Faire de la science de manière ouverte,
c'est plus efficace.
C'est comme ça
que devrait être la science.
C'est comme ça qu'elle était à la base.
Depuis quelques années,
il y a un mouvement pour le libre accès.
On y va inexorablement.
La question, c'est : « Comment ? »
Je vais vous parler de communs.
C'est quoi ?
C'est trois choses :
c'est une ressource qui peut
être matérielle ou immatérielle,
un mode d'accès et ses règles de partage,
et la gouvernance de cette ressource.
Le but de la gouvernance d'une ressource,
d'un commun,
c'est d'essayer de conserver le commun,
de le rendre pérenne
et de garder son existence.
C'est un peu abstrait,
donc je vais présenter un exemple :
le verger d'un village.
La ressource, c'est des pommes.
Le mode d'accès : on cueille dans l'arbre,
chacun peut aller se servir.
Les règles : on ne va pouvoir prendre que
deux pommes par personne et par semaine,
et quand on y va, on arrose, on enlève
les mauvaises herbes, on participe,
ça fait une balade et voilà.
Et la gouvernance peut être assurée
par une association, le conseil municipal,
pour qu'il n'y ait pas de triche.
Ça, c'est un commun matériel.
Donc, si je prends une pomme
dans l'arbre, elle n'y est plus.
Parlons d'un autre commun, immatériel,
que vous
connaissez déjà tous et toutes,
c'est Wikipédia.
La ressource est immatérielle,
c'est du savoir encyclopédique.
Le mode d'accès, c'est Internet ;
on y accède par copie.
Quand je vais chercher
une page sur Wikipédia,
je la récupère mais elle reste sur le site
pour qu'un d'autre puisse la prendre.
Et les règles ?
Il y en a une très formelle :
la licence Creative Commons.
Vous récupérez le contenu,
vous pouvez en faire ce que vous voulez,
le réutiliser, le remixer, le traduire,
à condition que vous citiez que ça vient
de Wikipédia quand vous le redistribuez.
La gouvernance de Wikipédia est complexe.
Il y a d'abord la fondation Wikimédia
qui essaye d'assurer – vous avez tous déjà
vu les campagnes de dons, par exemple –
les ressources en termes de serveurs,
de bande passante, le réseau, etc.
Ensuite, chaque encyclopédie –
elles sont par langue –
se gère de manière autonome
au niveau de ses représentants,
administrateurs, modérateurs.
Donc elles vont collectivement
définir des rôles.
Comment les gens sont élus ?
Combien de temps ils restent en poste ?
Quels sont leurs pouvoirs ? etc.
Puis une gouvernance
encore plus décentralisée,
par exemple, contre le vandalisme :
quand on va sur une page Wikipédia,
on peut corriger des erreurs
et chaque article a une page
qui permet de discuter de :
« Cette page mérite-t-elle d'y être ? »
« Quel doit être son contenu ? » etc.
La gouvernance est assurée comme ça.
Il existe une « tragédie des communs ».
Un tricheur, dans ce système,
est toujours gagnant.
Si je reprends l'exemple du verger,
si quelqu'un qui a besoin de se chauffer
vient et coupe du bois,
le commun meurt.
La gouvernance est donc
particulièrement importante.
On peut aussi imaginer
quelqu'un qui prend toutes les pommes
pour faire de la compote.
Il y a plein de situations envisageables.
C'est très facile d'imaginer comment
faire mourir un commun matériel.
Pour un commun immatériel,
ça peut paraître moins évident.
Et pourtant c'est possible.
Je vais vous présenter
un univers alternatif :
un autre Wikipédia.
Vous avez vu, j'ai changé le logo, j'ai
mis un « € », vous allez voir pourquoi.
C'est un autre univers où l'on peut
tous et toutes rédiger des articles
comme sur le Wikipédia actuel,
mais on a un devoir de citoyen de corriger
les articles si on voit des erreurs.
Pas toujours,
mais ça fait partie de notre rôle, on est
censé de temps en temps participer à ça.
Quand on veut accéder à un article,
on doit le payer.
On peut penser : « 30€ n'est pas trop cher
vu la qualité des articles. »
Il y en a aussi qu'on aurait bien voir
avant de payer trente euros.
Le principal problème est que,
pour comprendre un article,
il faut aussi comprendre les articles
sur les concepts qu'il utilise,
donc on va devoir en payer plein.
Ne vous inquiétez pas,
ce n'est pas des escrocs.
Il y a des abonnements.
Pourquoi est-ce possible ?
Ça pourrait vraiment se passer
comme ça, pourquoi ?
À cause de la propriété intellectuelle
(PI), et notamment, la PI lucrative.
Elle permet une appropriation
privée d'un travail collectif,
et, ainsi, de créer
artificiellement de la rareté,
et donc de retomber sur une économie
où quand je le vends un bien
à quelqu'un, je ne l'ai plus.
Eh bien, la recherche fonctionne comme ça,
dans notre vrai monde,
pas dans l'univers alternatif.
C'est un vrai problème.
Comme tous ici ne connaissent pas
le fonctionnement de la recherche,
je vais essayer très rapidement
d'expliquer comment ça marche.
C'est un fonctionnement très global.
Dans chaque domaine particulier, il y
a des petites différences évidemment.
Mais en gros, on commence
par rechercher une question.
1e étape, ça suppose
un accès à l'état de l'art
et l'idée est de se dire :
« Quelle va être la bonne prochaine
étape pour faire avancer notre domaine ? »
Ça suppose de connaître notre état
de l'art et l'état des domaines voisins,
et donc qu'on ait accès
aux articles notamment.
Ensuite, on fait de la recherche.
Collecter des données,
les analyser, créer du logiciel,
ça peut être plein de choses.
Et un jour, on a des résultats.
Que ce soit ceux qu'on
attendait ou non, on en a.
Quand on veut communiquer ces résultats,
on rédige un article de recherche,
qu'on le soumet à une revue,
une conférence, un journal.
Je vais dire « revue » par la suite,
c'est plus simple.
Soumettre à une revue, c'est quoi ?
C'est un ensemble d'autres chercheurs
dans notre domaine
qui vont récupérer l'article,
soit l'évaluer eux-mêmes,
soit l'envoyer à évaluer à des gens
qui sont plus experts qu'eux du domaine,
et si cet article est jugé
comme étant assez novateur,
rigoureux,
pertinent par rapport à
la thématique de la revue,
il va être publié.
Sinon, il est rejeté,
ou il y a des allers-retours
pour l'améliorer.
J'ai mis des guillemets
autour de « publication »,
car normalement,
ça veut dire « rendu public ».
On va voir que c'est compliqué
car c'est à cette étape
qu'interviennent les maisons d'édition
qui demandent alors
qu'on leur transfère
les droits d'auteur,
ou le copyright selon les législations,
de l'article
pour l'exploiter commercialement,
en échange de quoi elles le distribuent.
On se retrouve donc avec de
l'argent public qui finance la recherche,
une privatisation des résultats de
la recherche - en échange de rien -
et de l'argent public qui
rachète cette recherche-là.
C'est aussi de l'argent
public qui l'a évaluée, etc.
Je parle beaucoup de recherche publique,
il y a aussi de la recherche privée.
Mais la plupart du temps,
dans le privé, on publie moins,
et en plus, par exemple, en France,
via des mécanismes de crédit d'impôt,
la recherche industrielle est largement
subventionnée par de l'argent public.
Juste quelques chiffres.
L'ENS, institution très petite en taille :
un million d'€ par an
de dépenses documentaires
sachant qu'ils profitent très largement
des accès du CNRS,
qui dépense annuellement
un peu plus de 30 millions -
quasiment 40 millions cette année-là -
et profitent des accès des universités
via des unités mixtes de recherche.
Par exemple, Jussieu, une fac à côté
de l'ENS, juste pour Elsevier,
c'est un million d'euros par an juste
pour un éditeur - un gros abonnement.
On peut s'intéresser aussi
à l'évolution de ces prix.
Par exemple, à Télécom ParisTech où j'ai
fait ma thèse, ça devenait trop cher :
on a réduit le nombre d'abonnements
de revues au format papier
de plus de la moitié.
Mais, pour qu'on puisse travailler, on a
pris un tiers d'abonnements web en plus.
On a réduit le nombre d'abonnements,
on télécharge juste
les PDF quand on en a besoin -
on ne reçoit pas le papier par la poste -
donc ça devrait être moins cher.
Que dalle ! Ça coûte plus cher.
Et pas qu'un peu.
Du coup, en écho à cette ruine
des bibliothèques universitaires,
vous avez les profits du chef de file,
Reed-Elsevier.
Les chiffres sont en milliards
de dollars américains.
Vous voyez que le taux bénéfices sur
chiffre d'affaires, il est monstrueux.
Comment on en est arrivé là ?
Pourquoi cette situation ?
Les éditeurs ont un rôle.
Historiquement,
[ils] étaient en charge de mettre
en page des articles, de les distribuer,
évidemment, [ils] sont privées
doivent gagner de l'argent,
et doivent faire connaître les chercheurs.
Mais quand la diffusion de la science
s'est structurée autour de journaux -
au début ces journaux étaient
détenus par les académies
et des associations savantes,
puis, il y a eu un besoin d'industrialiser
la diffusion des journaux.
C'est là que les maisons
d'édition sont entrées en jeu,
se sont concentrées
et ont privatisé la recherche en disant :
« On prend le contrôle des journaux,
on demande les droits d'exploitation
pour les distribuer. »
C'était un service dont on avait besoin
car il n'y avait pas Internet à l'époque.
Ils faisaient aussi
la mise en page des articles.
De plus en plus, la mise en page est
faite par les chercheurs eux-mêmes,
ou les chercheuses elles-mêmes,
avec des outils comme LaTeX, des templates
pour les traitements de texte.
Donc, ça, c'est fait par nous.
Distribuer le plus largement les articles,
ça, Internet le fait très bien.
Plus besoin de maisons d'édition apportant
dans les BU du monde entier, les papiers.
Gagner de l'argent, on l'a vu ;
la question étant : est-ce légitime de
se faire de l'argent sur la connaissance ?
Et puis, faire connaître les chercheurs,
rôle dont elles ont hérité
et dont elles sont dotées
elles-mêmes aussi via la bibliométrie.
La bibliométrie, c'est l'idée
qu'on va évaluer les chercheurs
de manière quantitative sur
leur nombre de publications.
Il y a donc
une incitation à la publication.
Et lorsque les maisons d'édition
se sont appropriées les journaux,
les chercheurs ont perdu la maîtrise
des moyens de production.
La bibliométrie est
une méthode de management
où on leur fixe des objectifs
qui vident le sens de ce qu'ils font.
L'objectif, quand on veut
une carrière universitaire,
ça va être de faire une publication
en plus et pas une découverte en plus.
Les outils de bibliométrie
sont vendus par les maisons d'édition
et c'est elles qui font
les SciVal, Scopus, etc.,
qu'elles vendent aussi très cher
aux agences de moyens.
Je parle d'argent ;
on est dans un pays riche,
donc on pourrait se dire :
« On paye et ça va. »
Ce n'est pas vraiment
le problème principal.
Le problème est l'accès citoyen,
l'égalité entre étudiants, chercheurs
et universités dans le monde entier.
Évidemment, en France, on peut se le payer
mais il y a des pays
où ce n'est pas le cas
et où donc on a des opportunités manquées,
qui peuvent être colossales :
des chercheurs pourraient
avoir des idées géniales
mais sans accès à l'état de l'art,
ils ne peuvent pas.
On peut penser
aussi à toutes les start-ups
qui pourraient profiter des résultats de
la recherche mais qui n'y ont pas accès.
En réponse à ça, le libre accès
se pose comme une solution :
on va mettre les résultats de la recherche
en ligne accessibles gratuitement.
C'est une définition large, voire trop
large, qui offre plusieurs options.
Je vais en présenter
très rapidement trois.
1 : la voie verte, l'autoarchivage,
les chercheurs mettent eux-mêmes une copie
de leur article sur des dépôts pérennes.
J'insiste sur ce mot :
Academia.edu, ResearchGate et tous
ceux qui essayent de faire du business,
ça ne marche pas.
L'avantage, c'est que c'est parallèle
au circuit traditionnel de publication.
On peut aussi mettre
d'anciens articles en ligne.
et ça fait prendre conscience aux
chercheurs de l'importance de tout ça.
Ensuite, on a la voie dorée.
Doré, c'est censé être bien :
« On va publier
directement en libre accès. »
Sauf que les maisons d'édition
s'en sont emparées
et ont dit : « Pas de problème,
mais on paye pour publier. »
Ça coûterait trop cher au CNRS ou à ceux
qui produisent beaucoup d'articles,
ils ne pourraient pas survivre
plus d'un an à ce modèle -
publier, ça coûte plusieurs milliers
de dollars en général.
En plus, on peut
légitimement se demander :
« Est-ce que c'est normal
que l'argent entre en compte
pour savoir en science ce que
l'on doit publier ou pas ? »
Il y a une 3e voie,
celle que je viens défendre :
la voie diamant,
Platinum ou « fair open access ».
L'idée ici -
je reviens sur ce dont je vous parlais -
c'est de faire de la recherche un commun.
L'idée est d'aller vers une abolition de
la propriété lucrative de la connaissance.
Il n'y a aucune raison que la
connaissance soit une propriété privée
avec laquelle faire de l'argent.
Les chercheurs se réapproprient
leur moyen de production principal,
le moyen de diffusion de leur savoir,
sur lequel ils peuvent construire.
Faisons l'exercice.
Quelle est la ressource ?
Ce sont les résultats de la recherche,
articles, données, logiciels, etc.
Le mode d'accès,
les règles de partage : via Internet.
C'est universel,
le mieux qu'on puisse faire.
Il reste les barrières
de la langue, de l'accès,
mais, à date, on n'a pas mieux.
Utilisation de logiciels libres.
Évidemment. Ça ne sert à rien de sortir
d'une cage pour rentrer dans une autre.
Et la gouvernance ?
L'idée serait que les auteurs conservent
leurs droits d'auteurs et leur copyright,
et que les comités éditoriaux
aient d'une existence légale -
ce n'est pas le cas actuellement -
et possèdent leur revue.
Pourquoi conserver son copyright ?
Parce que l'intérêt d'un auteur
d'un article, c'est d'être lu.
Et donc ses intérêts sont alignés
avec ceux du reste de la population,
c'est-à-dire que son article
soit le plus accessible possible.
C'est une idée réaliste au coût quasi nul.
Pourquoi ?
Les infrastructures sont là,
des dépôts institutionnels
et disciplinaires marchent déjà,
où on peut mettre les articles,
les données et les logiciels.
On a déjà des logiciels libres
de revue par les pairs,
d'organisation de journaux –
je cite HotCRP pour les conférences
et Open Journal System pour les journaux.
Le cadre légal, il existe :
les licences Creative Commons
telles qu'utilisées par Wikipédia,
dont Creative Commons Attribution
qui correspond à la recherche :
on cite les blocs sur lesquels on se base
pour faire notre recherche.
Des associations de comités éditoriaux
existent, reconnues internationalement.
Ces choses sont déjà dans les pratiques.
Très rapidement, une épi-revue,
c'est exactement comme
un journal classique,
sauf que plutôt que de publier un volume
à la fin en papier ou en PDF sur Internet,
on publie une page avec une liste de liens
vers les versions acceptées des articles.
Et sinon, tout se passe
exactement comme avant.
On n'a plus la variable « maison
d'édition » qui rentre en compte.
Tout le reste est
exactement comme avant.
On peut dépasser les modèles actuels
avec l'évaluation ouverte,
où l'unité est l'article
et il serait accompagné de
ces revues qui seraient signées.
Ça demande un peu de changement
de mentalité, de mœurs, etc.,
mais on peut imaginer
aller plus loin comme ça.
(Applaudissements)