Il y a plus de 30 ans, en 1987,
j'ai monté une petite galerie d'art
à Londres.
C'était un projet modeste
dans un petit magasin à Fitzrovia -
un quartier bohème et plutôt délabré
de Londres à l'époque.
L'inspiration et la motivation
à l'origine de ce projet
était mon désir d'exposer
l'art aborigène à Londres.
Cet art était relativement méconnu
à l'époque.
C'est surprenant à dire
et choquant,
car lorsque je suis née en 1955
à Melbourne,
les Aborigènes n'étaient pas des citoyens
à part entière dans leur propre pays.
Ils étaient des pupilles de l'État
et en tant que pupilles de l'État,
ils n'avaient pas le droit de se marier
ni la permission de voyager.
Ils n'avaient pas le droit
d'être propriétaires
et ils n'étaient même pas légalement
responsables de leurs propres enfants.
C'est seulement lorsque j'ai eu 12 ans,
en 1967, qu'un référendum s'est tenu
et que les Australiens ont voté
pour que les Aborigènes soient considérés
comme des citoyens du pays.
Et malgré cela,
les gens qui vivaient -
les Européens blancs
qui habitaient dans les villes côtières
n'accordaient encore
aucun intérêt au peuple Aborigène.
Et pour eux,
ils demeuraient globalement invisibles.
Ils n'avaient pas de voix
et personne ne voulait les écouter.
En me tenant devant ces peintures
à Alice Springs,
j'étais complètement émerveillée.
Comment avaient-elles été créées ?
C'étaient des cartes postales
d'un autre monde.
Bien que l'art aborigène fût tout à fait
nouveau pour moi à l'époque -
et nouveau pour beaucoup d'Australiens -
c'était aussi ancien.
Très ancien.
En fait, c'est la plus ancienne tradition
artistique continue au monde,
qui s'étend de façon ininterrompue
sur environ 50 000 ans -
bien plus longtemps que Stonehenge,
que les pyramides de l'ancienne Égypte
ou que les grottes de Lascaux -
mais c'était en même temps
vraiment nouveau.
Ces peintures, ces dessins traditionnels,
avaient été peints sur des corps
lors de cérémonies,
en utilisant de l'ocre naturel.
C'étaient de très grandes, d'immenses
mosaïques réalisées dans le sable,
gravées dans les arbres
et peintes sur des rochers.
Mais ces œuvres étaient
éphémères et fugitives.
Et lorsque j'ai réalisé ça à Alice Spring,
un grand changement s'est produit.
Dans un superbe acte de générosité,
les Aborigènes avaient créé leur art
sous une forme permanente et mobile -
sur du papier, des canevas.
Et bien plus,
ils nous avaient autorisés,
nous, les non-initiés,
à les voir.
C'était un énorme et extraordinaire
changement
qui s'était produit depuis
que j'avais quitté le pays.
Cela avait commencé dans un petit lieu
appelé Papunya en 1971.
Dans les années 60,
le gouvernement australien,
afin d'assimiler les Aborigènes,
avait construit des remparts
dans le désert
et ils avaient encerclé
le peuple aborigène
et l'avait forcé à entrer dans ces camps
entourés de fil barbelé.
Papunya avait été bâti pour 500 habitants
mais un millier d'Aborigènes
avaient été placés là,
souvent des personnes
de langues différentes,
qui étaient en guerre peut-être
depuis des millénaires
et qui ne voulaient pas vivre
dans une trop grande proximité.
Les gens étaient privés de leur droit
de parcourir le pays,
de suivre le chant des pistes,
assis, désespérément sur le sable.
Lors de cette scène de désespoir,
en 1971,
un jeune professeur
de Nouvelle-Galles du Sud,
Geoffrey Bardon,
prit ses fonctions à l'école de Papunya.
Geoffrey était fasciné
par la campagne environnante
et les magnifiques formations rocheuses.
Et il était aussi intrigué
par les élèves qui dessinaient
dans le sable pendant leur pause
et qui racontaient des histoires
en utilisant leurs doigts.
Les anciens ont remarqué son intérêt
et ils en étaient ravis.
Il faut savoir
qu'à cette époque, en Australie,
c'était presque l'apartheid.
Les Européens travaillaient
dans le bâtiment -
les professionnels de santé,
les mécaniciens et les vendeurs -
n'avaient pas de relation avec eux
et aucune volonté de tisser des liens.
Alors la curiosité que Geoffrey
portait aux anciens était spéciale.
Et encouragés par cela,
ils ont commencé à lui parler.
Et vous les voyez -
vous le voyez assis là
avec le vieux Long Tom Onion.
Et les hommes lui ont expliqué
comment cette terre avait été créée
par leurs ancêtres.
Et soudain, Geoffrey se dit :
« C'est étonnant.
Pourquoi j'enseigne des choses
sur l'Occident aux enfants
alors que nous ne parlons pas
de cette culture extraordinaire
qui est la leur ? »
Et donc, après avoir consulté les anciens,
ils ont décidé de créer une peinture
sur le mur de l'école de Papunya.
À la minute où ce projet
de peinture murale a été lancé,
l'ambiance générale à l'intérieur
de la communauté a changé.
Les gens n'avaient plus l'air désespéré.
Ils commençaient à discuter avec entrain
de l'histoire appropriée
à peindre sur le mur.
Quelque chose qui serait visible
par tout le monde,
pas seulement les initiés.
Ils ont décidé de peindre
le Mur de la Fourmi de miel.
Et vous pouvez voir cette œuvre, peinte
en 1971, sur le mur de l'école de Papunya.
Geoffrey avait initié tout cela.
Et la nouvelle se répandit à travers
le désert, comme un feu de forêt.
La communauté suivante
à prendre les pinceaux
est celle de Yuendumu.
Les Warlpiri,
contraints de vivre dans des cabines
en fer blanc, étouffantes,
envoyées par le gouvernement
afin de les civiliser.
Et donc leur premier acte
de révolution culturelle
a été de peindre les portes
de ces petites cabines en fer blanc,
même si on peut se demander
si ces cabines étaient si civilisatrices
dans un pays où
il fait souvent 40°C dehors.
Je n'en suis pas sûre.
Mais ce qui réunissait
ces artistes dispersés,
c'était que l'origine de leur art
provenait de la terre.
C'était quelque chose de très différent
pour les colons blancs.
Le centre de l'Australie était perçu
comme un territoire hostile,
vraiment très effrayant.
Vous pouvez voir ici
la vision d'un cartographe occidental
du grand Désert de Sable :
« une plaine vaste, sans relief ;
sans limite distincte,
pas de montagne, de rocher,
de rivière, de courant ni de lac. »
Et voici une vision aborigène
de la même portion de territoire.
C'est important de comprendre
que la culture aborigène n'est pas
une seule entité homogène.
C'est l'Australie telle qu'elle a été
découverte par les Européens.
Toutes ces couleurs symbolisent
des groupes de langues différents.
Bien sûr, certains ont disparu
mais beaucoup sont demeurés.
Et l'art provenant de ces différents lieux
est aussi distinctif
que ces différentes langues
et caractéristiques physiques variées
des peuples qui habitent ces contrées.
L'une des premières expositions
de ma petite galerie à Fitzrovia
était sur le grand artiste Anmatyerre
de Papunya, Clifford Possum.
Je l'avais rencontré près d'un ruisseau
lors de ma visite à Alice Springs.
Il était assis sous un arbre
et je lui ai dit :
« Clifford, est-ce que tu voudrais
exposer à Londres ? »
Il m'a regardée pendant un long moment
puis il m'a dit : « Reine. »
Et j'ai dit : « Oui, bien sûr.
Bien sûr que tu pourras la rencontrer
si tu viens à Londres. »
Alors il m'a regardée longuement
et a dit : « Ok. »
Je lui ai envoyé l'argent du billet
et un an plus tard,
je suis allé le chercher à Heathrow.
Il est arrivé avec son chapeau
et sa veste de cow-boy.
Puis nous sommes montés
dans la voiture direction la galerie,
puis il me dit : « Reine. »
Et bien sûr, j'avais oublié ma promesse.
J'ai pensé que ce serait excitant
pour lui d'être à Londres
et que si nous passions devant
Buckingham Palace, ce serait suffisant,
alors on l'a fait.
Et lorsqu'on s'est approché,
je lui ai dit :
« Clifford, c'est là que vit la Reine. »
Et il me répondit : « Dedans. Dedans. »
(Rires)
Et ça m'a ouvert les yeux.
Comme des générations d'Européens
avant moi,
j'avais promis quelque chose
que je n'avais pas l'intention ou
la possibilité d'honorer pour un aborigène
et, vu que je lui avais promis,
il m'avait fait confiance.
Et comme un ancien du peuple Anmatyerre,
il était venu en Grande-Bretagne
pour voir le dirigeant du peuple anglais.
Et j'ai compris
qu'il perdrait la face
si cela ne se produisait pas.
C'était la soirée d'inauguration
de l'exposition.
C'était un événement remarquable.
Ces extraordinaires, superbes
et mytho-poétiques toiles
avec ces étranges motifs abstraits
provenant du milieu du désert.
Les gens étaient enchantés et intrigués
et tout le monde était content sauf moi.
Et ma tristesse devait se lire
sur mon visage
car un homme très gentil
est venu vers moi et m'a dit :
« Qu'est-ce qui ne va pas ?
C'est une exposition incroyable.
Tu devrais être très heureuse. »
Et je lui ai expliqué ce que j'avais fait.
Il a compris.
Le lendemain matin, j'étais sur le point
d'aller réveiller Clifford.
Je n'avais pas beaucoup dormi
et je me sentais tellement triste.
Et juste avant de le réveiller,
le téléphone a sonné :
« Bonjour Rebecca. »
C'était l'homme sympathique de la veille.
« C'est George Harwood.
J'ai parlé à ma cousine, la Reine,
et elle serait ravie
(Rires)
de vous voir ainsi que Clifford au palais
à deux heures cet après-midi. »
Les peintures -
pour que vous compreniez
les peintures aborigènes -
il est important de savoir que,
bien qu'elles nous paraissent abstraites,
elles ne le sont pas.
Elles sont paradoxalement riches de sens.
Et donc, beaucoup d'images sont créées
avec une perspective aérienne -
comme si vous étiez un oiseau
en train de voler.
Et si nous faisions cette conférence
dans le désert en Australie -
ce qui serait vraiment amusant -
vous seriez tous assis sur le sable,
les jambes croisées
et l'empreinte de vos fesses dessinerait
un U vu d'en haut.
Alors quand vous voyez cette forme
sur une peinture,
cela symbolise une présence humaine.
Ces peintures ne sont donc
pas seulement des cartes montrant
les points d'eau et de nourriture -
ce qui est essentiel
pour un peuple nomade -
mais ce sont aussi des récits
sur la création de cette terre
et comment y vivre.
Et c'était le thème de l'exposition
sur le travail de Clifford.
Maintenant, je...
À cause de ce qu'il s'est passé
en Australie,
on a remarqué
que le peuple Aborigène s'exprimait
avec une voix nouvelle,
qu'il y avait une expression de fierté
dans leur art et leur caractère.
Et cela n'avait pas été reconnu
par les autres pays indigènes
à travers le monde.
Et je me trouvais dans une position
très privilégiée pour en être témoin.
Parce que j'avais exposé
de l'art aborigène,
j'ai commencé à recevoir
des demandes du monde entier
pour exposer des groupes indigènes.
Et au début des années 90, j'ai exposé
un groupe de Kalahari Bushmen,
de San People, du Botswana.
Comme les Aborigènes, ils ont commencé
à transposer leurs premiers chefs-d'œuvre
sur des supports permanents et mobiles.
Plus de peinture sur les roches
ou dans les grottes
mais des peintures sur toile
ou des impressions.
Leur exposition à Londres
fut vraiment magnifique.
Ils avaient cette extraordinaire vision
de l'espace.
Souvent, vous pensez regarder
une créature spécifique
mais c'est ce qui était en arrière-plan
qui était vraiment important.
Maintenant,
dans notre culture occidentale,
l'art a un statut particulier
et en effet, il a une place spéciale.
Mais parfois, il peut être vu
comme une esthétique superficielle,
quelque chose de moins essentiel
que d'arriver à vivre.
Mais dans les cultures
des tribus indigènes,
l'art est véritablement
au cœur de leurs vies.
Il est central
en politique, dans la vie personnelle,
sociale et religieuse.
Il est inséparable de la société.
C'est la peinture
que je voulais vous montrer.
Dans la société indigène,
l'art fait partie de la vie.
Et certaines de ces peintures
ne sont pas juste belles,
ne sont pas que des œuvres,
ce sont aussi des documents juridiques.
Et sur cette peinture,
vous voyez les artistes
de Fitzroy Crossing.
Quand ils sont venus me voir,
J'ai dit : « Que voulez-vous faire? »
Et ils m'ont dit :
« On voudrait voir
où les ennuis ont commencé.
- Qu'est-ce que vous voulez dire ? »
- Nous aimerions voir d'où vient
le Capitaine Crochet. »
Alors nous sommes allés à Whitby en train
et ce fut une expédition extraordinaire.
Et lorsqu'ils ont vu la petite chaise
en bois du Capitaine Crochet
dans sa modeste petite maison,
ils ont dit : « Maintenant on comprend.
Il était juste comme nous. »
C'était une visite incroyable.
Les voici,
assis sur une grande peinture
dans le sable.
J'étais une avocate
et beaucoup de gens
qui ont fait le droit comme moi
sont à présent juges ou avocats.
Et ils vont quelquefois dans le désert
et ils s'assoient avec leurs perruques
et leurs toges autour de ces peintures
comme cela.
Et un par un,
les artistes se tiendront là,
à côté de leurs chefs-d'œuvres
et ils diront :
« Je sais que c'est mon territoire.
Je peux le prouver car il appartenait
à ma grand-mère,
à mon arrière-arrière-grand-mère,
à mon arrière-arrière-arrière-grand-mère
et je sais où sont les points d'eau. »
Vous pouvez voir qu'il y a
beaucoup de cercles sur cette peinture
qui symbolisent les points d'eau.
À présent, rappelez-vous
la vision du cartographe occidental
du Grand Désert de Sable,
où vit le peuple Walmajarri.
Il n'y avait rien.
Pas de point d'eau.
Mais le peuple sait où les trouver.
Vivant là depuis des millénaires,
ils savent les chercher et les trouver.
En effet, quand les Britanniques
ont déclaré l'Australie « terra nullius »,
une terre inhabitée,
ils l'ont fait car
le peuple indigène n'avait pas
d'administration
ou d'agriculture.
Mais nous savons à présent
qu'ils avaient un mode de vie
remarquable et sophistiqué
dans cet incroyable continent unique
qu'est l'Australie.
Et je pense qu'il y a tellement -
J'adore cette peinture
et j'aime le peuple assis là
parce que vous voyez simplement
la générosité et le désir de partager -
malgré les difficultés
qu'on leur a causées -
leur extraordinaire culture.
Et je pense vraiment qu'à travers l'art,
la connaissance et le pouvoir
des Aborigènes peuvent être dévoilés.
Mais je pense aussi
qu'en tant que moyens de communication,
de partage des connaissances
et de la compréhension,
cela peut servir à nous rapprocher.
Merci.
(Applaudissements)