Mesdames et messieurs, bonsoir.
Nous sommes des êtres humains, je crois.
Et notre espèce est épatante.
Aujourd'hui, nous envoyons
en orbite des hommes et des femmes,
nous décryptons le génome pour
soigner des maladies par centaines,
nous explorons les fonds marins,
nous allons creuser pour prendre
du pétrole au fond de l'océan,
mais on a du mal à ne pas regarder
deux épisodes de trop sur Netflix le soir.
(Rires)
On a du mal à ne pas cliquer
sur le petit lien pourri
avec un peu de scandale - on a du mal.
Nous commettons tous les jours
des kyrielles de petites conneries
en connaissance de cause.
Quand on sait qu'il vaut mieux faire A
que B mais qu'on fait B quand même,
on est dans l'acrasie.
L'acrasie est un mot grec qui vient
d'« akrasia », qui veut dire acrasie.
Et...
(Rires)
L'étymologie est importante,
j'aime beaucoup.
C'est un peu la différence qu'il y a
entre les idées et les actions,
entre la théorie et la pratique.
Peut-être connaissez-vous
la différence entre les deux ?
En théorie, il n'y en a pas,
mais en pratique, si.
(Rires)
Parce que certaines logiques ne
règnent pas partout dans le monde.
Si on était tous parfaitement logiques,
je ne serais pas là
à parler de l'acrasie -
qui vient du grec « akrasia »
qui veut dire acrasie.
Parce que voilà, on sait bien -
on a plein d'exemples
où on rate une occasion de
se comporter comme il faudrait.
On va prendre quelques
exemples, vous allez vous y reconnaître.
On a des abus d'alcool -
je ne dis pas ça pour vous mais voilà... -
des abus de nourriture, de drogues,
des excès de vitesse.
On abuse et on sait bien
qu'il ne faudrait pas.
On a la procrastination :
c'est le plaisir ressenti quand
on repousse à demain ou après-demain
les tâches chiantes
qu'on doit faire aujourd'hui.
On sait bien qu'on devrait.
On a quand on est méchant.
Tous les jours, on est
mesquin, on fait des remarques,
on se laisse aller à un mauvais penchant.
On sait bien qu'on a tort !
Le silence parle pour vous.
(Rires)
On a des comportements actuels
où les gens vont acheter des stocks
de masques chirurgicaux,
des stocks de gels hydro-alcooliques -
ce qui est très con car en fait,
l'épidémie va s'arrêter :
soit on sera mort, soit on sera
guéri, sans tout consommer,
alors qu'il vaudrait mieux partager
pour protéger les plus fragiles.
On a d'autres comportements
stupides comme les conférenciers
qui se préparent la veille,
très tard le soir.
(Rit)
On a d'autres comportements terribles,
comme ceux qui hésitent
à vacciner leurs enfants
car ils ont entendu
des histoires effrayantes.
En fait, on a les données
scientifiques et médicales :
les risques à ne pas vacciner les enfants
sont beaucoup plus importants
que ceux à les vacciner.
On a d'autres trucs pas terribles.
Quand on invite un orateur pour
une conférence TED comme ceci,
et qu'on n'a pas vérifié s'il est expert
de ce qu'il raconte,
peut-être était-il sous le coup
de 500 signalements à la Miviludes,
des gens qui surveillent
les dérives sectaires.
On sait bien
qu'on n'aurait pas dû le faire.
Mais quand on l'a fait quand même,
on sait bien qu'on devrait
s'excuser de l'avoir fait.
En tout cas, l'acrasie est partout,
c'est pénible, y compris sur
les plateaux TED et ailleurs -
ailleurs, c'est pire, dirons-nous.
Indépendamment de nos qualités,
on est un peu acratique.
Prenez par exemple Saint Augustin.
Un homme charmant paraît-il,
brillant et qui savait très bien
ce qu'il fallait vouloir,
mais qui avait du mal à assumer.
Dans ses Confessions, il dit :
« Seigneur, donne-moi
la chasteté et la continence,
mais pas tout de suite. »
(Rires)
On sent le conflit dans l'homme.
Il sait ce qu'il faut faire mais
n'a pas envie de le faire de suite.
Donc, à ce stade-là, attention,
ne nous pensons pas immunisé
contre l'acrasie.
Le fait de donner un nom à ce phénomène -
acrasie, du grec akrasia -
donne l'illusion qu'on a compris un truc
et qu'on domine le sujet.
Cela donne un sentiment de puissance
et de confort qui nous rend content.
Et c'est ce sentiment qui va motiver
à partager des vidéos sur Internet -
quand on est gentil, on partage -
mais ce sentiment est trompeur
et peut nous rendre imprudent.
Imaginez vouloir dire à un astrologue
qu'il se plante parce qu'il n'a pas tenu
compte de la précision des équinoxes.
C'est important la précision
des équinoxes, vous avez raison.
Mais vous ne pouvez pas
lui expliquer ce que ça veut dire.
[Inaudible]
Donc, l'acrasie, c'est bien,
mais d'abord potassez
avant de faire un truc, heu, voilà...
Donc, aujourd'hui,
on parle beaucoup de climat.
On va prendre l'acrasie
par rapport à la question du climat.
On va voir ce que ça donne.
Pour le climat, mesdames et messieurs,
il y a un consensus scientifique
qui établit que le climat de la Terre -
c'est là où on vit -
change de manière importante et rapide
et que c'est dû en grande partie
aux activités humaines.
Je ne suis pas climatologue,
mon travail n'est pas de vous montrer
pourquoi on sait depuis 30 ans
que les modèles climatiques
s'améliorent, s'affinent.
Les conclusions montrent
qu'il y a un consensus scientifique.
C'est la recherche, c'est ainsi.
Faites avec,
je ne sais pas,
pour négocier.
Quand il y a des faits, on ne négocie pas.
Donc il y a deux parties :
le débat scientifique,
qui lui est fini.
On continue à chercher mais c'est fini.
Et il y a le débat sociétal :
que fait-on en tant que société
quand on sait ce qu'on est censé savoir ?
Pour décider en tant que société,
on se base sur ce qu'on sait
pour prendre les meilleures
décisions possibles,
donc ne pas être acratique.
Que sait-on ?
On sait que si on continue ainsi,
à exploiter les ressources
notamment fossiles,
on va provoquer des canicules
et des événements extrêmes.
Ça arrive déjà.
La désertification va s'accentuer.
On voit la fonte des glaciers
et de la banquise - et c'est triste.
On voit la fonte du permafrost.
Le permafrost, quand il fond,
il va libérer des milliards
de micro-organismes
qui pourraient être pires
que le coronavirus.
On va bouleverser la biodiversité,
on va créer des flux de migration
humaine sans précédent,
et l'intensité de cela va dépendre
du temps qu'on va mettre à réagir.
Ça, c'est ce que nous savons.
Il n'y a pas à négocier, on le sait,
alors, que devons-nous faire ?
Cela va dépendre de ce qu'on pense
des conséquences de ce qu'on sait.
On peut dire,
qu'éventuellement, on s'en fout.
On n'en a rien à faire puisque
de toute façon, on va tous mourir.
On va tous mourir mais
on pourrait mourir mieux,
(Rires)
dans des meilleures conditions
et on va essayer de faire quelque chose
pour empêcher ces conséquences négatives.
Bon, puisqu'on peut faire quelque chose,
on passe à : comment on fait ?
Et là, paf !
Problème du raisonnement motivé.
Il y a des choses dans la vie
qui sont sympas à croire, et d'autres non.
En fait vous avez le brocoli, je suppose,
enfin, le truc vert,
c'est un légume, c'est dégueulasse.
(Rires)
Et donc,
une idée légumière, dégueulasse,
on ne veut pas y croire.
Alors on se demande
si on est obligé d'y croire.
Et puis, de l'autre côté,
une idée vachement plus sympa,
qui me met en valeur,
qui (Marmonne)
et là, on se dit :
« Est-ce que j'ai le droit d'y croire ? »
Ce n'est pas du tout la même la question.
On a une sorte de mauvaise foi,
d'hypocrisie, qui est spontanée.
Ce raisonnement motivé, c'est :
on va croire ça très très fort
et très fort pas croire ça
alors que peut-être c'était vrai.
Ce raisonnement motivé
nous pousse peut-être à ne pas vouloir
faire ce qu'on doit faire.
Or, si on doit le faire,
on doit le faire.
Ce qu'on doit faire,
je ne vous en fais pas la liste -
la liste sur l'écran
est juste un exemple -
en gros, on doit consommer
des produits durables et recyclables
et arrêter de prendre
des trucs qu'on jette.
Il faut consommer moins de viande.
Ça ne fait rire personne mais c'est ainsi.
Il faut consommer
plus de produits locaux et de saison.
Si on consomme local mais que ça requiert
des grandes serres chauffées au pétrole...
Il faut choisir
des énergies moins carbonées.
Par rapport à ça,
le nucléaire, c'est plutôt pas mal.
Je n'ai pas dit que c'était bien en soi.
Le gaspillage, etc. -
il y a plein de trucs à faire,
et il y a plein de gens
qui peuvent affirmer savoir quoi faire.
Mais est-ce qu'on veut le faire ?
L'acrasie est là pour...
L'acrasie, c'est que voilà...
On sait bien mais pfff, si on pouvait
faire autrement, ce serait mieux.
Ce problème d'actualisation hyperbolique,
ce n'est pas très grave,
c'est hyper simple :
l'être humain préfère une récompense
tout de suite, maintenant,
plutôt qu'une plus forte mais plus tard.
On a montré ça
avec le test du marshmallow.
On prend des gamins
et on les met sur une chaise.
Et on leur donne un marshmallow
en disant :
« Si tu ne le manges pas,
quand je reviens, tu en auras deux. »
On sort en laissant le gamin seul
avec son marshmallow et son désespoir.
Le gamin est là et il veut...
Le circuit de récompense à courte durée
lui donne envie de ce marshmallow.
Nous, on est pareil,
le marshmallow, c'est la Terre.
On veut tout bouffer
mais on ne devrait pas
car après il ne restera plus rien.
Le problème du marshmallow,
c'est un exemple de choix intertemporel.
N'ayez pas peur ;
j'ai marqué ça au tableau.
Ce sont des décisions
qui mettent en jeu des arbitrages
entre des coûts et des bénéfices
mais à différents moments.
Un exemple classique, c'est La Fontaine :
un Tiens vaux mieux que deux Tu l'auras.
Vous avez tous compris ?
C'est une marque déposée.
En tout cas, le choix intertemporel,
le climat, évidemment,
tout ce qu'on va faire aura
des conséquences dans longtemps.
On se trouve avec
un problème à long terme.
Or notre cerveau va réfléchir
à l'échelle de notre nombril, de nous,
ou du mandat électoral.
Et on est en pleine élection...
c'est compliqué de dire aux gens
qu'ils vont en chier pendant 10 ans.
Du coup, ils ne vont pas être élus.
Ce problème-là, c'est que,
on est face à une équation
avec des sacrifices immédiats :
vous, maintenant,
et puis des bénéfices potentiels futurs,
vous peut-être si vous êtes encore en vie,
dans 20 ou 30 ans.
Et du coup, le cerveau se dit : « Heu... »
La plus belle illustration de ce problème
apparaît dans ce cartoon de Joel Pett.
On est à un congrès
où on travaille sur le climat.
Un mec se lève :
« Si ça se trouve, tout ça c'est du flan.
Et si on fait plein d'efforts et qu'on
rend le monde meilleur pour rien ? »
Ça a l'air con,
mais une partie de votre cerveau se dit :
« Ce n'est peut-être pas si bête que ça. »
Une partie ducerveau est égoïste
et se demande pourquoi faire des efforts.
Là, on est face au problème
du paradoxe de l'action collective.
Quand on est nombreux
à avoir un but commun,
on sait qu'on a intérêt à se mobiliser
alors que fait-on ?
On agit.
Ça paraît logique sauf qu'on ne
le fait pas toujours. Pourquoi ?
Quand les bénéfices sont collectifs
et que l'effort est individuel,
un type de comportement -
qu'on va appeler un f(t) -
un égoïste,
un passage clandestin dira :
« Je veux bien les bénéfices,
par contre les efforts, non. »
Et ça, c'est théorisé et connu,
c'est un comportement rationnel
à son échelle
qui, quand on le ramène au général,
devient acratique.
De acrasie, de akrasia.
On a de l'ingénierie sociale qui apparaît
car si on a des gens qui font ça
mais qu'il ne faudrait pas faire ça,
il faudrait qu'ils fassent mieux.
On peut mettre en place des stratégies.
L'ingénierie sociale, c'est quoi ?
C'est une pratique d'actions sociales
visant à faire évoluer les formes
d'actions individuelles et collectives,
dans une approche coopérative,
démocratique et participative.
Et ça, c'est sympa.
Mais ça ressemble à la théorie
du consentement
qui est le résultat de la propagande
et de la manipulation de masse.
Ça, c'est moins sympa.
Comme on ne sait pas les distinguer,
logiquement, en pratiquant ça,
il y a une forme de résistance.
Les gens ne sont pas d'accord,
ils ne veulent pas être manipulés.
Et c'est relativement cohérent
et logique de résister à ça.
Je n'ai pas de solution à tout ça,
c'est très compliqué.
Mais le problème, je vois où il est.
J'arrive à le localiser très précisément
dans votre crâne,
dans le mien aussi, on a un cerveau
et il est possible que
le cerveau humain ne soit pas
un outil adapté pour répondre
aux défis du climat.
Le cerveau humain répond
à des impressions passagères et fugaces,
des intuitions, des anecdotes
et des rumeurs,
et il rationalise tout cela.
Souvent, ça donne de bons résultats,
mais sur un problème de cette échelle-là,
ça ne marche pas très bien.
Et donc, cela ne va pas
être facile tout seul.
Et comme on est tous des humains,
là, je viens sans solution.
Je viens vous dire qu'il y a
un problème, et qu'on va en chier
et... voilà.
Je pourrais certes faire des efforts,
personnellement,
si je savais qu'on peut tous
se faire confiance.
Je l'ai écrit en gros.
La confiance.
Or, la société aujourd'hui
nous donne-t-elle des gages
qu'on peut faire confiance
aux décisions prises en notre nom ?
Hein ?
Je ne suis pas sûr.
Sans ça, on n'assumera pas les décisions,
car en fait,
c'est nous qui sommes impliqués.
Je n'ai pas la réponse ;
je suis un bête humain
qui passe trop de temps devant Netflix
et qui a procrastiné à mort sa conférence
et qui l'a terminée hier dans la nuit,
qui n'a pas dormi assez.
Voilà, je vous fais ma confession :
je suis acratique moi-même.
Je sais que j'ai des défauts.
Je ne dis pas que ce n'est pas grave.
Au contraire, je sais que j'ai des défauts
et qu'à mon échelle, je suis incapable
de faire les efforts suffisants.
Donc, j'ai besoin qu'on fasse
des efforts collectifs.
À tous les échelons depuis le local.
Donc, j'ai besoin de votre aide.
Merci beaucoup.
(Applaudissements)