L'esprit étendu | David Chalmers | TEDxSydney

Le cerveau humain utilise des outils pour fonctionner plus efficacement, des technologies telles que l'iPhone mais aussi d'autres personnes, notamment pour la mémoire. Et ce sont des extensions de l'esprit.

David Chalmers est professeur émérite de philosophie et directeur du Centre pour la conscience de l'université nationale d'Australie. Chalmers s'intéresse à la relation entre l'esprit, le cerveau et la réalité. Il est surtout connu pour avoir formulé le « problème ardu » de la conscience et pour ses arguments contre le matérialisme. Son livre publié en 1996, « L'esprit conscient : à la recherche d'une théorie fondamentale » a été un immense succès, tant auprès du grand public qu'auprès des chercheurs. En 2010, il a donné des conférences sur John Locke à l'université d'Oxford. Celles-ci seront prochainement publiées dans son livre « Construire le monde. » Il travaille aussi sur le langage, la métaphysique et l'intelligence artificielle.

Cette présentation a été donnée lors d'un événement TEDx local utilisant le format des conférences TED mais organisé indépendamment. En savoir plus : http://ted.com/tedx

Bonjour à tous et toutes !

Je vais vous parler d'une nouvelle façon
de voir l'esprit.

Ce que j'appelle l'esprit étendu,

c'est l'idée que la technologie
que nous utilisons

devient une partie de notre esprit,

étendant notre esprit et donc nous-même
dans le monde.

Commençons par quelque chose
d'un peu plus familier :

le corps étendu.

Nous sommes habitués à l'idée
que nous pouvons étendre nos corps

avec la technologie.

Nous connaissons les prothèses.

Voici l'athlète Oscar Pistorius

courant avec ses prothèses de jambe.

Vous n'avez pas besoin de prothèses
pour étendre votre corps.

Les personnes aveugles disent que leur
canne est une extension de leurs corps.

C'est exactement la même sensation
qu'un corps de l'intérieur,

ou qu'une expérience banale
de la vie quotidienne,

une voiture peut être ressentie comme
une extension de votre corps,

un vélo ou un instrument de musique.

Vous en avez eu un bon exemple
il y a quelques minutes

avec Tjupurru et son didgeridoo,
une extension réelle de son corps.

Eh bien, ce qui est valable pour le corps
est valable pour l'esprit,

où les technologies se mélangent
à nos esprits humains.

Vous pensez peut-être que pour intégrer
la technologie à notre esprit

nous devons nous transformer en cyborg.

Un truc un peu comme ça !

Tout un tas de tuyaux,
de tubes dans votre tête,

ou que nous ayons au moins besoin
de technologie de pointe

comme celle-ci sur votre tête,

mais en fait je pense qu'il existe
une extension de l'esprit plus ordinaire,

qui nous arrive maintenant
et tout le temps,

tandis que nous avançons
vers un futur technologique.

Prenons notre ami l'iPhone.

J'en ai un depuis trois ou quatre ans
maintenant,

et il a commencé à remplacer

tout un tas de fonctions de mon cerveau.

(Rires)

Des choses auparavant faites par mon
cerveau le sont maintenant par mon iPhone.

J'ai des millions d'exemples,

prenez la mémoire :

qui utilise encore son cerveau

pour se souvenir des numéros
de téléphone ?

Pas moi !

Mon iPhone fait tout le travail.

Avant, c'était la mémoire biologique
qui était en charge,

maintenant l'iPhone s'en charge pour moi,

agissant comme ma mémoire.

L'iPhone sert à contrôler

des fonctions de planification
que mon cerveau gérait avant.

La navigation dans l'espace,

déchargée de mon cerveau par Google Maps.

L'iPhone est même le dépositaire
de mes envies.

J'ai un programme sur mon iPhone

qui me donne mes plats préférés
au restaurant du coin.

J'y vais, je regarde
et je dis juste ça, ça et ça.

L'iPhone contrôle mes envies pour moi.

Il prend même des décisions à ma place.

Voici le « preneur de décision ».

Vais-je parler lors d'un événement TED ?

Absolument !

Vous pourriez dire : « Ok, tout ceci
est une grande métaphore,

et c'est un peu comme un esprit
d'une certaine façon. »

Mais je pense qu'il existe

une thèse philosophique intéressante ici
que je voudrais défendre :

en un sens, l'iPhone devient littéralement
une partie de notre esprit.

Votre esprit s'étend de votre cerveau
vers le monde,

donc l'iPhone en est bien une partie.

L'iPhone n'a pas été implanté
dans votre esprit,

mais vous pouvez penser
que c'est tout comme.

Voici un iPhone implanté
dans votre esprit,

c'est comme si j'étais implanté
dans votre esprit,

bien qu'il soit ici dans le monde.

C'est la thèse de l'esprit étendu.

Donc la mémoire de l'iPhone
est en fait ma mémoire.

La planification ou la navigation
de l'iPhone

est en fait ma planification et navigation
comme si cela se passait dans ma tête.

En tant que philosophe,
ceci est très intéressant

car un des problèmes philosophiques
principaux concernant l'esprit,

voire peut-être le problème central,

est ce que nous appelons
le problème corps-esprit.

Comment l'esprit - vos pensées
et sentiments - est lié

à ce tas de neurones spongieux
que vous avez dans votre tête ?

Y a-t-il quelque chose en plus
ou en moins ?

Si vous demandez aux gens :
« Où se trouve votre esprit ? »

ils pointeront [leur tête] :
« Eh bien c'est quelque part ici. »

Cette thèse de l'esprit étendu,

je pense que c'est une vision
transformée de l'esprit,

mais l'esprit n'est pas juste
dans le cerveau,

il est aussi en partie dans le monde
autour de nous,

dans l'environnement avec lequel
nous interagissons.

Maintenant, je ne sais pas.

Vous pouvez penser que c'est un peu,
voire complètement fou.

Lorsque Andy Clark,
mon collaborateur, et moi

avons avancé cette thèse au milieu
des années 90,

nous avons rencontré
un peu de résistance ;

beaucoup de personnes ont fait
des objections.

À cette époque,
nous n'avions pas d'iPhone.

Notre exemple principal était
un cahier de notes.

Les gens écrivent des choses
dans un cahier

et l'utilisent comme une mémoire.

Et en effet, vous n'avez pas besoin
de hautes technologies

pour comprendre l'idée de l'esprit étendu.

La première fois que
quelqu'un a compté sur ses doigts,

c'était aussi une sorte
d'extension de l'esprit.

Ce type d'opération qui
pourrait avoir lieu dans votre tête

se passe sur vos doigts,
mais la technologie amplifie vraiment

cette extension de notre esprit.

Et je pense que cette théorie
fait écho chez beaucoup de gens

parce que nous en faisons l'expérience.

Pourtant, vous pourriez objecter
de plusieurs façons.

Cet iPhone n'est qu'un outil, il n'est pas
réellement une part de votre esprit.

Pour que ce soit vraiment le cas,
vous devriez l'implanter ainsi.

Pour qu'il soit dans votre esprit,
il doit être dans votre crâne.

Ou alors c'est impossible :

c'est du métal.

Les esprits sont biologiques.

Ils nécessitent une âme ou autre chose.

Je pense que
c'est une question compliquée,

mais ce genre de réaction que vous avez

implique une sorte de chauvinisme
du cerveau.

Comme le chauvinisme de genre,
de race ou d'espèce.

Qu'est-ce que le cerveau a de si spécial ?

Qu'y a-t-il de si spécial dans le cerveau,

comparé au monde extérieur ?

Tout d'abord,

si vous avez des choses qui se passent
dans votre cerveau,

en principe, les mêmes choses pourraient
se produire en dehors du cerveau.

Nous voulons dire qu'il n'y a pas
de différence en principe

tant que ça pilote les processus
à l'intérieur du cerveau,

l'action, la conscience,

de la même façon que ça se produirait
normalement.

Il n'y a pas de principe de barrière
avec le crâne ;

ça serait du chauvinisme du crâne.

Tout comme le métal versus la biologie.

Si le métal fait le même boulot
que la biologie,

cela devrait aussi compter
comme une partie du cerveau.

Autrement, c'est le chauvinisme
de la biologie, de l'ADN.

Donc je pense que cette objection
peut être rejetée.

Vous pensez peut-être

que la conscience est
au centre de l'esprit,

et je peux comprendre.

La conscience est
un état intérieur profond.

Mais je pense que
ce que nous pensons et ressentons

dans le moment présent
est au cœur de l'esprit,

mais il y a toujours beaucoup de choses
dans notre esprit

qui sont en dehors de notre conscience.

Ce que nous pensons,
nos envies les plus intimes,

nos espoirs, nos peurs,
nos traits de personnalité,

dont la plupart ne nous passe pas
par la tête à un moment précis.

Un moment précis, c'est juste
un tout petit aperçu.

Ce qui vous fait vous,
c'est un ensemble de choses

qui est en dehors de votre conscience
et qui peut vous affecter.

Donc vos souvenirs sont principalement
en dehors de votre conscience.

Ce n'est pas important

que ce soit stocké profondément dans
votre cerveau ou ici dans le monde.

Si c'est dehors,
que ça vous est accessible,

que ça dicte votre état,

alors ça compte comme
une partie de votre esprit.

Il y a toujours un cerveau
au cœur de tout ceci.

Je ne dis pas que l'iPhone
est un cerveau à part entière.

Vous êtes toujours l'esprit,
avec votre cerveau et votre conscience.

Mais l'iPhone en est une partie.

C'est une sorte d'extension,
si vous voulez.

C'était quoi ça ?

Ah oui, mon iPhone n'est pas d'accord.

Il pense qu'il est l'esprit
et que je suis l'extension.

(Rires)

Cette thèse n'est pas juste -
c'est une nouvelle façon de voir le monde,

une nouvelle façon de voir l'esprit.

Mais je pense que cela fait une différence
dans certaines de nos pratiques.

Dans la maladie d'Alzheimer,

lorsque les malades se décrivent
comme perdant la tête.

Et une chose qui fonctionne très bien

dans la gestion des malades d'Alzheimer
et le ralentissement de leur déclin,

c'est l'utilisation de technologies
qui étendent l'esprit.

Les gens utilisent des notes
dans l'environnement par exemple,

pour agir comme une sorte
de mémoire externe qui étiquetterait tout.

Cela ralentit vraiment la perte
des fonctions mentales,

ça garde certains aspects de leur esprit
ici dans le monde.

Il y a des problématiques -

ça fait une différence dans l'éducation.

Il y a des débats sur
l'utilisation de livres

et de calculettes lors d'examens.

Si vous prenez
la thèse de l'esprit étendu,

on devrait vous tester
dans votre entièreté.

Si une calculette ou un ordinateur
est avec vous,

couplé à vous, disponible, fiable,

c'est une part de votre vous étendu,

et vous voulez être testé
sur votre vous étendu.

Voici un exemple de perception étendue.

Une personne aveugle qui utilise
son iPhone comme un outil pour voir.

Voici le programme
d'identification des couleurs,

Color ID.

Vous pouvez le télécharger.

Il lit les couleurs.

Vous le pointez sur un objet
et il vous donne sa couleur.

Il a utilisé ce programme la première fois
pour voir un coucher de soleil.

Il a lancé le programme qui a dit :

« Rouge, orange, jaune,
turquoise, pourpre »

Il était ému aux larmes.

C'est comme s'il voyait un coucher
de soleil pour la première fois

à travers ce mécanisme de vision étendue,

de perception étendue.

Et comme les accessoires
technologiques portables

sont de plus en plus présents
dans nos vies,

cela va devenir de plus en plus commun.

Voici des lunettes qui calculent
des choses

pour nous grâce à la perception augmentée.

Il y a aussi l'esprit étendu social.

Nous savons tous lorsque
d'autres personnes

deviennent des extensions de notre esprit.

Nous connaissons tous ces vieux couples

où une personne agit
comme la mémoire de l'autre.

Vous savez, leur rappeler
des choses au bon moment,

ou ils finissent les phrases
l'un de l'autre,

ou ils parlent comme une seule personne
dans une conversation.

En fait, ce qu'il se passe,
c'est qu'une personne devient

l'extension de l'esprit de l'autre
et vice-versa.

Je serai dans mon esprit -

Je serai dans votre esprit
si vous êtes dans le mien.

Je crois que c'est Bob Dylan
qui disait ça.

Les réseaux sociaux amplifient aussi
beaucoup cela.

Alors que je préparais cette intervention
il y a un mois de ça,

j'ai posté un message sur Facebook.

« Je donne une conférence TED
à Sydney le mois prochain,

sur l'esprit étendu.

Des idées sur comment aborder le sujet ? »

Et j'ai eu beaucoup de réponses,

des réponses assez utiles
de la part de ce réseau social,

qui nous entoure un peu, qui devient
une partie de notre esprit étendu.

Et j'en ai eu encore, et encore et encore,

(Rires)

dont tout un tas de suggestions utiles,
j'en ai volé quelques-unes.

Et non des moindres, celle-ci :

« Intéressant, parlez-en à Facebook ? » ;

(Rires)

« Vous pourriez commencer par dire que

cette conférence est
une production participative. »

Merci les gars, très utile.

Il existe des inconvénients et des dangers
à cette thèse de l'esprit étendu.

Tandis que nos esprits bougent
dans le monde,

nous devenons plus vulnérables
à leur perte

que s'ils étaient protégés
à l'intérieur de nos crânes.

C'est familier : si on prend des choses
comme les inondations dans le Queensland

ou les feux à Victoria.

On dit souvent que la plus grande tragédie
est la perte des souvenirs.

Leurs maisons et leurs biens

sont en fait devenus des parties
d'eux-mêmes.

Leur perte est similaire
à la perte d'un être cher.

Et plus un esprit s'étend,
et plus il devient vulnérable.

Dites juste :
« Quelqu'un a volé mon iPhone. »

[Si vous pouvez lire ceci,
quelqu'un a volé mon iPhone]

(Rires)

Vous pouvez penser que c'est une forme
de vol et qu'il devrait être puni pour ça.

Mais si j'ai raison,
ça devrait être repensé

comme une forme très vicieuse d'agression.

Comme entrer dans ma tête
et jouer avec mes neurones.

Et ça décrit bien l'attitude que
j'ai envers mon iPhone.

Vous avez peut-être peur que cela
nous transforme tous en robots.

Vous vous souvenez du gars dans
« Perdus dans l'espace » ?

« Danger, Will Robinson ! »

Mais nous devons nous rappeler

que nous avons toujours notre conscience
dans tout ça, et notre jugement,

et que l'extension de nos esprits ne nous
dispense pas de faire preuve de jugement.

Avec de meilleures technologies,
plus flexibles,

il y a un espoir que l'interaction
du jugement et de la technologie

nous amène vers des choses intéressantes.

Donc pour conclure,

je pense que cette thèse
nous offre l'espoir

d'une vision du monde
un peu plus optimiste.

« Est-ce que Google nous rend stupides ? »

C'est un vrai débat dans les médias.

Eh bien, si j'ai raison avec cette thèse,

on peut en fait penser que Google
nous rend plus intelligent.

Google rentre dans nos esprits.

Et je ne sais pas pour vous,
mais j'ai entendu quelqu'un :

« Quand je cherche sur Google,

j'ai l'impression de gagner
30 points de QI. »

(Rires)

C'est comme si tout ce savoir -
le savoir est une forme de pouvoir,

menait aussi à un potentiel
de démocratisation

des pouvoirs de l'esprit.

Comme la technologie devient plus
accessible, plus disponible, plus avancée,

elle va se répandre.

Les téléphones se répandent déjà.

Google se répand déjà.

Avec le temps, ceci devient accessible
à tout le monde.

Ce qu'il se passe est une tendance
qui en est à ses débuts

et qui va nous transformer
en super héros de l'esprit.

La technologie nous donne petit à petit
ces supers pouvoirs,

nous transformant en
super génies intellectuels,

et ça sera de plus en plus comme ça
dans le futur.

La question est :

utiliserons-nous ces pouvoirs
pour faire le bien ou le mal ?

C'est le don de l'esprit étendu
et du défi qu'il représente

alors que nous avançons
vers notre futur étendu.

Merci beaucoup.

(Applaudissements).