BC: Oui
EK: c'est-à-dire que chaque langue
en incrimine une autre,
ou plusieurs autres,
comme radicalement étrangères.
BC: Absolument.
EC: Est-ce que ça veut dire qu'on est
portés toujours à considérer que
sa langue maternelle,
c'est la meilleure langue possible?
BC: Si on est grec, grec ancien, oui.
Moi, je suis helléniste et pour moi,
ce qui est très clair,
alors que bon, le grec est une langue
absolument magnifique
et les textes en grec ancien
sont des textes, je crois,
dont tout le monde peut avoir besoin.
Je veux dire, un texte comme
La métaphysique d'Aristote,
qui commence par: "Tous les hommes
désirent naturellement savoir,"
mais vous en avez besoin, comme moi, bon.
Hé bien, ce qu'il y a là dessous,
malgré tout,
c'est une appropriation de l'universel.
C'est-à-dire que les Grecs
appelaient logos
ce que les Latins ont traduit
très justement, par ratio et oratio,
raison et discours.
EK: Donc, il y a deux sens, pour le même -
BC: Ben, c'est u... c'est le même, voilà.
Et c'est même ça, le problème, c'est
que ce soit le même sens.
C'est-à-dire que le logos
que parlaient les Grecs
soit aussi la raison universelle.
C'est ça que j'appelle
"appropriation de l'universel."
Moyennant quoi, ce lui qui parle et
qu'on ne comprend pas, quand on est grec,
c'est un barbare
qui fait "bla bla bla".
C'est-à-dire qu'il est
non intelligible.
Peut-être qu'il ne pense pas vraiment,
en tout cas, il ne parle pas vraiment
quand il ne parle pas comme vous.
EK: Donc les Grecs
ne parlaient pas une langue,
mais ils parlaient la langue,
BC: Ils parlaient la langue: ils étaient,
comme dit Modigliano,
fièrement monolingues.
EK: ça veut dire que le verbe traduire
n'existait pas en grec ancien?
BC: Et bien non, vous voyez bien
comment il est fait,
c'est un verbe latin, tra-ducere,
conduire en face ou faire traverser.
Bon, et en latin -- en grec, il y avait
beaucoup de candidats, mais a posteriori,
pour le mot traduire.
L'un des premiers candidats, c'est
hermeneuein qui a donné "herméneutique"
et qui a été traduit en latin
par interpretari.
Le De Interpretatione d'Aristote,
c'est le Peri hermeneias, bon.
Donc vous voyez que ça ne veut pas dire
d'abord traduire,
ça veut dire quelque chose comme
"interpréter".
C'est d'ailleurs le sens
que ce mot "traduire"
a aussi, littéralement, en arabe.
Et dans l'exposition que je fais
à Marseille, "Après Babel, traduire",
le premier texte de salle, c'est un texte
qui est en chinois, en arabe, en anglais,
parce qu'il le faut de toute façon,
et en français.
Et à chaque fois, bon, il y a
le mot "traduire" dans la première phrase,
dans -- chacun dans sa langue.,
Et ensuite, je fais comme un espèce de
codicille, si vous voulez,
ou de note, mais en haut de page,
qui indique ce que veut dire littéralement
"traduire" dans cette langue.
Donc, en arabe, ça veut dire interpréter
et en chinois, ben Fānyì, ça veut dire
"retourner un tissu",
"échanger" et "retourner un tissu".
Et il y a une très belle phrase
d'un maître chinois, qui dit:
"Voilà, traduire, c'est retourner
un tissu, retourner une soie brodée
et se rendre compte que la fleur
du dessous n'est pas celle du dessus.
Donc, vous voyez, c'est même
un autre geste technique qui est enclos.
EK: Alors, on ne fait pas que
traduire des langues,
on peut aussi traduire en justice.
D'où vient que ce soit le même mot?
BC: Porter vers, vous transportez devant.
EK: Une traduction des actes
vers un autre langage,
qui est celui de la loi, par exemple?
BC: Absolument, oui, enfin,
vous transportez aussi un accusé
devant les juges,
vous traduisez en justice.
Ce n'est pas seulement l'acte,
c'est la personne même
qui est mise devant ses juges.
Mais vous traduisez
--traduire a une métaphorique
immensément large --
vous traduisez des sentiments, vous --
EK:: Bon, quand on dit "traduire"
pour ce qui est du langage, on pense
à une traduction de phrases, de mots,
BC: absolument.
EK: mais il y a aussi un rythme
dans les phrases.
Comment est-ce qu'on fait
pour traduire un rythme, par exemple,
le fait qu'en allemand,
on mette le verbe à la fin,
est-ce que ça change le rythme
des conversations?
BC: Ça change non seulement le rythme,
mais ça change même la manière de penser;
D'une certaine manière, chaque langue
est une culture et une vision du monde.
Ça, c'est absolument clair.
EK: Est-ce qu'on peut penser
en plusieurs langues? La même chose?
BC: Oui -- euh, je ne sais pas
ce que veut dire "la même chose":
on peut penser en plusieurs langues,
et on peut penser --
EK: Je parle de la même personne qui
penserait en plusieurs langues.
BC: Je comprends bien,
mais je ne crois pas, par exemple
que -- je ne sais pas
ce que ça veut dire, voilà.
Je sais que je peux rêver
en plusieurs langues,
ça m'est déjà arrivé
et c'est à chaque fois
un hommage à la langue de l'autre.
Penser la même chose en plusieurs langues,
je ne sais pas
ce que veut dire même, alors.
C'est-à-dire que, vous le dites vous-même
très justement,
il y a un corps des langues qui est,
par définition, intraduisible.
C'est ce que Derrida appelait
"l'intraduisible corps des langues".
Laisser tomber le corps, c'est
l'essence même de la traduction.
EK: C'est-à-dire que les langues,
ayant un corps propre,
ne peuvent pas être mises
en bijection totale ou directe
les unes avec les autres?
Il y a toujours des trous, des manques,
des sens différents?
BC: Oui
EK: Et ça pose la question, par exemple, de
savoir si on peut traduire la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme
dans toutes les langues:
est-ce que c'est le cas?
Est-ce qu'on peut traduire
cette Déclaration,
est-ce que tout a un sens?
BC: Je pense qu'on peut traduire tout,
c'est-à-dire que l'on peut transposer
dans une autre langue.
On peut le mettre en d'autres rythmes,
en d'autres mots, etc.
Dire que c'est la même chose qui est
alors dénotée et connotée,
certainement pas
EK: et comprise.
BC: Alors, comprise,
c'est encore autre chose
parce que nous sommes tous, aussi,
non seulement des gens
qui ont une culture et une histoire,
mais des hommes.
Je ne sais pas ce que ça veut dire:
ce que je veux dire,
c'est que, en tout cas, l'universel
doit être compliqué.
C'est le sous-titre de mon travail
sur la traduction,
de mon éloge de la traduction.
Compliquer l'universel.
EK: C'est une sorte d'injonction.
BC: Oui --
EK: Parce que vous le dites
à plusieurs reprises,
vous détestez
-- je crois qu'on peut le dire comme ça --
BC: Oui.
EK Ce qu'on appelle le globish,
BC: Oui.
EK Qu'est-ce que vous lui reprochez,
parce que finalement, c'est une langue
de communication, qui permet
à des gens qui ne pourraient pas
communiquer autrement,
de se faire comprendre?
BC: Ils pourraient communiquer autrement,
ils pourraient communiquer
par la traduction.
Le globish est une langue de communication
tout à fait adaptée à, disons,
à un usage du monde
tel que nous le vivons,
mais justement, c'est une langue de
communication,
c'est-à-dire que le point, c'est que
le globish fait penser que
toute langue est simplement
un outil de communication.
Or c'est un outil de communication,
mais c'est aussi autre chose,
à chaque fois,
et c'est pour ça qu'il faut partir
du pluriel.
Il y a des langues.
EK: Oui, vous dites, "on ne rencontre
jamais le langage,
on ne rencontre que des langues."
BC: Oui, je paraphrase Humboldt,
le grand linguiste du 19éme, allemand.
Oui, on ne rencontre que des langues
et pour moi, c'est le contraire
d'un universel postulé du genre logos
ou du genre Heidegger, du genre:
"Es gibt Sein"
qui d'ailleurs se dit en allemand
ou en grec.
"Il y a de l'être" -- en français,
si vous voulez, avec le "Il y a",
ou en anglais, avec le "there is"
et vous voyez déjà qu'on n'est pas
tout à fait dans le même.
EK Oui, par exemple, si l'on imagine --
quand on prononce, nous, le mot "esprit";
est-ce que ça évoque pour nous qui le
prononçons, ce mot,
quelque chose qui ressemble à ce que pense
un Allemand lorsqu'il dit Geist?
BC Mais euh--
EK Est-ce qu'on peut le savoir, ça?
Est-ce qu'on peut faire une expérience
qui permettrait de comparer
ce qu'évoque ces mots, ce même mot,
dans des langues différentes?
BC On peut en tour cas lire des textes
où ces mots sont en usage
et regarder comment on le traduit,
ces textes, comment on les traduit
et essayer de percevoir le "entre"
et la différence.
Pour moi, la traduction, c'est à coup sûr,
la meilleure définition
qu'on puisse en donner,
c'est que c'est un savoir faire avec
les différences
et pour reprendre Hegel,
l'exemple de Hegel,
la phénoménologie des Geistes,
vous pouvez voir que ça a été traduit
deux fois en anglais:
une fois comme
"phenomenology of the mind"
et une autre fois comme
"phenomenology of the spirit".
EK Ce n'est pas la même chose
pour un anglais. BC Hé bien ce n'est
pas du tout la même chose.
C'est-à-dire que dans un cas, Hegel
est un ancêtre du spiritualisme,
ou un spiritualiste.
Et ce n'est pas faux:
La phénoménologie de l'esprit
est aussi spiritualiste.
Et dans l'autre cas, c'est un ancêtre
de la philosophie de l'esprit.
et ce n'est pas faux.
EK: Donc ce n'est pas un contresens
dans les deux cas -- BC: Non --
EK: C'est juste une nuance --
BC: C'est une visée
et cette visée, elle est toujours aussi
politique.
Qu'est-ce qu'on veut faire de Hegel?
Comment est-ce qu'on veut s'en servir?
EK: Vous voulez dire que la traduction
peut servir à l'instrumentaliser?
BC: La traduction est,
par définition même, politique.
Il n'y a pas d'acte de traduction
qui ne soit pas un acte politique.
Et ce depuis le départ, c'est-à-dire
depuis, si vous voulez,
le passage du grec au latin,
depuis la Translatio studiorum,
le transfert des savoirs,
qui était aussi connue comme
Translation imperii,
"transfert du pouvoir", au Moyen-Âge,
entre le grec, le latin, l'arabe
et le retour dans le giron latin.
EK: Vous dites d'ailleurs:
"la traduction est aux langues
ce que la politique est aux hommes."
BC Oui.
EK: Ça lui donne une importance
considérable. BC: Oui. mais--
EK: Pas seulement
dans le champ de la politique, mais --
BC: Je pense --
EK: dans le champ des idées.
BC: Je pense, et en ça, je serais,
si vous voulez,
dans le prolongement de Arendt qui pense
que pour qu'il y ait politique,
pour qu'il y ait du politique,
il faut une pluralité de divers
et il faut des hommes avec un petit "h"
et un "s".
EK: Elle est citée d'ailleurs --
BC: et non pas "l'Homme"
EK: dans le catalogue de l'exposition
dont vous avez parlé, à Marseille,
"Après Babel, traduire":
vous citez Hannah Arendt,
enfin j'ai trouvé la citation dans
le catalogue -- BC: Oui
EK: Je ne sais pas de qui elle est:
"A chaque fois que le langage est en jeu,
la situation devient politique,
parce que c'est le langage qui fait
de l'homme un être politique."
BC: Oui, absolument.
Mais Arendt, en cela,
est parfaitement aristotélicienne.
Le début de La politique d'Aristote
dit que
l'homme est un animal plus politique
que les autres, parce qu'il a le logos.
EK: Alors vous avez dirigé, Barbara Cassin
le Dictionnaire des intraduisibles
qui a été traduit en plusieurs langues,
paradoxalement [RIRES]
BC: Oui, oui, tout à fait.
EK: Qu'est-ce qui vous a donné cette idée,
qui a été quand même un travail --
BC: 15 ans
EK: 15 ans de travail,
beaucoup de collaborations
BC: 150.
EK: Les traductions, elles-mêmes
réclament un travail colossal.
BC: Oui
EK: qu'est-ce que ça vous a appris
sur la traduction
que vous ne saviez pas auparavant?
BC: Mais je ne savais rien
sur la traduction! J'étais juste --
EK: Alors, qu'est-ce qui vous a
donné l'idée?
BC: Oui, j'avais cette expérience
de traductrice
d'un certain nombre de langues,
mais, essentiellement, du grec -- ancien.
Et j'avais cette expérience, qui consiste
à me rendre compte que,
quand je lisais Aristote, par exemple
L'étique à Nicomaque en français,
non seulement, je ne comprenais pas,
mais ça ne m'intéressait pas du tout, bon.
Alors que quand je le lisais en grec,
tout se mettait à pétiller et à vibrer.
Et voilà: donc ça, c'est une expérience,
si vous voulez, de philosophe.
Je crois que tous les philosophes
ont cette expérience de
notes en bas de page nécessaires.
Donc dans ce
Dictionnaire des intraduisibes,
au fond, ce sont
toutes les notes en bas de page
qui sont devenues du plein texte.
Mais en revanche, j'avais très clairement
un désir politique.
C'est-à-dire que l'Europe était
en train de se fabriquer,
l'Europe de la culture, et pour moi,
il y avait deux dangers extrêmes.
Le premier danger, c'était le globish,
le Global English,
qui aurait, au fond, réduit
toutes les langues que nous parlons,
toutes les langues de culture, à être
de simples dialectes à parler chez soi.
Donc la seule langue, l’espéranto moderne,
si vous voulez, le Global English,
c'est véritablement une langue
de pure communication qui sert à quoi?
Qui sert aux expertises européennes
et qui sert au financement.
EK: Au commerce.
BC: Au commerce et au financement
intellectuel aussi.
Quand vous avez un projet de recherche
au CNRS, vous devez le rédiger
pour obtenir des fonds --
EK: pas qu'au CNRS --
BC: en globish -- et pas qu'au CNRS,
mais au CNRS, en tout cas,
j'en ai fait l'expérience.
Pour l'Europe, c'est comme ça.
Donc vous -- c'est une langue, disons,
aussi plate que possible
et dès que vous la parlez bien,
c'est-à-dire si vous parlez
non pas globish mais anglais,
vous n'êtes pas compris, donc --
EK: Les Anglais sont peu compris
dans les conférences internationales.
BC: C'est les seuls qu'on ne comprenne
absolument pas.
Celui qui vient d'Oxford, c'est un --
EK: un barbare.
BC: Oui [RIRES] absolument.
EK: Mais alors ce travail, donc
la direction de ce
Dictionnaire des intraduisibles,
c'est un travail d'érudits?
BC: Non --
EK: qui a eu un succès, quand même,
en librairie, colossal.
BC: Oui, mais parce que ce n'est pas
un travail d'érudits.
C'est réellement un travail politique
et le globish n'était pas mon seul ennemi.
Mon second ennemi, c'est ce que j'appelle
le nationalisme ontologique.
C'est une expression
de Jean-Pierre Lefèvre
qui qualifie comme cela Heidegger,
et il a complètement raison.
C'est-à-dire que
le nationalisme ontologique,
c'est une manière de faire une
hiérarchie des langues
telle qu'il y ait des langues
plus proches de l'être que d'autres.
Et donc, quand vous êtes philosophe,
vous parlez grec ou vous parlez allemand.
Et cet enracinement, parce que
c'est ainsi que le définit Heidegger,
c'est un enracinement de la langue
dans un peuple et dans une race.
C'est ainsi qu'il parlait en 33.
Donc, si vous voulez, moi,
j'avais deux ennemis:
vous voulez que je lise la phrase?
EK: Non, on va la lire après, parce que
c'est le moment, vous savez,
dans cette émission, il y a toujours
un petit morceau de musique --
BC: D'accord --
EK: même deux, choisis par l'invité,
en l’occurrence vous,
et on citera Heidegger aprés.
Mais on va commencer
par Claude François.
BC: D'accord [RIRE]
EK: Vous avez choisi Claude François
qui fait son entrée
dans La Conversation scientifique
avec Comme d'habitude:
♪J e me lève et je te bouscule
Tu ne te réveilles pas comme d'habitude ♪
♪ Sur toi je remonte le drap
J'ai peur que tu aies froid comme d'habitude ♪
♪ Ma main caresse tes cheveux
Presque malgré moi comme d'habitude ♪
♪ Mais toi tu me tournes le dos
Comme d'habitude. ♪
♪ Et puis je m'habille très vite
Je sors de la chambre comme d'habitude ♪
♪ Tout seul je bois mon café
Je suis en retard comme d'habitude ♪
♪ Sans bruit je quitte la maison
Tout est gris dehors comme d'habitude ♪
♪ J'ai froid, je relève mon col
Comme d'habitude ♪
♪ Comme d'habitude, toute la journée
Je vais jouer à faire semblant ♪
♪ Comme d'habitude je vais sourire
Oui, comme d'habitude, je vais même rire ♪
♪ Comme d'habitude, enfin je vais vivre
Oui, comme d'habitude ♪
♪ Et puis le jour s'en ira
Moi je reviendrai comme d'habitude ♪
♪ Toi, tu seras sortie
Pas encore rentrée comme d'habitude ♪
♪ Tout seul j'irai me coucher
Dans ce grand lit froid comme d'habitude ♪
♪ Mes larmes, je les cacherai
Comme d'habitude ♪
♪ Mais comme d'habitude, même la nuit
Je vais jouer à faire semblant ♪
♪ Comme d'habitude tu rentreras ♪
EK: Barbara Cassin, je me suis laissé dire
par notre réalisatrice d'aujourd'hui,
Letizia Coya, que Deleuze
aimait Claude François,
♪ Comme d'habitude ♪
EK: mais vous, je ne savais pas.
Pourquoi ce choix?
BC; Ah, c'est -- Oui, Deleuze aime
Claude François, parce que, la ritournelle
et en plus, c'est une ritournelle
du quotidien, extrêmement bien fichue,
métro-boulot-dodo,
d'une tristesse absolue.
Oui, j'aime bien Claude François
et je l'aime bien aussi comme danseur.
Et j'ai choisi cette chanson
parce qu'elle est traduite
dans toutes les langues
et plutôt que traduite, elle est adaptée,
exactement comme
Le dictionnaire des intraduisibles
dont on parlait: c'est-à-dire
qu'il faut la réinventer.
Il faut la réinventer
et se la réapproprier.
Et je l'ai choisie parce que
j'en ai choisi une autre,
qu'on entendra sans doute plus tard,
qui rime avec elle,
qui elle, sans être elle,
ni tout à fait la même
ni tout à fait une autre,
qui est My Way de Frank Sinatra.
EK On l'écoutera toute à l'heure, mais
il y a une expérience de pensée
qu'on peut imaginer, qu'on peut
peut-être aussi réaliser,
si on traduit la chanson
de Claude François en anglais,
puis on prend la version anglaise
et on la traduit en allemand,
puis on prend la version allemande
et on la traduit en italien,
etc: on fait cela N fois,
et on prend la version finale
et on la traduit en français.
Est-ce que ça donne quelque chose
de complètement différent
ou est-ce qu'on y retrouve
le sens initial?
BC: Non, ça va donner
quelque chose de complètement différent
et dans l'exposition que je fais,
c'est très visible, ça.
Et puis par exemple, on peut ajouter
qu'on aurait pu le traduire
par Google Translate
et voir ce qui se passe.
Et ça aussi, c'est une expérience
que je fais dans l'exposition
à partir du Corbeau d'Edgar Poe.
Le Corbeau d'Edgar Poe. je le --
vous savez qu'il y a une très belle
traduction, magnifique absolument,
de Baudelaire, une de Mallarmé,
une de Pessoa.
Donc je fais traduire par Google Translate
le texte original anglais
et j'obtiens une traduction
absolument étrange, surréaliste,
qui n'a pas du tout le même sens, mais qui
conserve quand même l'idée d'un corbeau.
Et puis je fais traduire Pessoa,
la traduction portugaise de Pessoa,
et j'obtiens quelque chose en anglais,
et j'obtiens quelque chose
d'infiniment différent. 25:41