14h10.
J'interviens dans un institut
d'enseignement supérieur,
à la fac.
Dans une ville que je connais peu
et je suis en retard.
Je ne connais pas ces étudiants.
J'arrive dans le couloir,
personne...
C'est le silence absolu,
ils doivent tous être rentrés chez eux.
J'ouvre la porte de la classe : Oh !
Ils sont tous là.
Ils sont tous là, sagement assis,
tranquilles, derrière leur écran.
C'est à peine s'ils me voient.
Je me glisse derrière un étudiant
ou plutôt : derrière un étudiant
et son écran.
Tu... joues au MMORPG,
tu es chef de guilde ?
Je fais la maligne,
mais je ne joue pas aux jeux vidéo.
Par contre, j'ai un doctorant
qui a fait sa thèse
sur les jeux en ligne multi-joueurs.
(Elle renifle.)
« Vous êtes enfermés dans cette salle
depuis 8h ce matin, non ?
- Euh oui, comment vous le savez ?
- Ben, l'odeur... »
(Rires)
Je ne suis pas mentaliste
mais j'ai un odorat,
et une vue suffisante pour constater
l'absence de fenêtre.
« C'est pas dur d'être
dans une salle sans fenêtre ?
- Ben, on voit mieux nos écrans
et puis c'est mieux
pour le tableau numérique. »
Ah, le tableau numérique !
La salle de classe est super moderne.
Les tables sont hyper larges
permettant de disposer de deux écrans
simultanément.
Quand on appuie sur un rond sur la table,
un tube encastré sort,
permettant de brancher
trois prises simultanément.
Devant moi, l'étudiant a branché
l'ordinateur donné par l'institution,
un iPad, un iPhone.
Entre la lumière artificielle,
l'absence d'air respirable,
tous les appareils connectés,
l'absence d'espace pour circuler,
d'ici à la fin du cours,
c'est la migraine assurée.
« Alors, chers amis,
si vous vouliez bien enfin
vous débarrasser de vos prothèses,
on pourrait commencer le cours. »
Les étudiants : « Oh mais,
c'est quoi, nos prothèses ? »
Je suis docteure
en systèmes d'information.
J'ai vécu et travaillé
sur tous les continents
où j'ai pu investiguer la question
de l'incidence du numérique
sur les écosystèmes.
Je suis maître de conférences
à l'école polytechnique universitaire
de Montpellier.
Depuis 10 ans, je dirige une équipe
de recherche en systèmes d'information
dans un laboratoire.
Mon travail, c'est de mener
et diriger des recherches,
puis de les publier, de les transmettre
dans des conférences, des livres
ou des articles scientifiques.
Mon travail, c'est aussi d'enseigner.
Et depuis 15 ans, j'enseigne
la communication inter-personnelle
et le leadership.
La situation que je viens
de vous décrire tout à l'heure,
je l'ai vraiment vécue,
et c'est ce que vivent la plupart
des profs aujourd'hui.
Aujourd'hui, quand un prof rentre
dans une salle de classe,
il y a un nouveau tiers
entre lui et l'élève,
et ce nouveau tiers, c'est l'écran.
D'ailleurs, dans certains amphis,
suivant l'inclinaison de la pente,
c'est à peine si le prof voit la tête
de ses élèves derrière l'écran.
Vous avez déjà parlé à un écran ?
C'est super motivant !
C'est très très motivant.
Quand j'étais doctorante, j'étais attirée
par la recherche, pas par l'enseignement.
Et puis un jour je me suis retrouvée
devant une classe sans y être préparée.
C'est comme ça, la fac,
quand vous êtes chercheur,
vous devez être enseignant.
Alors, je me suis formée, seule, à côté.
Des formations où le corps avait sa place.
J'ai consulté une phoniatre,
une orthophoniste.
Je travaillais ma respiration.
J'ai suivi différentes formations :
une formation en somatothérapie,
une formation en technesthésie
pour placer la voix au bon endroit.
Une formation en leadership,
une formation en communication
inter-personnelle, en méditation, etc...
Je suis allée vivre dans une université
en Inde pour apprendre à étudier
comment eux font pour mettre le corps
au centre de l'apprentissage,
en particulier avec le yoga.
J'ai vécu dans un ashram,
et je me suis retirée avec des méditants,
pour apprendre à calmer,
et apprendre à apprendre
à calmer le mental,
pour le rendre accessible
à un véritable apprentissage.
En fait, sans le savoir,
je me suis formée pour affronter,
je me suis armée pour affronter ce qui
allait arriver bien des années plus tard :
ces fameux écrans.
Parce ce qu'aujourd'hui,
un jeune prof qui déboule
dans une salle de classe
est confronté à une sacrée concurrence.
Peut-il faire concurrence aux likes,
aux séries,
aux jeux vidéo ?
N'y a-t-il pas concurrence déloyale ?
Cette question, je me la pose depuis 2011.
2011, en France, que se passe-t-il ?
L'année où on commence à distribuer
des ordinateurs, des iPads,
à tout va à tous les élèves,
les étudiants qui rentrent
en première année.
A ce moment-là, une étudiante
vient me trouver au laboratoire.
Elle souhaite réaliser sa thèse
de doctorat sous ma direction.
Elle parle cinq langues couramment.
Elle possède plusieurs passeports.
Elle a vécu dans différents pays
aux cultures très différentes.
Bref, elle a le profil parfait
de la parfaite agent secrète.
Alors, je lui propose de s'infiltrer
dans les cours.
Elle se fait passer pour
une étudiante Erasmus.
Pendant des années,
elle va partager le quotidien
de la vie des étudiants de Bac+3 à Bac+5.
Tous les jours, elle va
dans les cours avec eux
et elle se place systématiquement
au fond de la salle de classe
ou au fond de l'amphi.
Et, avec une patience infinie,
elle note, à la seconde près,
ce que font, réellement,
les étudiants avec l'iPad
qui leur a été distribué par l'école.
Elle enquête ainsi sur le terrain
pendant 1 600 heures.
Quels sont les résultats de sa thèse
de doctorat qui a duré 5 ans ?
Les voici.
Pendant une heure et demie de cours,
les étudiants passent en moyenne
18 minutes sur Facebook ;
17 minutes à jouer à divers jeux vidéo ;
10 minutes à regarder des vidéos
sans rapport avec le cours,
des vidéos distractives, etc..
Je vous passe les détails.
Ce qu'il faut retenir, c'est que sur
une heure et demie de cours :
pendant une heure,
ils ont des usages distractifs,
sans aucun lien avec le savoir,
un quart d'heure, en gros où ils
l'utilisent en lien avec l'enseignement,
et un quart d'heure
où ils ne l'utilisent pas.
Donc, quand ils l'utilisent :
c'est à 80% pour un usage distractif
et seulement à 20% pour un usage
en lien avec le savoir.
Je ne comptais pas en rester là.
J'ai écrit un livre grand public
sur les pollutions numériques.
Je ne vais pas vous parler ici
des pollutions matérielles,
pollution des sols,
pollution de l'air, de l'eau,
du champ électromagnétique,
du corps humain, des animaux,
des végétaux,
pollution en CO2.
Aujourd'hui, on sait que
le numérique pollue
un tiers de fois plus que l'aviation.
En 2025, il polluera trois fois
plus que l'aviation.
En revanche, je vais vous parler
des pollutions
que j'ai nommées immatérielles.
Ces pollutions immatérielles,
ce sont les pollutions
dans la relation à l'environnement,
la pollution dans la relation à l'autre,
et peut-être la pire qui soit,
la pollution dans la relation à soi.
Mais, il faut compter aussi désormais
sur la pollution dans la relation
au savoir et au langage,
et corollairement, la pollution
à l'égalité des chances.
D'après mes recherches,
sur une journée de cours,
un étudiant passe en moyenne
une heure,
une heure
à regarder des vidéos distractives
sur son iPad,
distribué par l'école,
pendant les cours.
Or, 82% de tout le trafic internet
est dévolu aux vidéos,
c'est ce qui pollue le plus.
Donc quand un étudiant
passe une heure de son temps
pendant les cours à regarder
des vidéos distractives,
non seulement il pollue
sa relation au savoir,
mais il pollue la planète.
Le temps passé par les enfants
devant les écrans
ne cesse de croître.
Tandis que décroissent les temps
consacrés au sommeil,
à l'activité physique,
à la lecture, aux échanges.
Cela favorise l'agressivité,
l'impulsivité, l'hyperactivité,
la dépression,
l'anxiété,
les troubles du comportement,
les troubles de l'attention,
la mémorisation,
le développement cognitif normal,
la maturation cérébrale,
et les corps,
les corps de ces enfants
sont soumis à rude épreuve aussi :
risque cardio-métabolique,
obésité,
diabète,
réponse immunitaire défaillante,
et j'en passe, et j'en passe.
Les corps, oui, mais peut-être
pas tous les corps.
A votre avis,
quels sont les enfants
à l'abri des écrans ?
J'ai posé cette question en cours.
Une étudiante m'a répondu : les aveugles.
(Rires)
Les enfants épargnés par les écrans
sont les enfants issus
des milieux favorisés.
Aux États-Unis, les enfants
entre 0 et 8 ans
dont les parents gagnent
moins de 2 500 $ par mois
passent deux fois plus de temps
devant les écrans
que les enfants dont les parents
gagnent plus de 6 500 $ par mois.
Un enfant issu d'un milieu non favorisé
a beaucoup plus de chances
d'avoir une télévision dans sa chambre.
Il passe deux fois plus de temps
devant les écrans.
Il a plus de chances d'être
en échec scolaire
et son espérance de vie est réduite.
De plus, les institutions
n'aident pas les parents.
Aux États-Unis,
dans 45 États sur 50,
on a supprimé l'apprentissage obligatoire
de l'écriture manuscrite à l'école.
Les enfants apprennent directement
à apprendre sur un clavier,
perdant de fait des aptitudes
très importantes.
Alors, on continue à la sacrifier,
notre jeunesse ?
Et surtout la jeunesse issue
des milieux défavorisés ?
J'essaie de ne pas baisser les bras.
Bien avant le développement des écrans,
je donnais des cours de communication
inter-personnelle.
Dans mes cours,
j'invite les étudiants
à se connecter avec eux-mêmes,
à prendre conscience d'eux,
qui est une condition pour vivre libre,
pour vivre de façon éthique,
de façon responsable.
Mais aujourd'hui,
ces cours sont d'autant
plus indispensables
que le numérique est arrivé.
Car, ces doudous numériques
exercent une tendance
à nous sortir à l'extérieur de nous-mêmes,
ils nous extirpent de nous.
Ils renforcent en cela
une tendance peut être actuelle
de l'être humain sédentarisé
vivant dans les sociétés modernes,
à moins voir, à moins entendre,
à abandonner son corps.
Le corps, le corps, le corps,
ce grand absent de l'enseignement.
Le corps de l'enseignant,
le corps de l'étudiant.
L'être est coupé en deux.
On s'adresse uniquement à l'intellect,
on s'adresse aux fonctions cognitives.
Le corps... l'être est coupé,
il se vit séparé.
Séparé de lui,
séparé des autres :
des autres espèces, des animaux,
des végétaux, de la nature, de la planète.
Or ces coupures sont nocives
car ce sont dans les liens
que se situe la complexité,
dans les liens que se situe l'empathie,
dans les liens que se situe
la réponse aux problèmes sociétaux
et écologiques majeurs.
Sans reliance,
nous allons dans le mur.
J'invite également mes étudiants
à prendre conscience, de leur croyance,
de leurs idées préconçues.
Souvent,
nous croyons être libres,
alors qu'en réalité, nous ne sommes
que l'instrument de nos conditionnements,
de nos processus psychologiques,
de notre éducation.
Pour vivre libre,
il s'agit de sortir
de ces conditionnements,
d'essayer d'enlever les chaînes
de ces conditionnements.
Aujourd'hui beaucoup plus qu'auparavant.
C'était déjà le cas auparavant,
mais d'autant plus aujourd'hui,
il est absolument indispensable
d'enseigner la pensée complexe.
Comme le dit admirablement Edgar Morin :
« il s'agit d'armer les esprits
dans le combat pour la lucidité. »
La lucidité, la liberté,
le chemin, c'est d'aider
ces étudiants à visualiser
ces emprisonnements, ces conditionnements
pour réussir à pouvoir s'en extirper.
C'est d'autant plus important aujourd'hui
que les outils numériques ont tendance
à nous tirer à l'extérieur de nous-mêmes,
alors que la voie est de rentrer
à l'intérieur de soi.
Alors,
ce jour-là,
vous vous rappelez,
j'étais dans ma salle de classe,
mes étudiants ont rangé leurs prothèses
et alors je leur dis :
« Levez-vous, mettez les tables en U,
s'il vous plaît.
- Mais madame, les tables sont figées ! »
Ah, en effet, les tables sont figées
et avec les câbles électriques,
impossible de bouger quoi que ce soit.
« Euh ben, on fait comment alors ?
- Ben, il n'y a qu'à sortir.
Ma foi, sortons ! »
Nous sortons, les corps se décrispent,
les zygomatiques se détendent.
La complicité naît dans un nouveau jeu :
trouver l'endroit adapté.
Rapidement, nous trouvons un endroit,
un endroit abrité, en forme de cercle,
en forme de cocon,
abrité par les arbres ;
nous nous asseyons.
Les étudiants sont différents,
déjà détendus,
connectés,
le regard habité,
et connectés à leur joie intérieure,
qui est toujours tapie là,
en attente d'être sollicitée.
Comme 90% de mes étudiants
ne savent pas respirer,
je les invite
à s'asseoir, en cercle,
à se tenir le dos droit,
à fermer les yeux
et puis, à respirer.
Et dans un premier temps, juste à respirer
sans tenter d'influencer,
juste observer.
La semaine suivante, quand je les revois
pour poursuivre le cours,
impossible de sortir, il pleut.
A la pause,
à mon grand étonnement,
beaucoup d'étudiants ne sortent pas ;
par contre, ils sortent leurs prothèses.
Et ils commencent à jouer.
J'interpelle l'étudiante devant moi :
« Bah, pourquoi tu sors pas ? »
Elle me répond :
« Mais je ne fume pas, m'dame ! »
Ah !
(Rires)
C'est vrai,
il est interdit de fumer en classe.
D'ailleurs, l'école ne distribue pas
de cigarettes aux élèves.
Par contre,
elle leur distribue
des doudous numériques.
Merci.
(Applaudissements)