Eh bien, je vais vous raconter comment le hasard m'a frappée, et surtout comment il m'a conduite à essayer de savoir si la transe chamanique était une capacité du cerveau ou pas. Donc nous commençons en 2001, dans cette région de la Mongolie. Je dois faire un reportage pour la BBC sur le chamanisme et Nara, une amie, m'accompagne chez un chaman qui s'appelle Balchir. Il doit faire une cérémonie. Alors, le soir tombe, des voisins arrivent. Ils ont de nombreux problèmes, et certains d'entre eux veulent savoir pourquoi ils ont ces problèmes. Ce que je sais du chaman, à l'époque, c'est qu'il est une sorte de lien entre le monde des humains et le monde des esprits. Ce monde des esprits, ce sont des entités qui sont en quelque sorte responsables du maintien de l'harmonie dans le monde. Lorsqu'on fait quelque chose qui « disharmonise » ce monde, les esprits vous envoient des alarmes sous forme de problèmes. Alors quand vous avez beaucoup, beaucoup de problèmes, vous savez que vous avez énervé un esprit mais pas forcément pourquoi, et c'est là que le chaman intervient. Il va entrer en transe avec le son d'un tambour et aller interroger directement ce monde des esprits pour savoir quelle est la cause et la raison pour laquelle ils sont en colère. Donc la nuit tombe, le chaman revêt son tambour. J'installe mon matériel pour la BBC, et voilà ce qu'on entend : (Son de tambour) Le problème, c'est que le son de ce tambour fait quelque chose de particulier sur mon corps, je me mets à trembler, je fais des mouvements de plus en plus violents. Je me mets à hurler comme un loup, J'ai l'impression que mes mains deviennent des pattes, que mon nez devient une truffe, je me transforme en loup... Et le pire, c'est que tout ça arrive mais je n'en ai absolument plus le contrôle. Le tambour et la transe s'arrêtent. Le chaman s'adresse à moi, il a l'air en colère. L'amie mongole qui m'a accompagnée traduit, et le chaman me dit : « Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu étais chamane ? » (Rires) Je dis : « Il y a sans doute erreur, je suis là pour un reportage. Il y a une erreur, vous vous trompez, Monsieur. » Et il me dit : « Non, si le tambour t'a fait cet effet-là, c'est que tu as le don, et tu as accès à la transe, donc à ce monde des esprits. Eh bien, c'est pas compliqué ce qu'on va faire, tu vas rester trois ans ici avec nous, à la frontière de la Sibérie, et on va te transmettre cette connaissance. » Alors là, pareil... (En riant) Ce n'est pas ce que j'avais prévu dans mon plan de carrière ! Je lui dis : « Mais si je refuse, c'est pas un problème ? - Tu ne devrais pas dire ça parce que si tu es là, c'est pas un hasard, et il a dû t'arriver des problèmes dans la vie. - Oui, mon ami est décédé, cinq ans de cancer, une galère absolue. - Mais ça, c'est rien du tout, après ce qui va arriver dans ta vie et ce que va devenir ta vie, parce que si tu ne deviens pas ce que les esprits ont décidé pour toi, tu vas avoir beaucoup plus de problèmes. » Alors je me tourne vers Nara, qui me dit : « Écoute, c'est quand même une connaissance très secrète. C'est super intéressant, elle ne se transmet que de chaman à chaman. Et puis l'histoire de la vengeance des esprits, c'est pas du bidon chez nous, à ta place, je ferais attention. » Donc je finis par demander au chaman s'il n'est pas possible, par hasard, d'y aller plusieurs mois par an. Donc je négocie et il me dit : « Pas de problème, l'essentiel est que tu fasses ce que les esprits ont décidé pour toi ». C'est comme ça que je me retrouve avec ma chamane formatrice, qui est éleveuse de rennes - elle fait partie de l'ethnie des Tsaatans - et elle me dit que oui, effectivement, j'ai des pouvoirs. Je lui dis : « Quels pouvoirs ? Si j'en avais, je le saurais ». Et elle me dit : « Mais si, tu vas les découvrir, ces pouvoirs, par la pratique de la transe ». Alors on me fabrique un tambour, un costume. Oui, c'est moi, là. Et pendant des années je retourne chez elle, à la frontière de la Sibérie, vivre dans un tipi, sans eau, sans électricité. On m'apprend les rituels, la pratique de la transe. Vraiment, je me transforme en loup, je pousse des hurlements de loup, J'ai des visions, d'accord, mais je me dis : « A quoi ça sert ? » Je pose tellement de questions qu'elle finit par me donner un surnom qui est « chichi cochconok », ce qui veut dire « petit trou du cul ». (Rires) Je reconnais évidemment que c'est mérité... Mais bon, le petit trou du cul va continuer à aller plusieurs mois par an et à s'entraîner à la transe, et finalement, au bout de huit ans de ce régime, je finis par gagner et mériter le titre de « Udgan », qui est femme chamane, là-bas, et par découvrir que la transe, qu'ils appellent « des pouvoirs », produit des modifications dans mes perceptions. Alors lesquelles, objectivement, après huit ans ? Je perds la notion de l'espace et du temps. Maintenant, je viens de voir que c'était la notion de temps psychologique, J'ai une diminution pendant la transe de la perception de la douleur : au début, je me donnais tellement de coups de tambour que c'était une catastrophe, mais en transe je ne le ressentais pas, mais en sortant de la transe, oui. Le tambour fait 8 kg à peu près et il mesure 80 cm de diamètre. Ce tambour, je peux le tenir à bout de bras pendant des heures, pendant deux ou trois heures, sans en ressentir la moindre difficulté. Donc, j'ai plus de force que dans un état normal. Et j'ai des visions, comme un accès à d'autres perceptions. C'est comme si, tout à coup, je suis dans un monde noir, j'ai des visions et des perceptions différentes de ce que je sens d'habitude, et j'ai surtout l'impression que j'ai la capacité de percevoir des endroits qui sont « disharmonieux ». Le plus étonnant, c'est que quand je perçois ces endroits disharmonieux, je me mets à faire des chants, des gestes, des sons, des langages absolument inconnus, dont j'ai l'impression qu'ils vont apporter à ces espaces disharmonieux juste ce dont ils ont besoin pour retrouver un équilibre. Alors, pourquoi tout ça ? Est-ce que la transe modifie le comportement du cerveau et me donne d'autres capacités ? Pourquoi dans cet état, j'ai l'impression d'avoir un modèle de perception de la réalité différent ? Je me dis : « Je vais rencontrer des scientifiques ». Le premier à qui je m'adresse et à qui je raconte mon histoire me dit : « Moi, j'ai un copain psychiatre, il est vraiment bien. Vous pouvez aller le consulter, ça serait quand même bien ». Heureusement, ils ne sont pas tous comme ça, et je tombe sur Pierre Etevenon, qui est un ancien directeur de recherche de l'INSERM. Il a étudié à Princeton les effets des substances hallucinogènes sur le champ visuel, donc il connaît bien les états modifiés de conscience ou de la cognition, pour les transes. Il me dit « Faites-moi une démonstration ». Donc, je prends mon tambour, j'entre en transe, je fais le loup, etc., je sors de la transe et il me dit : « Oui, effectivement, c'est intéressant, mais le problème, c'est votre tambour. Ce qu'on devrait faire pour savoir si la transe modifie le comportement du cerveau, c'est de faire un EEG de votre cerveau. Or, avec un tambour comme ça dans un laboratoire, vous allez tout casser, donc vous vous débrouillez : ou vous provoquez la transe par la seule volonté, ou on arrête là les recherches ». Alors, je ne sais pas si c'est possible de faire une transe juste par la volonté. En Mongolie, ils n'en ont pas besoin, ces recherches ne les intéressent pas. Alors je me mets par terre, chez moi et je sais que le son du tambour provoque ce tremblement dont je vous ai parlé, et j'essaie de reproduire ce tremblement. Peut-être va-t-il me conduire à la transe. Après quelques essais, j'y arrive, effectivement. Donc non seulement, j'arrive à provoquer la transe par la volonté, mais je peux décider de quand elle va arriver et quand en sortir. Je retourne voir Pierre Etevenon et je lui dis : « Voilà, je suis prête ». Je lui fais une autre démonstration, et il me dit : « Alors là, parfait, je vous valide souris de laboratoire », et il me met en contact avec des chercheurs de ses collègues. Ils ne se bousculent pas tous pour étudier mon cerveau, il y en a un qui va être intéressé par ces recherches, c'est le professeur Flor-Henry. Il est au Canada, à Edmonton, dans un hôpital psychiatrique, voilà, je m'y retrouve ! Il est neuropsychiatre, dirige le service de psychiatrie adulte de l'hôpital et il est aussi responsable des entrées du laboratoire de recherche. Donc, j'arrive là-bas. Il me demande de faire une démonstration devant des chercheurs, des neuropsychiatres et psychiatres. Donc, je fais ma démonstration, je me mets par terre, etc. La transe s'arrête et j'entends une voix qui me dit : « Quand même, c'est un dédoublement de personnalité violent ». Ah ! ... et un autre qui dit : « C'est peut-être même un syndrome de personnalité multiple », et un autre : « Ou alors une encéphalite limbique ». Ils s'approchent de moi et disent : « Ce qui est étonnant, c'est que vous semblez le contrôler, car vous êtes sortie de cet état. On a très envie de connaître la suite ». Et moi donc ! J'entre dans le laboratoire, on me met des électrodes sur la tête. On fait un EEG de mon cerveau à l'état de repos, normal. Vous voyez à peu près la tête qu'il a, c'est assez calme. Ça, c'est le début de la transe. On voit qu'il se passe quelque chose, effectivement. Ça c'est moi dans le laboratoire, avec les choses sur la tête. Juste pour vous donner une idée, je vais vous faire écouter un peu des sons. (Hurlement de loup) Ah oui ! (Rires) Ça y est, je me suis ridiculisée devant tout le monde. Imaginez la tête des assistants quand ils ont entendu ces sons dans le laboratoire de recherche. Voilà l'EEG pendant la transe. Vous voyez qu'effectivement, il se passe quelque chose d'important. Le professeur Flor-Henry va étudier ces résultats, évidemment, et il va venir quelques mois plus tard et me dire : « Votre cerveau est tout à fait normal, dans un état normal. Pas de pathologie, il est sain. En revanche, pendant la transe... » Pierre Etevenon émet une hypothèse, il me dit : « Moi, tes résultats, ils me font penser à ceux d'un lapin sous LSD ». Ça commence mal, mais ça va être pire, la suite. Pierre Flor-Henry a comparé ces résultats de transe à trois groupes de contrôle, un souffrant de dépression grave, l'autre de troubles maniaques, et un troisième de schizophrénie, et il me dit : « Pendant la transe, vos tracés ont des similitudes avec ces trois pathologies ». Je dis : « Les trois à la fois ? » Il me dit : « Oui, les trois à la fois. » C'est déjà rarissime pour un cerveau, mais ce qui lui paraît encore plus impensable et qui, pour lui, est une découverte majeure sur le fonctionnement du cerveau, c'est qu'on ne pensait pas qu'un cerveau sain, juste par la volonté, puisse provoquer des états cérébraux aussi pathologiques et en revenir, volontairement et surtout, sans en garder aucune séquelle. Ces résultats ont été à l'origine d'un premier protocole de recherche sur la transe chamanique mongole, étudiée par les neurosciences. La question qui s'est aussi posée, c'est si un cerveau peut aller dans ces états et en revenir, c'est qu'il y a un moyen d'en revenir. Ces techniques de transe pratiquées en Mongolie, ne seraient-elles pas un moyen d'apporter une réponse à ce type de pathologies ? Aujourd'hui, il n'y a absolument aucune certitude et aucune réponse à ça, c'est pour ça que ce protocole est en cours. Le Pr Flor-Henry va faire des publications scientifiques de ces résultats. Moi, j'ai écrit le détail de cette aventure dans mon dernier livre. Mais qu'est-ce que nous dit cette aventure, concrètement ? Qu'est-ce qu'elle m'a appris, à moi ? Elle m'a appris à traire les rennes, parce qu'en ayant passé huit ans avec un éleveur de rennes, c'est toujours ça de pris. Je sais pouvoir provoquer la transe par volonté, et donc que c'est un potentiel du cerveau auquel nous avons tous sans doute accès et que beaucoup déjà ont développé, ils ne m'ont pas attendue, et que les visions que j'ai, dans cet état-là, cette autre perception de la réalité, comme si elle était augmentée, cette autre façon de percevoir le monde, était juste le résultat d'une modification du comportement de mon cerveau. Pourquoi et à quoi ça sert, on n'en sait rien encore, mais on peut être certain que ce que nous percevons du monde, ce que nous voyons, n'est pas le monde, mais un modèle du monde créé par notre cerveau. (Applaudissements)