Elle, c'est Gini.
Elle me suit partout.
Enfin, non.
C'est plutôt moi qui la suis.
Dans la rue, elle est mes yeux.
Elle me fait éviter les obstacles
mais si je lui demande,
elle sait aussi trouver
un passager clouté,
un escalier, voire un escalator,
un arrêt de bus, une station de métro.
Mais moi ce qui me bluffe le plus,
c'est que dans son
éducation de chien guide,
elle a même appris à désobéir.
(Rires)
Mais que si ça peut être dangereux ;
c'est-à-dire si l'ordre que je lui donne
peut être dangereux pour nous.
Dans ce cas-là elle se couche, façon de
dire : « Non, là, on n'y va pas. »
Vous l'avez compris, je suis malvoyante.
« Malvoyante » c'est bien beau
mais ça veut dire quoi ?
Je vois quoi ? Comment ?
Il y a un truc qui est un peu
pénible avec les malvoyants,
c'est qu'on n'est pas deux à voir pareil.
Et comme en plus je ne sais pas
ce que, vous, vous voyez,
pour vous expliquer ce que, moi, je vois,
ce n'est pas gagné.
Bon allez, on va quand même essayer.
Par exemple,
vous connaissez tous
la couleur de vos yeux,
enfin je suppose.
Moi je la connais, mais en théorie.
Parce que même si j'approche un miroir
tout contre mon visage,
je ne vois pas assez pour voir
la couleur de mes yeux.
Autre chose :
au boulot,
quand il y a un nouveau collègue
qui arrive dans le service,
je le mets à l'aise
tout de suite, je lui dis :
« Si le matin tu n'as pas envie
de me dire bonjour,
je te donne la recette :
tu passes à côté dans le couloir,
tu fermes la bouche, tu ne dis rien,
je ne saurai jamais que tu es passé là. »
(Rires)
Ça peut être pratique.
Bon, l'inverse n'est pas vrai.
(Rires)
Que dire d'autre ?
Quand on y voit aussi peu, il faut bien
trouver des stratagèmes, pour y voir.
Moi j'ai choisi d'y voir avec mon cerveau.
Je vous rassure, je n'ai pas fumé
la moquette rouge avant de venir,
elle est intacte.
Voir avec son cerveau, ça veut dire quoi ?
En fait, vous le faites tous
mais vous ne le savez pas.
Vous le faites un petit peu,
moi, je le fais beaucoup.
Ça veut dire que, par exemple,
si je vois quelqu'un,
je devine que dans sa main il y a
une forme fine, blanche, un peu allongée,
je me dis :
« Qu'est-ce que ça peut être ? »
Il y a deux possibilités, par expérience.
Soit c'est un gamin
qui vient de finir une sucette,
mais si c'est un adulte,
je vais plutôt opter pour l'option
cigarette qu'il n'a pas encore allumée.
Voilà, c'est ça, voir avec son cerveau.
Enfin, pour moi.
Je fais ça en permanence, tout le temps.
Tout le temps, oui,
parce que je suis née malvoyante.
Avec en plus une malformation cardiaque
mais bon, on n'est plus à ça près.
Je suis née comme ça mais,
malgré tout,
dès trois, quatre ans,
j'avais des rêves plein la tête.
Des rêves de gosse,
mais pas uniquement.
Mon plus gros désir,
ce que je voulais par-dessus tout,
c'était vivre une vie normale.
Comme celle de tous
les enfants de mon âge.
Pour commencer,
j'ai dû aller à l'école.
Normal, non ?
Logiquement, j'aurais dû
entrer dans une classe
avec d'autres enfants déficients visuels,
au sein d'un établissement spécialisé.
Quand ils m'ont vue débarquer,
ils ont dit à mes parents :
« Elle a l'air de capter assez vite,
elle a l'air vive, dynamique.
On va vous proposer de
tenter une expérience :
pourquoi ne pas l'inscrire
dans l'école de votre quartier ? »
Nous sommes alors en 1975,
et depuis quelques mois,
une loi offre cette possibilité.
Autant vous dire que, à ce moment-là,
nous n'étions vraiment pas nombreux,
en France, à tenter l'expérience.
Je dis « expérience » parce que
c'était même un sacré challenge.
Imaginez-vous : arriver à suivre en classe
sans jamais voir ce qui
était écrit au tableau,
d'ailleurs des fois je ne voyais
même pas où il était, le tableau,
juste en écoutant ce que
disait la maîtresse.
Heureusement,
j'ai été bien aidée.
Mes parents, notamment.
Ce que faisait la maîtresse,
c'est que pour que je puisse lire ce
qu'elle allait donner à lire en classe,
elle donnait quelques jours auparavant
à ma maman ou à mon père
les textes qu'elle allait utiliser, et eux
recopiaient tout en très grosses lettres.
Normalement, derrière apparaît -
ma mère n'est pas au courant, désolée -
sa jolie écriture.
(Rit)
Elle recopiait tout en très grosses
lettres pour que j'arrive à lire.
L'établissement spécialisé
qui ne m'avait quand même pas lâchée
dans la nature et qui effectuait un suivi
et qui donnait à la fois des conseils
aux instituteurs et à mes parents,
me fournissait des cahiers avec
des très grosses lignes jaunes.
Des lignes que je puisse arriver à voir,
pour que je puisse écrire dessus
et apprendre à écrire.
Des cahiers aux couvertures marron...
Moi je ne les aimais pas trop mais bon.
Bref,
avec tout cet attirail,
autant vous dire que mon rêve de
normalité en avait pris un sacré coup.
Ah, si seulement...
Si seulement je pouvais
utiliser les cahiers normaux.
Vous savez, ceux avec
les toutes petites lignes,
et les jolies couvertures colorées.
Mais non.
Moi j'en avais un marron mochasse
avec des grosses lignes jaunes.
Je n'avais qu'une envie,
c'était, un jour, d'arriver
à utiliser ces beaux cahiers.
Et à force de forcer,
durant l'année de CE2,
j'ai réussi. Enfin !
Mon premier rêve s'est accompli.
C'était magique.
Les années passent et
je continue ma scolarité.
Ce n'était pas simple, parce que pendant
que les copains pouvaient se contenter
de recopier ce que la maîtresse écrivait
au tableau et papoter de temps en temps,
moi, il fallait que je sois concentrée de
la première à la dernière minute du cours
pour tout écouter et tout noter.
Pas question de divaguer et de dire :
« Tiens, au fait, elle a dit quoi ? »
Non, ça, ce n'est pas possible.
Donc je m'accroche.
J'ai bien fait parce que j'ai fait des
études que j'ai trouvées intéressantes,
puisque, après le bac,
sur suggestion de mes profs de terminale,
je me suis retrouvée en prépa lettres.
Je ne savais pas trop quoi faire donc
ça tombe bien, c'était intéressant.
Après, je suis allée à Sciences Po.
Licence puis maîtrise en droit
et un DESS en gestion d'entreprise.
Ah mais j'ai oublié de vous dire un truc !
L'année où j'ai réussi à utiliser les
cahiers aux couvertures colorées,
j'avais 8 ans.
Et ça faisait trois ans que j'avais
ma troisième étoile en ski.
Enfin non, pas trois ans, j'exagère.
Trois mois. Bon, c'est pareil.
Mais j'avais ma troisième
étoile en ski à 8 ans.
C'était cool, c'était
comme tout le monde, ça.
Enfin, peut-être pas, mais pour moi oui.
Tout ça parce qu'en fait,
depuis l'âge de 4 ans,
je suivais mes parents
sur les pistes de ski.
Enfin, c'est un bien grand mot, parce que
je suivais surtout leurs silhouettes
qui étaient juste devant mes skis.
Allez, suivez-moi, fermez les yeux.
Je vais vous expliquer comment on skie
quand on n'y voit pas grand-chose.
Vous fermez tous les yeux ?
La piste défile sous vos skis.
Un dévers à gauche, paf ! On appuie
sur le ski gauche pour ne pas déraper.
Virage à gauche, droite, gauche.
Une bosse !
La belle affaire ; mes chevilles et
mes genoux amortissent comme qui rigole.
Gauche, droite, gauche.
Les carres de mes skis
s'ancrent dans la neige. J'accélère.
Gauche, droite, gauche, droite !
Comme ça, au fil des virages,
d'une saison, d'un hiver à l'autre,
je suis devenue une plutôt bonne skieuse.
Et à l'âge de 21 ans,
j'ai intégré l'équipe de France
de ski alpin handisport.
Après avoir écumé les pistes pyrénéennes,
j'ai découvert
les pentes enneigées autrichiennes,
italiennes, suisses, allemandes,
espagnoles,
et même japonaises et américaines,
au gré des coupes du monde, championnats
du monde ou jeux paralympiques.
Vous allez vous dire :
« Mais elle est complètement barge pour
skier à 100 km/h sans voir plus loin
que le bout de ses skis. »
Ouais, peut-être,
mais je n'étais pas seule.
On était au moins deux.
Parce que quand je skie,
il y a un autre skieur devant moi,
qui me donne toutes
les indications à la voix.
Alors qu'est-ce qu'il me dit ?
Il va me donner la direction ;
gauche ou droite.
Il va me donner les obstacles ;
si on arrive sur une bosse,
une cassure, une compression.
En compétition, il me donne
les figures du tracé aussi.
Pour le diamètre des courbes,
ou le rayon, comme vous voulez,
il fait ça à l'intonation.
C'est-à-dire par exemple,
en course de descente,
un gauche, de grandes courbes larges,
ça va faire « gauche, gauche, gauche ».
Par contre en slalom spécial,
vous savez les piquets entassés
les uns derrière les autres,
c'est un « combat de boxe »,
là ça va faire « Droite !
Gauche ! Droite ! Droite ! »
Voilà. Donc autant vous dire
que pour en arriver là,
c'est des années d'entraînement ensemble,
c'est une super confiance mutuelle,
c'est de la synchronisation
et ça se travaille à la fois
sur les skis et en dehors des skis,
dans la vie de tous les jours.
En douze ans de carrière,
j'ai eu deux guides.
Le premier, qui est d'ailleurs
sur la photo que vous voyez,
qui m'a guidée de 1994 à 2002
et qui avait déjà guidé,
avec qui j'ai un peu appris
le guidage et mon « métier »
puisque ce n'était pas un métier mais
j'ai appris mon métier de compétiteur.
Il a souhaité arrêter en 2002
parce qu'il estimait ne plus avoir
un niveau suffisant pour me guider.
Ça devenait un peu dangereux.
Du coup, j'ai trouvé un autre guide,
enfin une autre guide,
qui était une ancienne compétitrice.
Elle était au top niveau ski, par contre
le guidage, elle n'y connaissait rien.
Donc on a appris sur le tas.
J'ai dû lui apprendre.
Elle se débrouillait pas mal,
mais les premières semaines,
je trouvais qu'il manquait un truc.
Et il fallait bien trouver une solution
pour qu'elle capte ce dont j'avais besoin.
Donc un jour j'ai eu une idée,
je lui ai dit : « Tiens, on va
sur cette piste, je la connais bien,
et on va inverser les rôles. »
Elle me dit : « Mais tu es tarée, toi.
(Rires)
- Ben ouais mais on est deux
parce que tu vas le faire. »
Donc elle a mis un bandeau que
d'habitude on met sur la tête,
je lui ai dit : « Baisse-le
mets-le sur les yeux. »
Elle baisse le bandeau et elle me dit :
« Pascale, tu es où ? »
Je dis : « Ah, tu vois, il faut parler.
Je te signale que tu n'as pas encore bougé
alors ne panique pas, on va y aller. »
La peur aidant, il a fallu
trois virages pour tout comprendre.
On n'allait pas vite pourtant.
Au bout de trois virages,
elle s'arrête et me fait :
« C'est bon, c'est bon, j'ai compris ! »
Et c'est vrai, elle a tout compris.
À partir de là, on a trusté
les podiums internationaux.
Assez souvent sur la
première marche, il faut dire.
J'étais un peu la bête à abattre
par les autres équipes
mais ce n'est pas grave, on s'en fiche.
Mais vous savez,
gagner une centaine de titres à peu près
sur la scène internationale en ski alpin
quand on n'y voit pas grand-chose,
c'est presque plus facile que de gérer
toutes les galères de la vie quotidienne.
Lesquelles ?
Par exemple : trouver une adresse
quand on ne peut pas lire un plan,
ou quand on ne peut pas voir
les numéros de rue, ni même les noms.
Retirer de l'argent à un
distributeur automatique de billets.
Je ne sais pas ce que font les banques,
elles doivent faire un concours
à celui qui aura l'écran le plus original,
il n'y en a pas deux pareils.
Impossible de mémoriser le truc du style
« Voulez-vous un reçu ? »
Un coup, le « oui » est à gauche,
un coup, il est à droite.
Impossible d'apprendre les
boutons par cœur et de se dire :
« D'abord j'appuie là,
ensuite j'appuie là... »
Non, il faut quelqu'un qui voit.
Autre exemple ;
pour faire ses courses,
parce qu'il faut bien manger.
J'ai développé ma propre stratégie.
Quand j'arrive dans un hypermarché,
un grand magasin,
voire une supérette, ça marche aussi,
à force je vais toujours aux mêmes
endroits, je triche mais c'est pratique,
j'apprends l'emplacement des rayons et
surtout ce qu'on trouve à quel endroit.
Par exemple le rayon des légumes,
il est en entrant à gauche,
le rayon céréales, riz, tout ça,
c'est le deuxième à droite.
Mais une fois qu'on a fait ça,
on n'a pas tout résolu.
Après, j'apprends, dans
l'emplacement des céréales,
le riz est au début à droite,
les pâtes sont un peu plus loin à gauche.
Bon, très bien.
Mais quand on se trouve
devant le rayon pâtes ?
Rappelez-vous la dernière fois
que vous avez fait les courses,
combien il y a de paquets
de pâtes différents.
Alors soit j'en prends un au hasard,
puis je verrai bien une fois
dans mon assiette ce que c'est,
soit, ma technique que
je préfère personnellement,
c'est que je me dis : « Le paquet
qu'on achète d'habitude, il est bleu -
je n'ai pas dit de marque -
Le paquet il est bleu,
donc je vais chercher
quelque chose de bleu. »
Donc je prends un truc bleu, je regarde,
« Ce n'est pas ça. »
Je repose.
Je prends celui d'à côté,
ou un peu plus loin.
Ça prend un peu de temps mais ça marche.
Enfin, « ça marche » jusqu'à ce que
pour des raisons purement marketing
le chef du magasin ait la super
bonne idée de tout chambouler,
de remettre le riz
à la place de la lessive,
et moi j'arrive, je cherche mon riz
et je trouve « Super OMO ». Ah, super.
Ça, ça me fait râler, mais bon.
Mais il y a un truc qui m'énerve,
qui m'énerve vraiment.
C'est l'injustice.
L'injustice
est encore pire quand elle devient banale,
voire normale.
Par exemple,
la loi française stipule que,
lorsqu'on se déplace avec un chien guide,
celui-ci ne doit pas payer les transports.
Trains, taxis, etc.
Eh bien,
c'est très très souvent
que les chauffeurs de taxis
essaient de facturer « l'euro
symbolique », mais l'euro,
pour le chien guide.
Comme je suis un peu têtue,
à chaque fois je leur rappelle
que non, c'est la loi.
Ils font semblant de ne pas savoir
alors que c'est dans leur formation,
ils sont au courant
mais ce n'est pas grave.
L'injustice avec une bonne dose
de mauvaise foi par-dessus,
ça m'énerve mais bon,
qu'est-ce que vous voulez ?
C'est à force de le répéter
qu'on y arrivera.
Il n'y a pas que les taxis,
leur challenger direct,
c'est les chambres d'hôtes.
Ah ça, c'est assez fort.
Au début j'annonçais,
quand je passais une réservation :
« Bonjour, je voudrais une chambre,
je suis accompagnée d'un chien guide...
- Ah non, non, c'est complet. »
Je me suis rendu compte que quand je
ne disais plus que j'avais le chien guide,
il y avait des places.
Donc ce que j'ai fait
pour mes dernières vacances,
j'avais une chambre, nickel,
échanges par mails : « Vous arrivez
à quelle heure ? Très bien, 18h30.
- Ah au fait, j'ai oublié de vous dire,
je suis accompagnée d'un chien guide. »
Cinq minutes après, j'avais un mail.
« Ceci annule votre réservation. »
Ben voilà.
Qu'est-ce que vous voulez
que je fasse ? Ben rien.
On est allés à l'hôtel.
Tout ça pour dire que
je suis loin d'être Superwoman,
pas du tout.
Mais quand on est handicapé aujourd'hui,
et qu'on veut prendre
sa place dans la société,
la place qui est promise
à n'importe quel citoyen,
il faut se battre.
Se battre pour tout ; pour la
moindre chose, la moindre banalité.
Il faut se surpasser en permanence.
Moi, je voulais juste
vivre une vie normale.
On peut dire que je me suis bien plantée.
Enfin en tout cas jusque-là.
J'ai vécu des choses compliquées,
complexes,
pénibles parfois.
Mais j'ai aussi vécu des choses
très belles et très fortes.
En tout cas, une chose dont je suis sûre,
c'est que j'ai vécu
des choses extraordinaires.
(Applaudissements)
Allez Gini.
Allez Ginoute !