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Ne jamais se résigner - Est-ce la limite ? | Isabelle Lasserre | TEDxAlsace

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    Bonjour,
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    j'ai mis les pieds dans ma première guerre
    avec une énorme boule au ventre.
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    Me plonger dans le cœur
    le plus noble de ce métier,
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    couvrir les crises les plus violentes,
    celles dans lesquelles on ne va jamais,
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    ça avait toujours été mon rêve.
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    Depuis le début de la Guerre du Golfe,
    je trépignais à Courrier International,
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    mais j'ai mis plusieurs mois à trouver
    le courage de démissionner
  • 0:38 - 0:42
    pour devenir pigiste,
    ou plutôt pour devenir moi.
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    J'avais 29 ans, pas un sou en poche,
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    j'étais un peu bohème
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    et j'ai décidé de suivre une organisation
    humanitaire qui partait pour la Bosnie,
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    un peu à reculons à vrai dire
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    avec l'envie de toucher ce métier au cœur,
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    mais avec la peur de ne pas
    réussir à supporter.
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    Le voyage en Bosnie devait durer dix jours
    je suis restée deux ans et demi.
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    J'ai été happée par l'Histoire.
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    J'ai été contaminée
    par le virus de la guerre
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    dès le premier jour.
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    J'ai commencé à travailler pour le Figaro
    et très vite ce fut l'engrenage.
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    J'allais de village en village,
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    de front en front.
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    J'assistais aux opérations
    de purification ethnique.
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    Je ne pouvais plus m'arrêter.
  • 1:29 - 1:31
    Je prenais des risques
    de plus en plus grands.
  • 1:32 - 1:34
    Je n'arrivais plus à m'arrêter.
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    Eh bien là, je n'arrive plus à continuer.
  • 1:38 - 1:40
    Voyez l'effet que ça me fait...
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    (Applaudissements)
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    Ça va revenir, je suis désolée.
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    Je redoutais ce blanc en fait
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    et c'est le blanc qui est venu.
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    Les risques ?
  • 2:02 - 2:03
    Voilà, pardon.
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    (Rires)
  • 2:06 - 2:07
    Je n'arrivais plus à m'arrêter.
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    Je prenais des risques
    de plus en plus grands.
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    J'allais sous les bombardements.
  • 2:12 - 2:13
    sans gilet pare-balles.
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    Les Anglais m'appelaient
    « Trompe la mort ».
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    Mais pourtant dans mon métier,
    couvrir des guerres,
  • 2:20 - 2:23
    c'était la chose
    la plus excitante au monde.
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    Quand on couvre une guerre, on voit
    l'Histoire en train de se faire en direct.
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    Elle jaillit littéralement de terre.
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    Et quand on est journaliste,
    c'est vraiment le top.
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    Mais il y avait autre chose :
  • 2:37 - 2:40
    c'était le meilleur moyen
    d'accéder au Graal.
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    Le Graal, c'était le service international
    d'un grand quotidien national.
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    Dans ce milieu exclusivement masculin,
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    je savais que pour acheter ma place,
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    il fallait que je fasse plus
    et mieux que les hommes,
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    et donc que je fasse
    exploser toutes les limites.
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    Je ne réalisais pas à l'époque
    quels dégâts ça pouvait provoquer.
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    Mais il y avait autre chose en fait aussi.
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    Dans les guerres, les relations humaines
    sont complètement démultipliées.
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    Les masques tombent,
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    les couvertures sociales glissent,
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    les futilités disparaissent.
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    En fait, les gens sont vraiment eux-mêmes.
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    Certains qu'on pensait courageux
  • 3:21 - 3:23
    s'avèrent être des lâches,
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    d'autres qu'on imaginait couards
    se transforment en héros.
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    Contrairement à ce qu'on pense,
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    les guerres ne sont pas
    faites que d'atrocités.
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    Les guerres charrient aussi
    des histoires d'amour et d'amitié
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    absolument extraordinaires.
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    Une guerre, ça extrait
    le pire de l'être humain
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    mais aussi le meilleur.
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    Je dois le reconnaître,
    il y avait aussi autre chose.
  • 3:49 - 3:52
    Couvrir la guerre, pour moi,
    c'était un mode de vie :
  • 3:53 - 3:58
    un mode de vie fait de liberté,
    d'adrénaline, d'éclats de rire,
  • 3:58 - 4:02
    de nuits entières à refaire le monde
    autour d'une bouteille d'alcool local,
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    de folles chevauchées en 4x4
    en train de relier les fronts.
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    C'était ça aussi, ce mode de vie.
  • 4:15 - 4:19
    En fait, l'histoire est tellement
    forte, celle qui vient,
  • 4:19 - 4:23
    que j'ai quelque chose
    en moi qui me fait arrêter.
  • 4:27 - 4:29
    Je suis originaire de Chamonix,
  • 4:30 - 4:31
    la ville des sports extrêmes.
  • 4:32 - 4:35
    J'ai arpenté la montagne
    depuis mon plus jeune âge.
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    J'ai été élevée dans la nature
    et dans la neige, au pas de charge.
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    J'ai perdu beaucoup de proches
    dans cette montagne qui tue.
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    Je ne m'imaginais pas
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    faire ce métier
  • 4:52 - 4:54
    en restant dans un bureau
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    avec des horaires, avec une hiérarchie.
  • 4:58 - 5:00
    Pour moi, c'était impossible.
  • 5:06 - 5:08
    Là, c'est raté en fait.
  • 5:14 - 5:17
    Voilà, je vais rentrer dans l'histoire.
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    Celle qui me...
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    En 1992,
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    un jour d'automne,
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    l'Histoire s'est retournée contre moi.
  • 5:28 - 5:30
    J'habitais Zagreb,
    la capitale de la Croatie.
  • 5:30 - 5:33
    Je partageais un appartement avec
    une amie journaliste américaine.
  • 5:38 - 5:42
    Et un matin, je me suis réveillée avec
    l'impression d'avoir bien dormi
  • 5:42 - 5:44
    et d'avoir, pour une fois,
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    échappé aux insomnies
    qui ponctuaient mon sommeil
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    depuis que je couvrais cette guerre.
  • 5:51 - 5:55
    J'ai bondi de mon lit, appuyé sur
    l'interrupteur, mais tout est resté noir.
  • 5:55 - 5:58
    Je me suis dirigée à tâtons
    jusqu'au salon.
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    J'étais étonnée qu'il fasse
    toujours aussi sombre.
  • 6:02 - 6:04
    Et là, mon amie Laura a hurlé :
  • 6:04 - 6:08
    « Isabelle, what happened ?
    What happened to your face ? »
  • 6:08 - 6:10
    Alors, j'ai mis mes mains sur mon visage.
  • 6:11 - 6:14
    J'ai senti ma peau brûlante,
    tuméfiée, gonflée.
  • 6:15 - 6:17
    Je m'étais transformée.
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    Mon visage était devenu
    un énorme ballon tout suppurant.
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    Je ne pouvais plus ouvrir les paupières.
  • 6:23 - 6:25
    J'avais des balles de ping pong
    à la place des yeux.
  • 6:27 - 6:28
    C'était la panique.
  • 6:28 - 6:30
    J'étais devenue Elephant Woman.
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    Que s'était-il passé pendant la nuit
    pour que je puisse me transformer ainsi ?
  • 6:35 - 6:38
    Qu'avais-je fait ? Étais-je
    allergique à quelque chose ?
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    Est-ce que j'allais étouffer ?
  • 6:41 - 6:43
    Les médecins croates ont exclu
    l’œdème de Quinck.
  • 6:43 - 6:45
    Ils m'ont fait une ou deux piqûres
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    mais je n'ai pas dégonflé.
  • 6:46 - 6:49
    Je suis restée deux jours
    dans l'appartement
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    sans pouvoir sortir,
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    en étant extrêmement angoissée.
  • 6:55 - 6:57
    Mon visage brûlait.
  • 6:58 - 7:00
    Je m'étais transformée en un monstre
  • 7:01 - 7:03
    et je ne comprenais pas pourquoi.
  • 7:04 - 7:06
    Mais en 6 mois, je n'avais pas arrêté.
  • 7:06 - 7:10
    J'avais enchaîné des enquêtes et des
    reportages sans doute trop durs pour moi.
  • 7:11 - 7:15
    J'avais passé deux jours
    sur un charnier à Mostar,
  • 7:15 - 7:19
    une ville moitié croate, moitié musulmane
    qui était bombardée par les forces serbes
  • 7:19 - 7:20
    depuis les collines.
  • 7:21 - 7:24
    J'avais assisté à l'exhumation
    des cadavres
  • 7:24 - 7:25
    environ 300,
  • 7:26 - 7:31
    un gros bulldozer sortait de terre
    des corps en putréfaction.
  • 7:33 - 7:35
    Certains avaient les mains liées
    dans le dos.
  • 7:35 - 7:38
    Beaucoup avaient été assassinés
    d'une balle dans la tête.
  • 7:38 - 7:41
    Il y avait beaucoup de femmes
    et beaucoup d'enfants.
  • 7:42 - 7:45
    Quand je suis rentrée dans mon hôtel
    de Split sur la côte adriatique,
  • 7:47 - 7:51
    j'ai dû jeter tous mes vêtements
    et aussi mes chaussures.
  • 7:51 - 7:54
    J'avais pris plusieurs douches d'affilée
  • 7:54 - 7:58
    mais l'odeur obsédante
    de la mort ne partait pas.
  • 7:59 - 8:02
    Elle était dans mes cheveux,
    dans mes ongles, absolument partout.
  • 8:02 - 8:04
    Elle ne voulait pas s'en aller.
  • 8:04 - 8:07
    J'en ai gardé le souvenir olfactif
  • 8:07 - 8:11
    comme j'ai gardé d'ailleurs
    le souvenir auditif des bombardements.
  • 8:12 - 8:14
    Je déteste les feux d'artifice.
  • 8:15 - 8:17
    Et puis j'avais aussi travaillé
  • 8:17 - 8:21
    sur la dégradation des relations
    entre les Croates et les Musulmans.
  • 8:21 - 8:24
    C'est une 2e guerre qui s'était
    rajoutée à la première, plus connue,
  • 8:24 - 8:25
    entre Serbes et Croates.
  • 8:25 - 8:28
    Bien sûr, quand on cherche la mouise,
    on finit par la trouver.
  • 8:28 - 8:30
    Je la trouvais toujours.
  • 8:30 - 8:33
    Je me suis retrouvée
    prise au piège au fond d'une vallée,
  • 8:33 - 8:34
    au bord d'un ravin,
  • 8:34 - 8:37
    quand Croates et Musulmans
    ont commencé à se tirer dessus
  • 8:37 - 8:40
    depuis les collines
    qui dominaient l'endroit où j'étais.
  • 8:40 - 8:43
    J'ai rampé pendant des heures
    mon passeport dans la main droite,
  • 8:43 - 8:46
    dans la main gauche,
    un mouchoir blanc que j'agitais.
  • 8:46 - 8:48
    Tout ça pour m'extraire de cet enfer.
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    Et puis, j'avais aussi travaillé
  • 8:53 - 8:55
    sur les viols de femmes musulmanes
  • 8:56 - 8:57
    par les Serbes de Bosnie.
  • 8:58 - 9:02
    Pendant des mois, j'avais arpenté
    tous les camps de réfugiés de la région.
  • 9:02 - 9:04
    J'avais recueilli
    des dizaines de témoignages.
  • 9:04 - 9:06
    J'avais toutes les preuves.
  • 9:06 - 9:08
    J'avais même, ce qui était incroyable,
  • 9:08 - 9:10
    réussi à parler à des bourreaux.
  • 9:10 - 9:13
    Eh bien, je n'ai jamais pu
    écrire le papier.
  • 9:13 - 9:15
    C'était absolument impossible.
  • 9:16 - 9:21
    En fait, j'avais l'impression d'être
    arrivée au bout de ce qui était racontable
  • 9:21 - 9:23
    pour les lecteurs,
  • 9:23 - 9:25
    mais aussi pour moi.
  • 9:25 - 9:27
    C'était ma première guerre.
  • 9:27 - 9:29
    Je ne connaissais pas mes limites,
  • 9:30 - 9:33
    et la guerre,c'est une drogue,
    une addiction,
  • 9:33 - 9:37
    dont j'allais mettre
    longtemps à me guérir.
  • 9:39 - 9:42
    Quand mon visage est devenu celui
    d'un monstre, genre Elephant Woman,
  • 9:42 - 9:43
    je suis rentrée à Paris.
  • 9:43 - 9:46
    Un copain venait me chercher à l'aéroport
  • 9:46 - 9:47
    mais on ne s'est jamais trouvés.
  • 9:48 - 9:50
    En fait, il ne m'a pas reconnue.
  • 9:51 - 9:55
    Je suis allée à l'hôpital Saint-Louis
    dans le service de dermatologie
  • 9:55 - 9:58
    et là on m'a fait
    tous les tests possibles et imaginables.
  • 9:58 - 10:01
    On n'a jamais rien trouvé.
    Les tests d'allergie étaient négatifs.
  • 10:01 - 10:03
    En fait, je n'avais rien.
  • 10:03 - 10:07
    On a même envoyé les photos de mon visage
    à des spécialistes étrangers,
  • 10:08 - 10:09
    en vain.
  • 10:09 - 10:12
    Ces séjours à Saint-Louis,
    je n'y allais que le matin,
  • 10:13 - 10:15
    je les entrecoupais de séjours en Bosnie
  • 10:15 - 10:18
    parce qu'en fait, je ne pouvais pas
    m'empêcher de retourner à Sarajevo.
  • 10:18 - 10:21
    L'appel de la guerre était trop fort.
  • 10:21 - 10:24
    Je partais avec de la cortisone, je
    restais 15 jours et quand je l'arrêtais,
  • 10:24 - 10:26
    que mon visage se remettait à gonfler,
  • 10:26 - 10:28
    je rentrais à Saint-Louis.
  • 10:31 - 10:32
    Assez vite quand même,
  • 10:32 - 10:34
    j'avais suggéré aux médecins
  • 10:35 - 10:38
    qui, visiblement, étaient impuissants
    face à ma maladie,
  • 10:38 - 10:41
    qu'elle avait des origines
    psychosomatiques.
  • 10:41 - 10:44
    Je leur ai expliqué mon métier,
    la manière dont je le pratiquais,
  • 10:44 - 10:47
    ce que j'avais vécu ces derniers mois.
  • 10:47 - 10:51
    Chaque fois, je me heurtais à un mur :
    « Impossible, disaient-ils, on n'a jamais,
  • 10:51 - 10:54
    jamais, jamais vu
    une telle réaction dermatologique
  • 10:54 - 10:56
    suite à un choc affectif ou émotionnel.
  • 10:56 - 10:58
    C'est impossible. »
  • 10:59 - 11:00
    J'étais désespérée
  • 11:00 - 11:04
    parce que je commençais à être sure que je
    ne pourrais pas vivre longtemps comme ça.
  • 11:04 - 11:06
    Ce n'était pas possible.
  • 11:06 - 11:09
    C'était trop dur, je ne pouvais pas
    sortir dans la rue
  • 11:09 - 11:10
    pour acheter une baguette.
  • 11:11 - 11:13
    Ça ne marchait pas, je n'y arrivais pas.
  • 11:16 - 11:20
    Et puis un jour, au bout
    d'à peu près trois mois,
  • 11:20 - 11:23
    les médecins m'ont conseillé
    d'aller voir ailleurs.
  • 11:23 - 11:24
    Ils m'ont dit :
  • 11:24 - 11:27
    « Ailleurs, d'autres médecins
    auront peut-être d'autres idées,
  • 11:27 - 11:28
    mais nous, on cale.
  • 11:29 - 11:33
    Si vous tenez vraiment
    à vos histoires de psychosomatique,
  • 11:33 - 11:36
    vous pouvez toujours voir
    dans le couloir d'à côté.
  • 11:36 - 11:38
    Frappez à la porte de madame Untel,
  • 11:38 - 11:39
    elle se prétend psychodermato
  • 11:39 - 11:42
    mais on ne la prend pas au sérieux. »
  • 11:42 - 11:45
    J'étais absolument furieuse
  • 11:45 - 11:47
    qu'ils m'aient caché l'existence
    de cette femme si longtemps.
  • 11:47 - 11:50
    Furax, virée du service,
    j'ai claqué la porte,
  • 11:50 - 11:52
    je suis allée au bureau
    qu'on m'avait indiqué.
  • 11:52 - 11:55
    J'ai résumé mon histoire
    en quelques phrases
  • 11:55 - 11:59
    et la spécialiste très naturellement
    m'a donné rendez-vous
  • 11:59 - 12:01
    le lendemain dans son cabinet privé.
  • 12:01 - 12:05
    Elle m'a juste dit trois mots :
    « Ne cherchez plus, vous êtes pour moi. »
  • 12:06 - 12:07
    (Rires)
  • 12:10 - 12:12
    La thérapie a duré moins de deux mois,
  • 12:12 - 12:14
    quatre ou cinq séances,
  • 12:14 - 12:17
    au cours desquelles
    elle analysait mes rêves.
  • 12:18 - 12:20
    Et un jour, ou plutôt une nuit,
  • 12:22 - 12:24
    la maladie est partie.
  • 12:25 - 12:27
    Alors, je vais vous dire
    comment je l'ai su.
  • 12:28 - 12:31
    J'ai rêvé que j'accouchais
    d'une araignée géante.
  • 12:31 - 12:32
    (Rires)
  • 12:33 - 12:35
    Ça vous fait rire, vous ! (Rires)
  • 12:35 - 12:37
    Un monstre aux pattes velues,
  • 12:38 - 12:41
    une espèce de mygale gigantesque
    est sortie de mon corps.
  • 12:42 - 12:46
    Je me suis réveillée en nage, haletante,
  • 12:46 - 12:49
    avec le cœur qui battait à 150 à l'heure,
  • 12:49 - 12:52
    absolument persuadée que j'allais
    mourir sous les piqûres
  • 12:52 - 12:54
    de cette espèce de bête imaginaire.
  • 12:55 - 12:57
    Mais quand j'ai repris mes esprits,
  • 12:58 - 12:59
    j'ai compris.
  • 13:00 - 13:01
    J'ai compris qu'en fait la maladie,
  • 13:01 - 13:04
    le mal était sorti de moi.
  • 13:05 - 13:09
    Alors la dermato a confirmé
    mon diagnostic.
  • 13:09 - 13:12
    Elle m'a dit : « Vous êtes guérie,
    plus besoin de revenir. »
  • 13:12 - 13:15
    Elle avait l'air un peu étonnée
    et elle m'a dit :
  • 13:15 - 13:18
    « Quand je vous ai vue
    avec votre allergie à la guerre,
  • 13:18 - 13:20
    j'ai bien cru
    qu'on en avait pour dix ans. »
  • 13:20 - 13:21
    (Rires)
  • 13:22 - 13:25
    Après cette histoire,
    j'ai fait beaucoup plus attention.
  • 13:25 - 13:27
    J'ai évité de passer
    deux jours sur un charnier.
  • 13:28 - 13:32
    J'ai essayé de prendre mes distances
    avec les populations locales.
  • 13:32 - 13:36
    Je me disais : « Ce n'est pas ta guerre,
    ce n'est pas ton Histoire. »
  • 13:37 - 13:38
    Mais,
  • 13:40 - 13:41
    j'ai commencé
  • 13:42 - 13:44
    un petit peu à me stabiliser.
  • 13:44 - 13:46
    En fait, j'ai commencé à avoir peur.
  • 13:47 - 13:49
    La guerre devenait pesante.
  • 13:50 - 13:52
    J'ai rencontré mon futur mari.
  • 13:52 - 13:56
    Et alors quand un journal m'a proposé
    d'aller en Russie et de changer d'air,
  • 13:56 - 13:58
    j'ai dit oui.
  • 13:58 - 14:02
    Plutôt, on a dit oui, parce que mon mari
    s'était vu proposer la même chose.
  • 14:02 - 14:03
    On est parti.
  • 14:03 - 14:06
    Comme je l'ai dit, la guerre
    est une drogue, une addiction :
  • 14:06 - 14:09
    je me suis replongée dedans
    dès mon arrivée à Moscou
  • 14:09 - 14:12
    parce que la guerre
    de Tchétchénie recommençait.
  • 14:12 - 14:14
    J'ai été happée, le truc a recommencé.
  • 14:14 - 14:16
    J'allais de plus en plus loin,
  • 14:16 - 14:18
    de plus en plus près des bombardements.
  • 14:18 - 14:22
    Je ne pouvais pas m'arrêter,
    j'avais besoin de la guerre.
  • 14:22 - 14:23
    Pendant la chute de Grozny,
  • 14:23 - 14:26
    je me souviens avoir hésité
    avec un ami de Libération.
  • 14:26 - 14:30
    La ville était en train de tomber,
    je ne savais pas si je devais rester.
  • 14:30 - 14:31
    Tous les journalistes partaient.
  • 14:31 - 14:32
    Je veux bien rester
  • 14:32 - 14:35
    mais j'aimerais bien
    que le journal me le demande.
  • 14:35 - 14:38
    Alors j'appelle le chef de desk,
    Jean-Jacques et lui dis :
  • 14:38 - 14:40
    « Bon, Jean-Jacques, c'est Stalingrad.
  • 14:40 - 14:41
    La ville va tomber.
  • 14:42 - 14:45
    Je ne pourrai pas envoyer
    de papier sans téléphone satellite.
  • 14:45 - 14:47
    Mais je peux rester si tu veux. »
  • 14:48 - 14:49
    Et voilà ce qu'il m'a dit :
  • 14:49 - 14:53
    « Isabelle, ce serait pas mal
    que le Figaro soit le dernier journal
  • 14:53 - 14:56
    à rester à Grozny
    pendant la chute de la ville. »
  • 14:56 - 15:01
    Au moment précis
    où il prononce ces phrases,
  • 15:01 - 15:05
    une bombe larguée par un avion
    tombe sur la pièce dans laquelle je suis.
  • 15:06 - 15:09
    Je me suis retrouvée sous la table,
  • 15:09 - 15:11
    au milieu de la poussière,
  • 15:11 - 15:12
    au milieu des gravats,
  • 15:12 - 15:13
    au bord du vide.
  • 15:14 - 15:18
    Le téléphone avait été arraché de
    mes mains par le souffle de l'explosion.
  • 15:18 - 15:21
    Mais je pouvais entendre
    Jean-Jacques qui hurlait :
  • 15:21 - 15:23
    « Isabelle, tu rentres immédiatement ! »
  • 15:23 - 15:24
    (Rires)
  • 15:25 - 15:29
    Entre les avions, les tanks,
    les snipers, les hélicoptères,
  • 15:29 - 15:32
    la sortie de Grozny a été apocalyptique.
  • 15:32 - 15:35
    Je m'en souviendrai toute ma vie.
  • 15:37 - 15:40
    Pendant toutes ces années
    en Bosnie et en Tchétchénie,
  • 15:40 - 15:42
    je n'ai pas renoncé à ma vie de femme.
  • 15:43 - 15:46
    Sur le terrain, j'étais un peu un garçon,
  • 15:47 - 15:48
    mais ça ne me dérangeait pas
  • 15:48 - 15:51
    - j'avais été garçon manqué
    quand j'étais petite.
  • 15:51 - 15:55
    Dans ma vie, j'étais une vraie fille ;
    j'avais eu deux enfants magnifiques.
  • 15:55 - 15:58
    J'avais beaucoup d'énergie
    et j'ai réussi à tout cumuler
  • 15:58 - 16:01
    même si je ne faisais pas vraiment
    les choses de manière orthodoxe.
  • 16:02 - 16:03
    Jamais de congé maternité.
  • 16:03 - 16:07
    J'ai couvert la guerre de Tchétchénie
    enceinte - n'importe quoi.
  • 16:07 - 16:12
    Ce ne sont pas des choses
    dont je suis très fière aujourd'hui.
  • 16:16 - 16:22
    Pendant la guerre de Tchétchénie,
    je n'ai jamais refait d'allergie géante.
  • 16:22 - 16:25
    Mais à chaque fois
    que je franchissais mes limites,
  • 16:25 - 16:27
    à chaque fois que j'allais trop loin,
  • 16:27 - 16:28
    je devenais dépressive :
  • 16:28 - 16:32
    je n'arrivais plus à dormir, je pleurais
    tout le temps, j'étais fragile.
  • 16:32 - 16:35
    Je n'avais plus confiance en moi.
    Bref, ça n'allait pas.
  • 16:36 - 16:38
    Rentrée à Paris,
    j'ai fait une psychothérapie.
  • 16:38 - 16:41
    Je sentais que j'en avais
    un énorme besoin.
  • 16:42 - 16:43
    Et c'est là que j'ai compris,
  • 16:43 - 16:46
    c'est là que j'ai compris
    après plusieurs mois de travail
  • 16:47 - 16:50
    d'où me venait cet attrait
    que j'avais pour la guerre.
  • 16:53 - 16:55
    J'ai perdu ma mère quand j'avais 20 ans,
  • 16:55 - 16:57
    dans une avalanche à Chamonix.
  • 16:59 - 17:02
    Elle est morte en janvier
    mais on a retrouvé son corps en juin,
  • 17:02 - 17:04
    après la fonte des neiges.
  • 17:05 - 17:07
    Je ne suis pas allée à son enterrement.
  • 17:08 - 17:10
    C'était trop dur.
  • 17:10 - 17:13
    J'ai préféré vivre dans le déni.
  • 17:14 - 17:15
    Je n'ai pas accompagné mon père
  • 17:15 - 17:18
    qui, tous les week-ends,
    avec des bâtons de ski,
  • 17:18 - 17:22
    allait fouiller la neige pour essayer
    de retrouver le corps de ma mère.
  • 17:23 - 17:27
    Ce déni m'a accompagnée
    pendant des années.
  • 17:27 - 17:29
    Il a hanté mes jours et mes nuits.
  • 17:29 - 17:31
    Et je pense, avec le recul,
    qu'il a en partie
  • 17:32 - 17:36
    façonné ce que je suis aujourd'hui,
    mon caractère, ma personnalité.
  • 17:38 - 17:39
    J'ai compris en fait,
  • 17:39 - 17:40
    j'ai compris
  • 17:41 - 17:43
    que, en couvrant une guerre,
  • 17:44 - 17:47
    je retrouvais ma mère parce que
    je me mettais dans une situation
  • 17:49 - 17:54
    dans laquelle je risquais, moi
    aussi, à mon tour une mort violente.
  • 17:55 - 17:57
    Dès que j'ai compris
    cette chose fondamentale,
  • 17:57 - 18:00
    la guerre est devenue beaucoup
    moins indispensable pour moi.
  • 18:02 - 18:05
    J'ai continué à couvrir des conflits,
    Irak, Afghanistan, mais plus pareil.
  • 18:05 - 18:08
    Je franchissais beaucoup moins
    mes limites parce qu'en fait,
  • 18:09 - 18:10
    je les connaissais maintenant.
  • 18:12 - 18:14
    Puis après, j'ai divorcé,
  • 18:14 - 18:17
    j'ai décidé d'arrêter
    le reportage de guerre.
  • 18:17 - 18:19
    Ma vie familiale était devenue
    trop compliquée
  • 18:19 - 18:23
    et ça ne collait pas avec la manière
    dont je vivais ma vie professionnelle.
  • 18:23 - 18:25
    Mais il y avait aussi autre chose :
  • 18:25 - 18:28
    il y avait un appel qui venait
    de l'intérieur de moi.
  • 18:30 - 18:32
    Il fallait que je change de vie.
  • 18:32 - 18:36
    Alors au début, je ne vous cache pas
    que ça a été extrêmement difficile
  • 18:36 - 18:38
    puisque c'est une drogue, la guerre.
  • 18:38 - 18:41
    Donc je trépignais à chaque fois
    qu'un conflit commençait.
  • 18:42 - 18:47
    J'étais frustrée, je voulais y aller,
    j'étais insupportable au journal,
  • 18:47 - 18:49
    mon chef m'appelait « nitroglycérine ».
  • 18:50 - 18:53
    Et ça m'est resté,
    en plus dans mon journal.
  • 18:53 - 18:57
    Alors j'ai trouvé d'autres expériences
    extrêmes pour compenser,
  • 18:57 - 18:59
    comme courir un marathon par exemple.
  • 19:00 - 19:01
    Et puis,
  • 19:03 - 19:06
    après quelques mois,
    les choses se sont apaisées.
  • 19:07 - 19:09
    Ça allait de mieux en mieux.
  • 19:09 - 19:12
    J'ai réussi à me sevrer de la guerre.
  • 19:12 - 19:14
    C'est comme si j'avais fait
  • 19:15 - 19:17
    une cure de désintoxication.
  • 19:18 - 19:23
    Aujourd'hui, je m'occupe des questions
    de diplomatie et de stratégie
  • 19:23 - 19:26
    et j'adore ça !
  • 19:26 - 19:30
    Récemment, un de mes copains au journal
    qui a fait aussi du reportage de guerre
  • 19:31 - 19:33
    m'a demandé : « Isabelle,
    ça ne te manque pas
  • 19:33 - 19:36
    d'aller couvrir la guerre
    qui commence à Mossoul,
  • 19:36 - 19:38
    contre les djihadistes en Irak ? »
  • 19:39 - 19:42
    J'ai dit :
    « Moi, absolument pas, et toi ? »
  • 19:42 - 19:44
    Il m'a dit : « Moi, oui. »
  • 19:47 - 19:49
    Aujourd'hui, je connais mes limites.
  • 19:49 - 19:52
    Je ne les franchis presque plus jamais.
  • 19:52 - 19:54
    Je m'arrête toujours à temps,
  • 19:56 - 19:58
    dans la plupart des domaines.
  • 19:59 - 20:02
    J'ai mis du temps à acquérir
    cette connaissance de moi
  • 20:02 - 20:04
    et cette distance vis-à-vis
    du monde extérieur
  • 20:05 - 20:08
    qui avant m'envahissait complètement.
  • 20:09 - 20:15
    Les lignes rouges sont rarement les mêmes,
    il appartient à chacun de les trouver.
  • 20:15 - 20:17
    Moi, depuis que j'ai identifié
    les miennes,
  • 20:18 - 20:20
    ça va beaucoup mieux.
  • 20:21 - 20:24
    Aujourd'hui, je suis persuadée
    d'une chose :
  • 20:24 - 20:27
    quand on noue une relation extrême,
  • 20:28 - 20:29
    intime avec l'extrême,
  • 20:30 - 20:32
    il y a toujours derrière
    une raison profonde.
  • 20:33 - 20:35
    Elle remonte souvent à l'enfance.
  • 20:36 - 20:38
    La découvrir est indispensable.
  • 20:39 - 20:41
    Le processus est long,
  • 20:41 - 20:43
    il est douloureux,
  • 20:43 - 20:47
    mais il permet de transformer
    ses faiblesses en force.
  • 20:48 - 20:51
    Il permet d'acquérir une expérience
    qui sert tous les jours.
  • 20:51 - 20:53
    Et surtout, surtout,
  • 20:53 - 20:55
    il permet de se libérer.
  • 20:56 - 20:57
    Parce que les guerres
  • 20:58 - 20:59
    sont aussi intérieures.
  • 21:02 - 21:02
    Voilà.
  • 21:02 - 21:05
    (Applaudissements)
Title:
Ne jamais se résigner - Est-ce la limite ? | Isabelle Lasserre | TEDxAlsace
Description:

Pendant 15 ans, Isabelle Lasserre a couvert les conflits majeurs en Croatie, Bosnie, Kosovo et Tchétchénie en tant que reporter de guerre, un métier où frôler la mort fait partie du quotidien. Son divorce l'a contrainte du jour au lendemain à changer de mode de vie pour s'occuper de ses enfants. « Un mal pour un bien » déclare la jeune femme, aujourd'hui correspondante diplomatique. Se heurter à des limites, c'est quelquefois se réinventer, pour celle dont le mot d'ordre est « Never Resign ! »

Cette présentation a été donnée lors d'un événement TEDx local utilisant le format des conférences TED mais organisé indépendamment. En savoir plus : http://ted.com/tedx

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Video Language:
French
Team:
closed TED
Project:
TEDxTalks
Duration:
21:43

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