- Est-ce que tu ne crois pas que le plus gros, la plus grosse puissance du monde de l'argent, c'est d'avoir changé la définition des mots ? C'est-à-dire que, aujourd'hui, on n'est plus dans un langage réel, mais dans un abus de langage permanent... ... où une chose qu'on appelle d'un terme, en fait en est une autre, comme la culture, la démocratie ? - Ouais, ouais... C'est... c'est une vieille affaire ça... Oh, ça fait longtemps qu'on se fait enfumer par les mots, hein. Mirabeau disait déjà que « l'homme est comme le lapin : il s'attrape par les oreilles. » Donc on sait depuis longtemps... Les rhéteurs savent... Un avion de chasse... Les... Les Athéniens, déjà, avaient des rhéteurs ; ils avaient déjà des... des beaux parleurs capables d'embobiner les gens avec des mots. Donc, c'est une vieille affaire. Mais c'est devenu, ça devient progressivement une science exacte. Les totalitarismes... notamment, ceux observés par Orwell... ... et décrits dans « 1984 » avec la novlangue qui inverse le sens des mots, qui ment tout le temps, qui inverse le sens des mots et qui retire du vocabulaire un à un tous les mots qui serviraient à résister à « Big Brother ». Précieux bouquin, « 1984 », il faut lire ça. Moi, j'avais lu ça à dix-huit ans. J'avais rien compris : je trouvais que c'était un bon bouquin de science-fiction. J'avais rien compris. En tout cas, c'est le souvenir que j'en ai. Peut-être que j'en avais compris plus que ce que je... ... ce dont j'ai l'impression aujourd'hui. Mais, je l'ai relu récemment... ... enfin bon, il y a quelques années, là, et... ... on a vraiment un mode opératoire qui sert encore. Orwell observait le... l'univers soviétique... ... et les nazis ont... ou les totalitarismes divers ont suivi le même chemin. Et aujourd'hui ça continue. La... L'effort sur la langue, il est de plus en plus... ... technologique, technique, scientifique, précis... ... et très efficace, hein, très efficace. Donc... Le moyen de résister à ça, c'est... l'éducation populaire, hein. C'est d'en parler entre nous. Faut pas laisser nos élus décider de ça. Nos élus ont un intérêt personnel majeur à ce qu'ils soient les seuls à... ... à maîtriser la novlangue. Mais entre nous on pourrait très bien... ... se passer le mot, se passer les codes pour décrypter la novlangue et... Alors, Franck Lepage, donc, a des ateliers de... désintoxication du langage... ... absolument passionnants. Et je me souviens, j'étais à une conférence et... ... à une conférence de Franck, au printemps. Et dans cette conférence, il nous interpelait en nous demandant quels étaient les mots qu'on avait repérés comme des mots mensongers. On en avait trouvé plein. Et puis il cherchait une technique pour... ... pour nous défendre. Et je suggérai cette idée... Il faudrait que je la défende... Il faudrait que j'écrive un truc là-dessus. Je suggérai cette idée que... nous pourrions, pour montrer que nous avons compris que c'étaient des pièges, nous pourrions baliser à l'écrit les mots par des guillemets à l'envers. Par exemple, le mot « projet », qui est vraiment un... Franck décrit bien ce que le projet, le mot « projet » a dispa... est apparu ; c'est pas qu'il a disparu, c'est le mot « hiérarchie » qui a disparu des manuels de management. C'est... ... Chiapello et Boltanski dans « Le nouvel esprit du capitalisme »... Un gros bouquin, mais qui explique, qui analyse les... les manuels de management depuis... ... depuis quelques dizaines d'années et y a... y a trente ou quarante ans, les manuels de management, le mot-clé qui revenait tout le temps, c'était « hiérarchie ». Et aujourd'hui, dans les manuels de management... ... mais ils en ont étudié des centaines pour... C'est statistique leur étude, là, en plus. Une étude de sens, c'est statistique d'abord. Et le mot « hiérarchie » a totalement disparu de tous les manuels de management. Il n'existe plus. Et par contre ce qui a remplacé... Le mot qui est tout le temps, partout dans les manuels de management c'est « projet ». Et Franck étudie bien la... et Boltanski, là... ... étudie bien la... ce qu'il y a de positif dans ce mot qui fait qu'on peut pas le... ... on peut pas s'en débarrasser, on peut pas le... on peut pas le condamner, on a du mal à... à diaboliser le mot « projet » : c'est positif un projet. Et en fait quand on l'étudie bien ce mot, il nous... ... il nous jette les uns contre les autres, il... il nous dévalue dès que le projet est fini... ... il permet de nous évaluer comme... Et en fait, il nous, il nous... ... il nous prépare, il prépare à nous numériser, il prépare à nous évaluer au sens... gestionnaire du terme. Et y a toute une série de critiques à faire sur ce mot qui... tout à fait intéressant. Et donc si on a repéré le mot « projet » comme un mot de la novlangue, on pourrait prendre comme convention que quand on écrit entre nous, dans nos papiers, dans nos articles, dans nos pamphlets... ... à chaque fois qu'il y a un mot, un mot dangereux, un mot inversé comme le mot « démocratie », au lieu de le mettre entre guillemets on le met entre guillemets inversés, entre chevrons, qui pointent un mot dangereux, un mot... avec... ce serait comme un gyrophare qui dirait : « Attention ! Mot piégé ! » On peut faire ça, hein, c'est... Faudrait se passer le mot et que l'idée plaise aux gens. Quand on voit qu'il y a un mot piégé on le met entre chevrons à l'envers. J'avais eu cette idée-là quand on avait eu cette conférence, mais bon... Il faudrait la défendre un peu mieux ; il faudrait donner des exemples. - Quel est pour toi le mot-clé qui pourrait être dynamité... ... en extraire vraiment sa substance ? - « Démocratie. » « Démocratie », on se l'ai fait voler. « Suffrage universel » aussi. « Suffrage universel » on se l'ai fait voler. On appelle « suffrage universel » aujourd'hui... ... la désignation... ... parmi le choix, le faux choix, parmi des gens que nous n'avons pas choisis, de maîtres politiques qui vont tout décider à notre place... ... qui vont tout décider. Et je n'exagère pas, c'est la vérité toute nue, hein. C'est... Je n'exagère pas. Je pourrais utiliser des mots plus... ... plus violents, plus insultants... Non, là je dis techniquement... ... ce qu'on appelle aujourd'hui « suffrage universel » est le faux choix parmi des gens que nous n'avons pas choisis, qui ont été choisis par les partis, c'est-à-dire pas par nous. Et donc on choisit entre Charybde et Scylla, on choisit entre la peste et le choléra... Donc c'est le faux choix... ... de maîtres politiques. Je parle pas de représentants : ce sont des maîtres qui décident tout à notre place, entre deux élections, sans que nous puissions les révoquer, sans que nous puissions nous opposer à une loi qu'ils nous imposent et que nous trouvons injuste, sans que nous puissions leur imposer une loi que nous trouvons nécessaire et que... dont eux ne veulent pas. Le mot « suffrage universel » est, au sens strict, dévoyé, trompé, déformé, trahi. Le suffrage universel, le seul... enfin, le seul, à mon sens, hein. Le seul suffrage universel que j'accepte, c'est l'assemblée du village, de la commune, taille de la cité grecque, hein : dix, vingt, trente milles personnes, pas plus. Une assemblée, un grand, un grand théâtre, un grand... ... grand théâtre avec des gradins. Y vont ceux qui veulent et loi par loi nous votons directement nos lois, les lois : on décide de nos sorts, on décide de nos affaires directement. C'est ça le suffrage universel ; nous décidons chacun, point par point et on se bat pas bloc par bloc... Non, non : idée par idée, projet par projet, loi par loi nous décidons. Voilà le suffrage universel, et... ... réduire le suffrage universel à... au faux choix de maîtres politiques... C'est vraiment une escroquerie, quoi. C'est vraiment du foutage de gueule. Et on marche, hein, puisque nous défendons le suffrage universel comme si c'était l'alpha et l'oméga de notre liberté et de la civilisation ; c'est une blague, hein. Et c'est notre faute, hein. C'est pas leur faute. Ils nous ont bien eus. Mais c'est nous qui défendons le truc. C'est nous tous qui défendons le suffrage universel en disant : « Ce qui est important dans la démocratie, c'est l'élection. » - Quand tu dis « Ils nous ont bien eus », tu veux dire... - Bah, les élus ! - D'où vient ce projet, justement ? - Oh, bah ça vient de 1789, hein. 1789... La mise en place du gouvernement représentatif... ... qui n'était pas du tout une démocratie : ils savaient bien que c'était pas une démocratie, hein. Sieyès en France, Madison aux États-Unis, et les autres, hein, savaient très bien... ... qu'ils ne mettaient pas en place une démocratie. Ils voulaient pas... d'une démocratie. Ils voulaient ne pas... instituer une démocratie. Ils tenaient à ce que ce ne soit pas ça. C'étaient des... des aristocrates. Et là on est gentil quand on dit ça, parce que « aristocrates », c'est « les meilleurs ». Ils voulaient surtout une oligarchie, quoi, hein. Et ils savaient bien qu'ils allaient être élus. Sieyès c'était un élu, hein. Madison aussi ; c'était un élu. Donc ce sont des élus qui ont institué le régime de l'élection et qui très vite ont laissé appeler ce régime « la démocratie ». Ça s'appelait pas du tout « démocratie » au début. C'était même un mot péjoratif « démocratie » en 1789... péjoratif. C'était une insulte. Un démocrate, c'était pas bien, c'était un mal vu. C'est petit à petit, début du XIXe que ça s'est transformé : on s'est mis à appeler le gouvernement représentatif « démocratie », et en même temps c'est devenu un mot positif. Mais ce sont des élus qui ont laissé faire ça... parce qu'ils voyaient bien l'intérêt, et c'était déjà la novlangue. Parce que, quand vous appelez... À mon avis, les élus sentent bien que... ... le peuple a conscience de lui-même. Quand on dit « le peuple », on se sent dedans ; nous tous, et... par l'étymologie, même sans avoir une grande culture politique, par la simple étymologie, le mot « démocratie », il a une force révolutionnaire en lui. Et... ... les gens aspirent... les gens, partout dans le monde aspirent au demos kratos, c'est nous... On voudrait décider nous-mêmes de notre sort. À mon avis... les élus le savent bien. Et les élus savent bien aussi que le gouvernement représentatif c'est pas la démocratie. Donc, ils ont, les élus ont vraiment un intérêt... Je suis pas sûr que ce soit conscient. Parce que c'est possible que ce soit inconscient, hein. Je... pas du tout... Que ce soit un complot ou pas... je m'en fous complètement. Ça m'est égal ça. Mais... les élus laissent faire : ils laissent appeler « démocratie », le régime qui leur donne à eux élus tout le pouvoir politique. Ça les arrange bien, puisque c'est eux qui ont le pouvoir. Ils sont candidats : un jour ou l'autre ils vont l'avoir. Tous les hommes de partis sont comme ça. Et donc le mot « démocratie », on s'est fait, on se l'ai fait voler. Pas dès l'origine, puisque je vous dis, ils l'appelaient pas « démocratie » au début. Mais très vite, début du XIXe, avant même que Tocqueville écrive « De la démocratie en Amérique », en parlant d'un régime qui n'était pas la démocratie. Dès avant... C'était 25-35 les deux tomes de... Je crois 25... Je crois 1825-1835 « De la démocratie en Amérique ». Et je crois que déjà avant on avait des traces de l'utilisation du mot « démocratie » pour le... Y a Rosanvallon qui a écrit un bon article là-dessus. Il a écrit un article en 93 sur cette transformation de... d'un régime qui n'est pas la démocratie en démocratie, en essayant de comprendre à quel moment et pourquoi ça s'est passé. Important le travail d'historien de Rosanvallon. Rosanvallon est pas un révolutionnaire, ça c'est le moins qu'on puisse dire : dans ses conclusions et dans ses propositions, c'est... Moi, je trouve ça très décevant, parce que dans son travail d'historien pour nous expliquer comment les humains résistent aux abus de pouvoir... Vachement important ce que fait Rosanvallon. Rosanvallon nous explique... ... depuis Athènes, point par point, tout ce que les humains font pour résister aux abus de pouvoir. C'est vachement intéressant. C'est une mine, une mine à idées pour résister. Rosanvallon c'est intéressant. Dans ses conclusions, c'est... ... c'est pas lui qui fera les projets de... d'alternative, mais... Parce qu'il est trop... Comment dire ? Conservateur ? C'est pas un révolutionnaire. Mais c'est un travail d'historien précieux pour nous. Donc la novlangue, oui, on s'est fait piquer quelques mots importants : le mot « démocratie », le mot « suffrage universel », ouais.