Est-ce que les citoyens ont les capacités à donner des pistes, à indiquer les axes dans lesquels il faut rechercher ? Alors, vous m'auriez demandé ça il y a cinq ans, j'aurais dit comme à peu près tout le monde, il faut savoir de quoi on parle, et seuls les experts, dont je suis d'une certaine façon, seuls les experts sont capables de donner des pistes, de juger d'un risque, de savoir si une technique est plus valable qu'une autre, aujourd'hui je crois plus du tout à ça. Je crois pas qu'il faut mettre les experts à la poubelle. Je crois qu'il faut les mettre en position d'experts, c'est-à-dire en spécialistes de presque-rien, mais ils sont quand même les spécialistes de ce presque-rien, Faut les poser à côté des autres, mais il faut apporter quelqu'un qui donne du sens. Alors ça peut-être des universitaires professionnels, dans les sciences humaines, il y a des gens dont c'est le métier de travailler sur l'histoire des sciences, sur la sociologie, sur la psychanalyse, il y a pleins de choses qui sont indispensables. Mais moi, ce que j'ai appris, par l'expérience, c'est que des citoyens lambdas, pourvu qu'ils soient motivés, sont capables d'en arriver là, à l'issue d'une formation. Et ça c'est un processus dont je vais dire un mot quand même, qu'on appelle "les conférences de citoyens", et qui consiste à prendre un échantillon de population, de gens qui sont naïfs, qui connaissent rien sur le sujet qu'on va expertiser, mais qui sont d'accord pour consacrer trois ou quatre week-ends pour s'instruire, et pour à la fin rendre un avis. Alors, on les forme, de façon la plus objective possible, c'est-à-dire, on fait intervenir comme formateurs des gens qui ont une opinion et des gens qui ont l'opinion contraire, donc les citoyens écoutent tout ça, assument tout ça, les week-ends sont espacés pour qu'ils aient le temps de réfléchir un peu chez eux, et à la fin c'est eux qui convoquent la conférence de citoyens elle-même, c'est-à-dire cette réunion où c'est les citoyens qui dirigent, donc cette quinzaine de personnes convoquent des individus qu'on leur avait pas proposé pour leur poser des questions. Alors, ça peut-être des politiques, des universitaires, des syndicalistes, des industriels, des banquiers, n'importe quoi! Ils les convoquent et ils leurs posent des questions. Et à la fin de cette journée-là, de cette dernière journée, ils rédigent un avis, après avoir discuté largement entre-eux, et bien ce qu'on observe, dans ces situations, c'est que ces gens, qui sont pas n'importe lesquels, parce que quand on demande à des gens d'en faire partie, Il y a une personne sur trois à peu près qui accepte. Après, on fait un échantillonage, bon, le sexe, la profession, les opinions politiques, toutes sortes de choses... Et on arrive à une quinzaine de personnes et ces gens-là se comportent de façon qui stupéfait les experts, par exemple. Ils leur posent des questions tout à fait pertinentes qu'on leur avait jamais posé. Parce qu'ils ont étudié les dossiers, mais avec un certain recul, parce qu'ils ont d'autres, ils apportent d'autres hypothèses, ils apportent des projections sur l'avenir, parce qu'ils sont mis en situation de responsabilité, eux-mêmes l'ont revendiqué quand on leur a proposé d'être là, et ils assument ça beaucoup plus sérieusement que n'importe qui parce que c'est pas leur métier, parce qu'ils sont encore un peu des amateurs. Donc ils sont capables d'être responsables à fond pendant un certain temps. Et donc ils s'acquièrent à la fois responsabilité, intelligence, une espèce aussi d'esprit fraternel, qui fait qu'ils ne vont absolument pas défendre quelque chose qui serait utile pour eux, leur famille, leur région, leur sexe, non. Mais cette espèce humaine. Ça c'est assez extraordinaire. Dans toutes les conférences de citoyens, on constate que le citoyen d'ici se met vraiment, il est le porte-parole du citoyen du monde. Donc, on en arrive à des propositions qui sont quelque fois utopiques, mais quelque fois tout à fait pertinentes, et auxquelles personne n'avait encore jamais pensé, et le grand problème de ces conférences-là, c'est qu'elles sont méprisées beaucoup par les médias, qui font pas écho, parce qu'il y a pas de vedettes là-dedans, donc c'est pas intéressant, et puis par les politiques, qui ne veulent pas utiliser ce matériau, qui est l'avis de citoyens donné de cette façon, d'une façon tout à fait objective, Ils ne veulent pas utiliser ça pour en faire une analyse critique, pour dire: "On est d'accord avec ça, on est pas d'accord avec ça" Le dire officiellement dans la transparence et prendre ainsi un engagement, ce qui est leur rôle, c'est pour ça qu'on les a élu, moi je demande pas que la conférence de citoyens fasse la loi directement. Mais qu'elle produise des éléments qui sont pas ceux des lobbys, de la recherche et de l'industrie, mais des éléments des citoyens, tout simplement, c'est-à-dire des gens qui vont vivre les impacts de ces technologies, que les politiques s'en emparent, et qu'avec ça ils fabriquent de la loi, du règlement, de façon tout à fait transparente. -C'est une très belle perspective, néanmoins les classes politiques, les États, l'Union Européenne ici sont, on le sait très bien, surdéterminés dans leurs décisions, dans leurs directives, par les grands lobbys industriels. Donc, est-ce que ces avis locaux, ces travaux spécifiques sont en mesure de modifier radicalement la politique de la science? -Aujourd'hui, bien évidemment, c'est non. Mais je pense que s'ouvre là une nouvelle ère, c'est-à-dire que... c'est un peu étrange de dire ça, mais, à partir du moment où la science nous a amené à la technoscience et donc à ses dangers qu'on connait depuis une trentaine d'années dans le domane de la santé et de l'environnement. Ça a été l'occasion d'inventer des parades, c'est-à-dire des procédures démocratiques pour essayer de pallier à cette machine infernale qui se développe toute seule selon ses propres intérêts, et par exemple les conférences de citoyens. Alors, c'est bien évident que tout ça, ça va pas dans le sens des industriels, mais je crois qu'il va falloir avoir le courage politique d'aller jusqu'au bout, quand j'entends les chefs de gouvernement, comme du nôtre par exemple, des chefs d'Etats nous dire "il y a le feu, la maison brûle", tout ça... faire des discours, par exemple sur les OGMs en disant "Il faut être très prudent", et de l'autre côté envoyer un ministre à Bruxelles pour qu'il donne l'autorisation sur les OGMs, on se fout de nous! On se fout de nous, on est manipulés complètement. Donc il va falloir quand même qu'on exige que la société civile puisse s'exprimer, et elle a des moyens de s'exprimer, et qu'elle soit écoutée! Quand on dit, c'est au niveau d'un pays, moi je suis pour des conférences de citoyens au niveau du monde! C'est-à-dire que l'ONU pourrait prendre en charge, sur un sujet comme les OGMs, qui concerne pas que la France ou les Etats-Unis mais le monde entier! Puisque tout ça se dissémine et bientôt il y aura ces gènes-là dans tous les végétaux! Ils vont aller partout. Donc c'est un sujet d'envergure, un sujet mondialisé. Et je serais assez pour que l'ONU prenne en charge le truc et fasse des conférences de citoyens, sous son égide, en garantissant l'objectivité de ces procédures, dans 3-4-5 pays simultanément, et mon opinion, ce que je crois, mon hypothèse, c'est qu'on obtiendrait la même réponse si on fait ça au fond de l'Afrique, si on fait ça en Suède, n'importe, on aura la même réponse, parce que les gens informés deviennent intelligents, je l'ai dit, et fraternels. Et ils réagissent de la même façon. Et à ce moment là, on verrait bien que c'est des lobbys qui nous manipulent.