Hôte : Ce matin, notre premier intervenant est le docteur Frans de Waal. Il est en charge du Living Links Center au Yerkes National Primate Research Center à l'université Emory. Son travail de primatologue l'a mené à l'idée d'aujourd'hui très intéressante, à savoir la morale sans religion. Je vous invite donc à accueillir le docteur Frans de Waal avec moi. (Applaudissements) Frans de Waal : Bonjour. C'est un peu un sujet délicat avec lequel débuter - la morale et la religion... Je travaille avec des animaux, et je vais donc vous donner mon point de vue. Ce serait la meilleure chose à dire dans un zoo, je pense. Laissez-moi d'abord vous parler un peu de moi. Je suis né à Bois-le-Duc, près de Maastricht, qui vient d'être mentionné - où le peintre Hieronymus Bosch s'est inspiré pour son nom. J'ai toujours apprécié ce peintre qui a vécu et travaillé au XVe siècle. Ce qui le rend intéressant vis-à-vis de la morale est qu'il a vécu alors que la religion perdait de son influence, et il se demandait donc, je pense, ce qui arriverait à la société sans aucune religion, ou moins. Il a peint le célèbre « Le Jardin des délices » qui a été interprété par certains comme l'Humanité avant la chute, ou bien l'Humanité sans la chute. Cela pousse à réfléchir : que serait-il arrivé si nous n'avions pas goûté le fruit de l'arbre de la connaissance et quel type de morale aurions-nous ? Plus tard, étudiant, je suis allé dans un jardin bien différent, un jardin zoologique à Arnhem où se trouvaient des chimpanzés. Me voici plus jeune avec un bébé chimpanzé. (Rires) J'ai découvert là-bas que les chimpanzés sont avides de pouvoir, et j'en ai écrit un livre - « La politique du chimpanzé », toujours édité 25 ans plus tard. À cette époque, la recherche animale se focalisait sur l'agressivité et la compétition. J'ai dépeint le royaume animal ainsi que l'humanité, et tous deux sont des compétiteurs, ils sont agressifs, ils appliquent simplement la règle du chacun pour soi. C'est le lancement de mon livre. Je ne suis pas sûr que les chimpanzés l'aient lu, mais ils avaient l'air d'être intéressés en tout cas. (Rires) Lors de mes recherches sur le pouvoir, la domination, l'agressivité et autres, j'ai appris que les chimpanzés se réconcilient après les querelles. Ce que vous voyez ici sont deux chimpanzés qui se battent. Ils ont fini dans un arbre, et l'un d'entre eux tend la main à l'autre. Quelques secondes après avoir pris la photo, ils se sont rendus dans le creux d'un arbre, puis ils se sont embrassés. Ceci est très intéressant car seules la compétition et l'agressivité comptaient à ce moment, donc cela avait peu de sens. La seule chose qui compte est la victoire ou la défaite. Pourquoi se réconcilier après un combat ? Ça n'a aucun sens. Les bonobos procèdent ainsi. Ils font tout à travers le sexe. Ils se réconcilient à travers le sexe. Le principe reste le même. Vous avez une relation importante qui est endommagée par un conflit, donc il faut y faire quelque chose. Ma vision du royaume animal, les humains y compris, a commencé à changer à ce moment. Il y a cette image en sciences politiques, en économie, en sciences humaines, mais aussi en philosophie, que l'homme est un loup pour l'homme. Au fond, nous avons une mauvaise nature. Je pense que c'est une mauvaise image du loup. Après tout, il s'agit d'un animal très coopératif. C'est pourquoi vous avez un chien chez vous, qui possède lui aussi ces caractéristiques. C'est injuste envers l'humanité, car l'humanité est bien plus coopérative et empathique qu'on ne le pense. J'ai donc commencé à m'intéresser à ces enjeux et à étudier d'autres animaux. Ce sont les fondations de la morale. Si vous demandez à quelqu'un : « Sur quoi se base la morale ? », il y aura deux facteurs qui sortiront du lot. L'un est la réciprocité, auquel est associé un sens de la justice et de l'équité. L'autre est l'empathie et la compassion. La morale humaine est plus que cela, mais si vous retirez ces piliers, il y aurait peu de restes, je pense. Ils sont donc indispensables. Je vais vous donner quelques exemples. Voici une vidéo très vieille au Yerkes Primate Center, où ils ont dressé des chimpanzés à coopérer. Cela fait déjà près d'un siècle, près d'un siècle, que nous expérimentons sur la coopération. Vous pouvez voir ici deux jeunes chimpanzés avec une boîte, mais la boîte est trop lourde pour un seul chimpanzé. Bien sûr, de la nourriture est en jeu. Autrement, ils n'essaieraient pas autant. Ils prennent donc la boîte. Vous pouvez voir qu'ils sont synchronisés. Ils travaillent ensemble pour la tirer au même moment. Ceci est déjà un grand pas par rapport à beaucoup d'animaux qui ne pourraient agir ainsi. Désormais, voici une image plus intéressante, car maintenant l'un des deux chimpanzés a été nourri. L'un des deux n'est donc plus tellement intéressé par la boîte. (Rires) (Rires) (Rires) [- et semble parfois exprimer ses souhaits et leur sens par les gestes.] Regardez ce qui se passe à la fin. (Rires) Essentiellement, il prend tout. (Rires) Deux choses sont intéressantes à ce propos. Un : le chimpanzé à droite comprend qu'il a besoin d'un partenaire... et donc saisit le besoin de coopérer. L'autre est que le partenaire accepte de coopérer bien que la nourriture ne l'intéresse pas. Pourquoi cela ? Cela est probablement dû à la réciprocité. À vrai dire, les primates et d'autres animaux rendent la faveur. On la lui rendra plus tard. C'est ainsi que cela fonctionne. Nous étudions aussi les éléphants. Il est très dangereux de travailler auprès d'éléphants. Un autre problème est qu'il est impossible de créer un dispositf assez lourd pour un seul éléphant. Cela est réalisable, mais cela ne sera pas très fiable, je pense. Et donc, ce que nous avons fait... Ces recherches en Thaïlande, au nom de Josh Plotnik, consistent en un dispositif avec une corde autour, une seule corde. Si vous tirez un côté de cette corde, elle disparaît de l'autre côté. Deux éléphants doivent donc ramasser la corde et la tirer en même temps. Sinon, rien ne se passe, et la corde disparaît. La première vidéo que vous allez voir est de deux éléphants relâchés en même temps que le dispositif. Le dispositif se trouve à gauche, avec de la nourriture. Ils viennent ensemble, arrivent ensemble, le ramassent ensemble, et tirent dessus ensemble. Donc c'est assez simple pour eux. Les voilà. Voilà comment ils font. Mais maintenant, on va compliquer les choses. Après tout, le but de cette expérience est de voir leur approche de la coopération. Comprennent-ils ce concept aussi bien que les chimpanzés ? La prochaine étape consiste à relâcher un éléphant avant l'autre et celui-ci a besoin d'être assez malin pour attendre et ne pas tirer sur la corde... Car, s'il tire sur la corde, elle disparaît et le test est terminé. L'éléphant va donc faire une chose que nous ne lui avons pas appris. Cela montre néanmoins son intelligence, car il pose son énorme patte sur la corde, se tient dessus et attend l'arrivée de l'autre, et ce dernier va faire tout le travail à sa place. C'est ce que nous appelons un parasite. (Rires) Mais cela montre à quel point cet animal est intelligent. Ils ont développé plusieurs autres techniques que nous n'avons pas forcément approuvées. (Rires) Donc, l'autre éléphant s'approche... et il va tirer la corde. Regardez bien l'autre, il n'oublie pas de manger, évidemment. (Rires) C'était la partie sur la coopération et la réciprocité. Passons à l'empathie. L'empathie est mon sujet de recherche actuel. L'empathie a deux avantages. D'une, la compréhension de l'autre. C'est la définition de base : parvenir à comprendre et partager les sentiments d'autrui. De deux, l'émotion. L'empathie a deux moyens d'expression : le premier est le corps. Si vous parlez avec quelqu'un de triste, vous allez adopter une expression et une posture tristes, et soudainement, vous êtes triste. Ceci est le moyen d'expression de l'empathie émotionnelle par le corps, beaucoup d'animaux l'ont. Votre chien aussi la ressent. Ainsi, les gens préfèrent les mammifères aux tortues, serpents et autres animaux voisins, qui eux n'ont pas cette empathie. Vient ensuite le moyen cognitif, qui est le fait de pouvoir se mettre dans la position d'autrui. Ceci est plus rare. Peu d'animaux, peut-être les éléphants et les singes, en sont capables. La synchronisation, qui fait partie de ce mécanisme de l'empathie, remonte à longtemps dans le royaume animal. Chez l'Homme, on peut étudier cela avec la propagation du bâillement. L'Homme bâille quand un autre bâille. Ceci est lié à l'empathie. Les mêmes régions du cerveau s'activent. Nous savons aussi que les gens qui en pâtissent sont très empathiques. Les gens qui ont du mal avec l'empathie, comme les jeunes autistes, ne font pas face à cela. Tout est donc lié. Nous étudions cela chez nos chimpanzés en leur présentant une tête animée. C'est ce que vous voyez en haut à gauche, une tête animée qui bâille. Un chimpanzé la regarde, un vrai chimpanzé qui regarde un écran d'ordinateur sur laquelle nous lançons ces animations. (Rires) La propagation du bâillement avec lequel vous êtes familiers, peut-être allez-vous d'ailleurs bientôt bâiller, est quelque chose que nous partageons avec d'autres animaux. Tout ceci est lié à la synchronisation par le moyen corporel qui est à la base de l'empathie, et qui est essentiellement universel chez les mammifères. Nous étudions des expressions plus complexes comme la consolation. Voici un chimpanzé mâle qui a perdu un combat et crie, un jeune vient alors jusqu'à lui, l'entoure de ses bras et le calme. C'est la consolation. Elle est similaire à celle de l'Homme. Et au comportement qui y est lié... (Rires) l'empathie en est à l'origine. Par ailleurs, le moyen d'étudier l'empathie chez les enfants est de demander à un proche d'agir bouleversé, et voir ensuite comment l'enfant réagit. C'est donc lié à l'empathie, et ce sont ces expressions qui nous intéressent. Nous avons publié une étude qui vous est peut-être familière. L'altruisme et les chimpanzés, la question est : les chimpanzés s'intéressent-ils au bien-être d'autrui ? Pendant plusieurs décennies, l'Homme pensait qu'il était le seul capable de ça, le fait de se préoccuper du bien-être d'autrui. Nous avons effectué une expérience simple. Elle porte sur des chimpanzés à Lawrenceville, à la station de recherche de Yerkes. C'est leur vie. Nous les faisons venir dans une pièce et les étudions. Ici, nous plaçons deux chimpanzés côte à côte, l'un avec un seau plein de jetons, chacun avec une signification différente. Un type de jeton nourrit juste celui qui choisit, tandis que l'autre nourrit les deux. Regardez donc cette petite vidéo. Voici l'étude effectuée avec Vicki Horner. Ici, il y a deux couleurs pour les jetons. Ils ont donc un seau plein de jetons. Ils doivent choisir entre les deux types de jetons. Voyez un peu. Si le chimpanzé fait un choix égoïste, à savoir le jeton rouge ici, il doit nous le donner, nous le prenons, le posons sur une table où sont posés deux friandises, mais alors seul celui à droite obtient à manger. L'autre à gauche s'éloigne car elle sait déjà que ce test n'est pas pour elle. L'autre jeton est le pro-social. Celui qui fait un choix, et c'est ce qui est intéressant, cela n'a aucune importance pour lui. Elle nous donne un jeton pro-social et les deux peuvent manger. Celui qui choisit obtient toujours une récompense. Donc cela n'a pas de conséquence. En fait, elle devrait même choisir au hasard. Mais nous avons noté qu'elle préfère le jeton pro-social. Il existe la ligne des 50 %, c'est la variable aléatoire. Lorsque l'autre chimpanzé attire l'attention, ils choisissent davantage. Si celui-là lui met la pression, par exemple en crachant de l'eau et en l'intimidant, alors ça diminue. (Rires) C'est comme s'ils disaient : « Si tu ne te comportes pas bien, je ne vais pas être social. » C'est ce qui se passe sans partenaire, lorsqu'il n'y en a aucun. Nous avons découvert que les chimpanzés se préoccupent du bien-être d'autrui, surtout lorsqu'il s'agit de membres de leur groupe. La dernière expérience dont je vais vous parler est notre étude de l'équité. C'est notre étude la plus connue. On la retrouve souvent, car après qu'on l'a faite il y a 10 ans, elle s'est beaucoup répandue. À la base, on l'a effectuée avec des capucins. Je vais donc vous montrer notre première expérience. Elle a depuis été réalisée avec des chiens, des oiseaux, et des chimpanzés. Avec Sarah Brosnan, nous avons commencé avec des capucins. Nous avons mis deux capucins l'un à côté de l'autre. À l'état sauvage, ils vivent en groupe et se connaissent. Nous les déplaçons de leur groupe vers la salle de test. Ils doivent effectuer une tâche très simple. Si vous leur donnez à chacun un concombre, les deux singes côte à côte, ils sont tout à fait disposés à faire cela 25 fois de suite. Le concombre, bien que ce ne soit que de l'eau selon moi, leur convient entièrement. Cela change si on donne à l'un du raisin. Les préférences alimentaires des capucins correspondent aux prix dans les supermarchés. Si vous leur donnez du raisin, de la meilleure nourriture, alors vous créez un conflit entre eux. C'est notre expérience. Je vais vous montrer une vidéo. Nous les avons filmés avec d'autres singes qui n'ont jamais participé. On pensait qu'ils allaient réagir plus fortement, et on avait raison. Celui à gauche est le singe qui a le concombre. Celui à droite est le singe qui a le raisin. Celui qui a le concombre... Remarquez que le premier est concombre est en bon état. Elle mange le premier. Ensuite, elle voit l'autre avoir du raisin. Regardez bien. Elle nous donne une roche. C'est ça la tâche. Nous lui donnons du concombre, et elle le mange. L'autre nous donne aussi une roche. Comme vous pouvez le voir. Elle obtient donc du raisin... et le mange. L'autre voit cela. Elle nous donne une roche, et obtient encore du concombre. (Rires) (Fin des rires) Elle essaie de mettre la roche contre le mur. Elle doit nous le donner. Et elle obtient le concombre. (Rires) Vous assistez en fait à Occupy Wall Street. (Rires) (Applaudissements) Il me reste encore deux minutes... Je vais vous raconter une histoire drôle. L'étude s'est fait connaître et nous avons reçu des commentaires, de la part d'anthropologues, d'économistes, de philosophes. Elle n'était pas à leur goût, car ils s'étaient convaincus, je pense, que l'équité est un sujet complexe, et que les animaux n'y ont pas accès. Un philosophe nous a même écrit que les singes n'avaient pas le sens de l'équité, cela aurait été inventé durant la Révolution française. (Rires) Un autre a écrit un chapitre entier expliquant que cela aurait été bien lié de l'équité si celui avec le raisin avait refusé le raisin. Ce qui est drôle est que Sarah Brosnan, qui a étudié les chimpanzés, avait des couples de chimpanzés où, en effet, celui avec le raisin refusait le raisin jusqu'à ce que l'autre en ait également. On se rapproche alors grandement de notre équité humaine. Je pense que les philosophes doivent revoir leurs idées. Je vais donc résumer. Je pense qu'il y a une morale évoluée. Je pense que la morale est bien plus que ce dont on a parlé. Il serait impossible sans ces éléments présents chez d'autres primates, à savoir l'empathie, la consolation, la tendance au social, la réciprocité, et un sens de l'équité. Nous avons travaillé autour de cela pour voir si nous pouvions créer la morale à partir de rien, sans forcément impliquer Dieu ou la religion, et donc voir comment atteindre une morale évoluée. Je vous remercie. (Applaudissements)