Me voici à l’âge de cinq ans, juste avant de sauter dans cette magnifique et tranquille piscine. Je me rends rapidement compte de façon brutale que cette piscine est vide parce que l’eau glacée est presque gelée et me coupe littéralement le souffle. Même si je sais déjà nager, je ne peux pas refaire surface, malgré tous mes efforts. C’est la dernière chose dont je me souviens avant de m’évanouir. Il s’avère que le maître-nageur de service discutait avec deux filles lorsque j’ai sauté, et j’ai vite disparu sous la surface, il ne pouvait donc pas me voir ni m’entendre me débattre. J’ai finalement été sauvée par une fille marchant le long de la piscine qui a jeté un coup d’œil dans l’eau et m’a vue. Puis rapidement, je me retrouve à être réanimée et transportée d’urgence à l’hôpital pour évaluer la sévérité de ma perte de conscience. Si je m’étais agitée à la surface de l’eau, le maître-nageur aurait remarqué et serait venu me secourir. Je partage cette expérience de mort imminente car elle montre combien les choses sont dangereuses lorsqu’elles sont juste sous la surface. À présent, j’étudie la discrimination homme-femme indirecte dans les start-ups, que je considère bien plus sournoise que de simples préjugés assumés pour la même raison. Lorsque l’on remarque qu’un investisseur se comporte de façon inappropriée envers un entrepreneur, nous sommes conscients du problème et avons la possibilité d’agir. Mais qu’en est-il des légères différences dans les interactions entre investisseurs et entrepreneurs qui affectent leur réussite ? Des différences que l’on ne soupçonne pas, qu’on ne peut ni voir ni entendre d’emblée ? Avant d’étudier les start-ups à la Columbia Business School, j’ai passé cinq ans à gérer et récolter des fonds pour ma propre start-up. Je me souviens d’avoir constamment couru, rencontré des investisseurs potentiels tout en essayant de diriger mon entreprise. Une fois, j’ai plaisanté que j’avais, à contrecœur, présenté mon projet à toute ma famille, amis, collègues, investisseurs et VC de ce côté du Mississippi. Eh bien, en parlant à tous ces investisseurs, j’ai constaté quelque chose d’intéressant. On me posait une série de questions bien différente qu’à mon cofondateur. On m’a interrogée sur tout ce qui pouvait mal tourner dans l’entreprise menant à des pertes pour les investisseurs, alors que mon cofondateur était questionné sur le potentiel de notre société à maximiser les gains des investisseurs, soit tout ce qui pourrait bien se passer pour l’entreprise. On lui a demandé combien de nouveaux clients nous allions apporter, alors qu’on me demandait comment conserver ceux que l’on avait déjà. En tant que PDG, j’ai trouvé ça plutôt étrange. En fait, j’avais même l’impression d’halluciner. Puis j’ai fini par relativiser en pensant : « Peut-être que c’est la manière dont je me présente » ou « C’est quelque chose de propre à ma start-up ». Des années plus tard, j’ai fait le choix difficile de quitter ma start-up afin de réaliser un rêve de toute une vie, celui d’obtenir mon doctorat. C’est à Columbia que j’ai eu connaissance d’une théorie de psychologie sociale établie par le professeur Tory Higgins, nommée « orientation régulatrice » qui opère une distinction entre deux orientations motivationnelles de promotion et de prévention. Le concept de promotion se focalise sur les gains et valorise les espoirs, les réussites et besoins d’évolution professionnelle, tandis que le concept de prévention porte sur les pertes et valorise la sécurité, la responsabilité et la protection. Dans le meilleur des cas, être orienté prévention vise uniquement à maintenir le statu quo, ce qui nous fait faire du sur-place pour assurer notre survie, alors qu’être orienté promotion nous fait avancer dans la bonne direction. Il s’agit seulement de découvrir jusqu’où nous pouvons aller. Puis j’ai eu une révélation lorsque j’ai réalisé que ce concept de promotion se rapprochait beaucoup des questions posées à mon cofondateur, tandis que le concept de prévention s’apparentait plus aux miennes. Étant étudiante en entrepreneuriat, je me suis attaquée aux recherches sur le financement des start-ups et j’ai découvert un fossé considérable entre les montants des fonds soulevés par les fondateurs homme et femme. Même si 38 % des entreprises américaines ont été fondées par des femmes, elles ne reçoivent que 2 % des financements. Ce qui m’a fait réfléchir : et si ce fossé n’était pas dû à un contraste majeur au sein des entreprises créées par des hommes et des femmes ? Et si les femmes obtenaient moins de fonds que les hommes simplement à cause des différentes questions qui leur sont posées ? Après tout, pour financer des entreprises à risque, les entrepreneurs doivent convaincre de l’ambition de leur start-up. Il ne suffit pas de démontrer que vous ne perdrez pas l’argent de l’investisseur. Il est alors logique que les femmes reçoivent moins de fonds que les hommes si elles s’impliquent dans des dialogues axés sur la prévention plutôt que sur la promotion. J’ai eu l’opportunité de tester cette hypothèse sur des sociétés de nature et aux besoins de financement similaires au fil des ans, lors du concours de subventions connu sous le nom de Start-up Battlefield, que TechCrunch organise à New York depuis son lancement en 2010. TechCrunch est largement considéré comme l’endroit idéal pour lancer une start-up, et certains de ses participants sont devenus célèbres depuis, tels que Dropbox, Fitbit, et Mint. Tous ont présenté devant certains des VC les plus en vue. Malgré les ressemblances entre les sociétés dans mon jeu de données, celles menées par des hommes ont récolté cinq fois plus de fonds que celles menées par des femmes. Ce qui m’a rendue désireuse de savoir ce qui entraîne cette disparité entre les sexes. Il m’a fallu du temps, mais j’ai obtenu toutes les vidéos de présentation et de sessions d’entretien de TechCrunch puis je les ai fait transcrire. J’ai d’abord examiné les transcriptions en chargeant un lexique d’orientation régulatrice dans le logiciel Linguistic Inquiry and Word Count (LIWC). Il génère la fréquence d’apparition de propos de promotion et de prévention dans la transcription. Pour la méthode suivante, j’ai fait programmer manuellement chaque question-réponse par le laboratoire de recherche Tory Higgins à Columbia. Quel que soit le sujet, une intention peut s’inscrire dans le concept de promotion ou de prévention. Prenons la question sur la clientèle citée plus tôt. Une question « promotion » serait : « Combien de nouveaux clients projetez-vous d’acquérir cette année ? » alors que qu'en « prévention », elle devient : « Comment comptez-vous préserver votre clientèle existante ? » Au même moment, j’ai également recueilli les informations de base sur les start-ups et entrepreneurs susceptibles d’affecter leur financement, comme l’âge, la nature et les besoins de financement de la start-up, ainsi que l’expérience de l’entrepreneur, afin d’utiliser ces données comme points de contrôle pour mon analyse. La toute première chose que j’ai constatée est qu’il n’y a aucune différence dans la manière dont les entrepreneurs présentent leur société. Autrement dit, hommes et femmes entrepreneurs adoptent aussi bien les notions de promotion que de prévention lors de leur pitch. Alors, puisque cette inégalité ne vient pas des entrepreneurs, je me suis penchée sur le cas des investisseurs en analysant les six minutes d’entretien auxquelles les entrepreneurs se livrent à la suite de leur pitch. En examinant près de 2 000 questions-réponses de ces échanges, mes deux méthodes montrent clairement que chez les entrepreneurs, les hommes ont des questions axées promotion, pendant que les femmes sont testées sur la prévention. C’est même plus éloquent en chiffres, car cela représente respectivement 67 % des questions posées aux hommes, et 66 % de celles posées aux femmes. Ce qui m’a particulièrement interpellée, c’est que j’espérais voir les femmes VC agir de la même façon les hommes VC. La théorie « qui se ressemble s’assemble » étant omniprésente dans les médias et dans la documentation sur le financement, je m’attendais à ce que les VC masculins encouragent les entrepreneurs par des questions « promotion », et idem pour les femmes VC envers les entrepreneuses. Mais en réalité, l’ensemble des VC font preuve du même sexisme tacite observé dans leurs entretiens usant de l’orientation régulatrice, menés avec les candidats et les candidates. Les femmes VC posent donc des questions de promotion aux entrepreneurs puis interrogent les entrepreneuses en termes de prévention, à l’instar des VC hommes. Dès lors que les hommes et femmes VC exhibent cette discrimination implicite, quel est l’impact, le cas échéant, sur le financement des start-ups ? Mes recherches prouvent que l’impact est conséquent. Les questions orientées des investisseurs ont non seulement prédit le rendement des start-ups lors du concours de TechCrunch, mais aussi le montant des fonds qu’elles ont levés sur le marché libre. Ces start-up à qui l’on a surtout posé des questions de promotion ont récolté sept fois plus d’argent que celles interrogées dans la prévention. Mais je suis allée plus loin. Je suis passée aux réponses des entrepreneurs et j’ai noté qu’ils les ajustent habilement en fonction des questions posées. Ce qui signifie que l’orientation de la question prédétermine celle de la réponse. Cela a beau nous paraître sensé, il y a de fâcheuses répercussions lorsqu’il s’agit de financement VC. En fin de compte, un entrepreneur se voit interrogé dans le concept de promotion, ce qui lui offre l’avantage d’être fortement associé au profit rien qu’en s’adaptant aux questions ; pendant qu’une entrepreneuse interrogée dans l’idée de prévention se lie de façon aggravante et malgré elle aux pertes financières, en s’adaptant pourtant elle aussi... Ces réponses suscitent ensuite d’autres questions biaisées des VC, et l’ensemble de ces questions-réponses alimentent ce cycle de préjugés qui ne fait que perpétuer la disparité entre les sexes. Plutôt déprimant, pas vrai ? Heureusement, il y a une lueur d’espoir dans mes découvertes. Les entrepreneurs audacieux qui ont réussi à détourner les questions de prévention avec des réponses axées sur la promotion ont levé 14 fois plus de fonds que ceux qui n'ont pas adapté leurs réponses. Ce qui veut dire que si l’on vous posait une question sur la défense de la part de marché de votre start-up, vous feriez mieux de centrer votre réponse autour de la taille et du potentiel de croissance du marché global, au lieu de simplement décrire comment vous protégeriez votre propre part. Alors si l’on me pose cette question, je dirais : « On s’aventure sur un marché si vaste et si actif qui ne manquera pas d’attirer de nouveaux venus. Nous prévoyons de remporter une part croissante du marché en exploitant nos atouts inégalés. » J’ai subtilement réorienté la conversation vers le profit. Ces résultats sont assez fascinants pour les start-ups lancées à TechCrunch, mais les données recueillies sur le terrain ne révèlent qu’une corrélation entre l’orientation motivationnelle et le financement. J’ai donc cherché à savoir si cette nuance dans l’orientation motivationnelle influe réellement sur le financement en menant une expérience contrôlée sur les business angels et les personnes lambda. Au cœur d’une simulation de l’environnement TechCrunch, les participants ont écouté quatre extraits de six minutes chacun, contenant 10 entretiens façonnés par le langage de promotion et de prévention. Puis je leur ai demandé d’attribuer un montant à chaque entreprise comme bon leur semblait. Mes résultats expérimentaux ont étayé mes constats faits sur le terrain. Les entrepreneurs qui ont répondu à des questions de promotion ont perçu le double d’argent de ceux à qui l’on a posé des questions de prévention. Ce qui est d’autant plus encourageant, c’est que ceux qui ont osé changer le cours de l’entretien lorsqu’ils étaient confrontés à des questions de prévention, ont reçu un financement plus élevé de tous les participants VC. Alors, avis aux entrepreneuses qui m’entendent, voilà quelques conseils sur ce que vous pourriez faire. Le premier est d’identifier la question qui vous est posée. Êtes-vous confrontée à une question de prévention ? Si tel est le cas, répondez-y quoiqu’il arrive, mais recentrez simplement votre réponse sur la promotion dans le but d’amasser des montants plus élevés pour financer vos start-ups. Cependant, la triste réalité est que les hommes et femmes évaluant les start-ups font tous deux preuve du même sexisme implicite dans leurs entretiens, privilégiant malencontreusement les entrepreneurs homme plutôt que femme. Alors, aux investisseurs qui m’entendent, je dirais que vous avez ici l’opportunité d’aborder les entretiens de manière plus juste ; pas seulement afin de faire ce qu’il s’impose, mais pour que vous puissiez améliorer la qualité de votre prise de décision. En mettant équitablement en avant le potentiel de rentabilité des start-up et leurs risques de pertes, vous permettez à toutes les start-ups de briller et maximisez, au passage, les bénéfices. Aujourd’hui, je peux être cette fille longeant la piscine, et tirant la sonnette d’alarme parce qu’il se passe quelque chose sous la surface. Ensemble, nous avons le pouvoir de briser ce cycle de sexisme sous-jacent dans le financement de start-ups. Offrons aux start-ups les plus prometteuses, peu importe qu’elles soient dirigées par un homme ou une femme, une chance de s’en sortir, grandir et prospérer. Merci. (Applaudissements)