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Title:
Que veut dire " traduire" ?
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Description:
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[MUSIQUE GENERIQUE]
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La conversation scientifique,
par Etienne Klein.
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Aujourd'hui, que veut dire "traduire"?
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Etienne Klein: Grand lecteur
et grand traducteur,
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Valéry Larbaud était entouré de livres
qu'il avait fait relier dans une couleur
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qui était fonction de la langue
dans laquelle ces livres étaient écrits :
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les romans anglais étaient reliés en bleu,
les espagnols en rouge,
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les allemands en vert, et ainsi de suite.
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Il s’agissait de donner à voir
que les langues ne sont pas neutres,
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qu’elles colorient les textes d’une façon
si singulière et si intense
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qu’aucune œuvre ne peut être considérée
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comme indépendante
de sa langue originelle.
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Pourtant, bien sûr, des transformations
en forme de passerelles sont possibles,
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mais elles relèvent toujours
d’une opération délicate : la traduction.
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"Tout le travail de la traduction,"
écrivait le même Valéry Larbaud,
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"est une pesée de mots.
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Dans l’un des plateaux nous déposons
l’un après l’autre les mots de l’auteur,
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et dans l’autre nous essayons tour à tour
un nombre indéterminé de mots
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appartenant à la langue
dans laquelle nous traduisons cet auteur,
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et nous attendons l’instant
où les deux plateaux seront en équilibre".
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Fin de citation.
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Mais est-ce bien ainsi qu'il faut
concevoir la traduction?
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Une opération de pesée toute en finesse,
à la fois rigoureuse et littéraire?
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Ce qui est certain,
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c'est que la traduction n'est nullement
un petit événement inoffensif
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qui serait accessible à coups
de petits logiciels.
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Elle est toujours une authentique
activité intellectuelle,
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une sorte de savoir faire
avec les différences,
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de jeu subtil avec les mots, les phrases,
le sens, les rythmes, les idées.
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Traduire, c'est en somme pomper des ombres
provenant d'horizons divers.
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Il n'y a pas une, mais des langues:
c'est un fait.
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Dès lors, comment construire
un monde commun,
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un monde où chacun soit capable
de parler à n'importe qui
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et de s'en faire comprendre.
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On voit bien qu'il y a deux écueils:
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le premier, c'est la globalisation
des échanges,
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qui nous porte à parler une espce
de "globish" pauvre,
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sans âme, sans génie,
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une sorte de désesperanto qui lui-même,
nous pousse vers une culture universelle,
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plate, et tristement homogène;
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le second, c'est la juxtaposition
de communautés linguistiques étanches,
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repliées dans leurs surdités
et figées dans leurs identités.
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Comment éviter ces deux pièges?
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En comprenant que la diversité des langues
est une richesse, qu'elle est une chance,
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mais à condition, bien sûr, de traduire.
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D'où la question que va aborder aujourd'hui
notre conversation scientifique:
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Que veut dire "traduire"?
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Et pour répondre à cette question,
j'ai invité Barbara Cassin: bonjour.
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B. Cassin: Bonjour.
EK: Bonjour, vous êtes philosophe
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et philologue,
directrice de recherches au CNRS
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et vous publiez Eloge de la traduction
Compliquer l'universel,
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livre paru chez Fayard,
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et ma première question porte
sur la couverture.
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Que représente-t-elle? On voit
un panneau avec des lettres, des signes.
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BC: Oui, c'est un panneau d'école
qui indique l'Ecole des Dunes.
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L'Ecole des Dunes, c'était l'école
qui a été faite à Calais, et ce panneau,
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ce qu'il y a d'extraordinaire ...
EK Dans la Jungle?
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BC Dans la Jungle, zone sud.
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Et ce panneau,
ce qu'il y a d'extraordinaire
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-- c'est moi qui ai pris la photo --
c'est qu'il est dans un No Man's Land,
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parce qu'il subsiste seul
après le démantèlement.
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Et donc, on voit un paysage désertique,
avec de temps en temps
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une chaussure qui émerge, ou une poupée
et des ordures en train de brûler,
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avec une grande flèche rouge.
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Et ce panneau indique "école"
dans un grand nombre de langues,
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pas seulement l'anglais, mais aussi
de l'urdu, de l'arabe, 6 ou 7 langues
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qui étaient les langues parlées
par les migrants dans cette Zone.
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Et donc, c'est une flèche vers le vide,
le vide qui est notre accueil,
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qui est notre manière d'accueillir
ces gens qui parlent diverses langues,
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Sauf que, sauf que quand j'y suis allée,
le démantèlement venait d'avoir lieu,
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mais l'école n'avait pas été démolie,
elle est toujours là,
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et cette Ecole des Dunes,
il y avait des enfants
-
qui apprenaient et qui travaillaient
avec des enseignants.
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Et personne ne pouvait croire
qu'il y avait encore quelque chose, là.
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Mais si: il y avait encore
quelque chose là et c'est ça, au fond,
-
qui m'a donné le seul espoir
que j'ai pu avoir dans cette visite.
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EK: Et cette école
qui continue à fonctionner,
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alors qu'alentour,
c'était presque le désert.
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BC: Oui, et que des voitures noires
se sont arrêtées pendant que j'y étais,
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des hommes bien mis en sont sortis,
avec cravate,
-
et ils ont commencé par me demander
si j'étais journaliste.
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J'ai dit: "Non, je suis philosophe,"
ça fait bizarre.
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Et puis, ils ont passé la tête
dans l'école,
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en s'attendant à ce qu'il n'y ait
plus rien ni personne.
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En fait, il y avait donc des enfants
en train de travailler.
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Et je leur ai demandé -- j'ai compris
qu'ils étaient des officiels, je crois,
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le nouveau sou-préfet,
et je lui ai demandé:
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"Bien entendu, vous avez organisé
le ramassage scolaire?" [RIRES]
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EK Mais vous y étiez allée
pour voir cette école,
-
ou vous l'avez découverte
pour d'autres raisons?
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BC: J'y suis allée à l'invitation
d'un certain nombre d'associations
-
et un livre a été produit,
qui s'appelle Décamper,
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avec -- à l'invitation, par exemple,
de Samuel Lequette
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qui a dirigé ce livre collectif.
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Et donc, j'étais allée voir, comprendre,
tenter de comprendre.
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EK: Alors dans ce livre,
Eloge de la traduction,
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vous abordez plusieurs problèmes,
notamment,
-
comment nous considérons
la langue de l'autre
-
quand nous ne la comprenons pas.
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Alors, en français, on dit:
"C'est du chinois" ou "c'est de l'hébreu,"
-
ça dépend, en arabe, on dit que c'est
du persan ou de l'hindi,
-
en hindi, on dit que c'est du tamoul,
etc.
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BC: Oui
EK: c'est-à-dire que chaque langue
-
en incrimine une autre,
ou plusieurs autres,
-
comme radicalement étrangères.
BC: Absolument.
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EC: Est-ce que ça veut dire qu'on est
portés toujours à considérer que
-
sa langue maternelle,
c'est la meilleure langue possible?
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BC: Si on est grec, grec ancien, oui.
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Moi, je suis helléniste et pour moi,
ce qui est très clair,
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alors que bon, le grec est une langue
absolument magnifique
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et les textes en grec ancien
sont des textes, je crois,
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dont tout le monde peut avoir besoin.
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Je veux dire, un texte comme
La métaphysique d'Aristote,
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qui commence par: "Tous les hommes
désirent naturellement savoir,"
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mais vous en avez besoin, comme moi, bon.
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Hé bien, ce qu'il y a là dessous,
malgré tout,
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c'est une appropriation de l'universel.
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C'est-à-dire que les Grecs
appelaient logos
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ce que les Latins ont traduit
très justement, par ratio et oratio,
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raison et discours.
EK: Donc, il y a deux sens, pour le même -
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BC: Ben, c'est u... c'est le même, voilà.
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Et c'est même ça, le problème, c'est
que ce soit le même sens.
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C'est-à-dire que le logos
que parlaient les Grecs
-
soit aussi la raison universelle.
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C'est ça que j'appelle
"appropriation de l'universel."
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Moyennant quoi, ce lui qui parle et
qu'on ne comprend pas, quand on est grec,
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c'est un barbare
qui fait "bla bla bla".
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C'est-à-dire qu'il est
non intelligible.
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Peut-être qu'il ne pense pas vraiment,
-
en tout cas, il ne parle pas vraiment
quand il ne parle pas comme vous.
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EK: Donc les Grecs
ne parlaient pas une langue,
-
mais ils parlaient la langue,
-
BC: Ils parlaient la langue: ils étaient,
comme dit Modigliano,
-
fièrement monolingues.
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EK: ça veut dire que le verbe traduire
n'existait pas en grec ancien?
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BC: Et bien non, vous voyez bien
comment il est fait,
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c'est un verbe latin, tra-ducere,
conduire en face ou faire traverser.
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Bon, et en latin -- en grec, il y avait
beaucoup de candidats, mais a posteriori,
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pour le mot traduire.
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L'un des premiers candidats, c'est
hermeneuein qui a donné "herméneutique"
-
et qui a été traduit en latin
par interpretari.
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Le De Interpretatione d'Aristote,
c'est le Peri hermeneias, bon.
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Donc vous voyez que ça ne veut pas dire
d'abord traduire,
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ça veut dire quelque chose comme
"interpréter".
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C'est d'ailleurs le sens
que ce mot "traduire"
-
a aussi, littéralement, en arabe.
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Et dans l'exposition que je fais
à Marseille, "Après Babel, traduire",
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le premier texte de salle, c'est un texte
qui est en chinois, en arabe, en anglais,
-
parce qu'il le faut de toute façon,
et en français.
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Et à chaque fois, bon, il y a
le mot "traduire" dans la première phrase,
-
dans -- chacun dans sa langue.,
-
Et ensuite, je fais comme un espèce de
codicille, si vous voulez,
-
ou de note, mais en haut de page,
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qui indique ce que veut dire littéralement
"traduire" dans cette langue.
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Donc, en arabe, ça veut dire interpréter
-
et en chinois, ben Fānyì, ça veut dire
"retourner un tissu",
-
"échanger" et "retourner un tissu".
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Et il y a une très belle phrase
d'un maître chinois, qui dit:
-
"Voilà, traduire, c'est retourner
un tissu, retourner une soie brodée
-
et se rendre compte que la fleur
du dessous n'est pas celle du dessus.
-
Donc, vous voyez, c'est même
un autre geste technique qui est enclos.
-
EK: Alors, on ne fait pas que
traduire des langues,
-
on peut aussi traduire en justice.
-
D'où vient que ce soit le même mot?
-
BC: Porter vers, vous transportez devant.
-
EK: Une traduction des actes
vers un autre langage,
-
qui est celui de la loi, par exemple?
-
BC: Absolument, oui, enfin,
vous transportez aussi un accusé
-
devant les juges,
vous traduisez en justice.
-
Ce n'est pas seulement l'acte,
c'est la personne même
-
qui est mise devant ses juges.
-
Mais vous traduisez
-
--traduire a une métaphorique
immensément large --
-
vous traduisez des sentiments, vous --
-
EK:: Bon, quand on dit "traduire"
pour ce qui est du langage, on pense
-
à une traduction de phrases, de mots,
BC: absolument.
-
EK: mais il y a aussi un rythme
dans les phrases.
-
Comment est-ce qu'on fait
pour traduire un rythme, par exemple,
-
le fait qu'en allemand,
on mette le verbe à la fin,
-
est-ce que ça change le rythme
des conversations?
-
BC: Ça change non seulement le rythme,
mais ça change même la manière de penser;
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D'une certaine manière, chaque langue
est une culture et une vision du monde.
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Ça, c'est absolument clair.
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EK: Est-ce qu'on peut penser
en plusieurs langues? La même chose?
-
BC: Oui -- euh, je ne sais pas
ce que veut dire "la même chose":
-
on peut penser en plusieurs langues,
et on peut penser --
-
EK: Je parle de la même personne qui
penserait en plusieurs langues.
-
BC: Je comprends bien,
mais je ne crois pas, par exemple
-
que -- je ne sais pas
ce que ça veut dire, voilà.
-
Je sais que je peux rêver
en plusieurs langues,
-
ça m'est déjà arrivé
et c'est à chaque fois
-
un hommage à la langue de l'autre.
-
Penser la même chose en plusieurs langues,
-
je ne sais pas
ce que veut dire même, alors.
-
C'est-à-dire que, vous le dites vous-même
très justement,
-
il y a un corps des langues qui est,
par définition, intraduisible.
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C'est ce que Derrida appelait
"l'intraduisible corps des langues".
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Laisser tomber le corps, c'est
l'essence même de la traduction.
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EK: C'est-à-dire que les langues,
ayant un corps propre,
-
ne peuvent pas être mises
en bijection totale ou directe
-
les unes avec les autres?
-
Il y a toujours des trous, des manques,
des sens différents?
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BC: Oui
EK: Et ça pose la question, par exemple, de
-
savoir si on peut traduire la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme
-
dans toutes les langues:
est-ce que c'est le cas?
-
Est-ce qu'on peut traduire
cette Déclaration,
-
est-ce que tout a un sens?
-
BC: Je pense qu'on peut traduire tout,
-
c'est-à-dire que l'on peut transposer
dans une autre langue.
-
On peut le mettre en d'autres rythmes,
en d'autres mots, etc.
-
Dire que c'est la même chose qui est
alors dénotée et connotée,
-
certainement pas
EK: et comprise.
-
BC: Alors, comprise,
c'est encore autre chose
-
parce que nous sommes tous, aussi,
non seulement des gens
-
qui ont une culture et une histoire,
mais des hommes.
-
Je ne sais pas ce que ça veut dire:
ce que je veux dire,
-
c'est que, en tout cas, l'universel
doit être compliqué.
-
C'est le sous-titre de mon travail
sur la traduction,
-
de mon éloge de la traduction.
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Compliquer l'universel.
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EK: C'est une sorte d'injonction.
BC: Oui --
-
EK: Parce que vous le dites
à plusieurs reprises,
-
vous détestez
-- je crois qu'on peut le dire comme ça --
-
BC: Oui.
EK Ce qu'on appelle le globish,
-
BC: Oui.
EK Qu'est-ce que vous lui reprochez,
-
parce que finalement, c'est une langue
de communication, qui permet
-
à des gens qui ne pourraient pas
communiquer autrement,
-
de se faire comprendre?
-
BC: Ils pourraient communiquer autrement,
-
ils pourraient communiquer
par la traduction.
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Le globish est une langue de communication
tout à fait adaptée à, disons,
-
à un usage du monde
tel que nous le vivons,
-
mais justement, c'est une langue de
communication,
-
c'est-à-dire que le point, c'est que
le globish fait penser que
-
toute langue est simplement
un outil de communication.
-
Or c'est un outil de communication,
-
mais c'est aussi autre chose,
à chaque fois,
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et c'est pour ça qu'il faut partir
du pluriel.
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Il y a des langues.
-
EK: Oui, vous dites, "on ne rencontre
jamais le langage,
-
on ne rencontre que des langues."
-
BC: Oui, je paraphrase Humboldt,
le grand linguiste du 19éme, allemand.
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Oui, on ne rencontre que des langues
-
et pour moi, c'est le contraire
d'un universel postulé du genre logos
-
ou du genre Heidegger, du genre:
"Es gibt Sein"
-
qui d'ailleurs se dit en allemand
ou en grec.
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"Il y a de l'être" -- en français,
si vous voulez, avec le "Il y a",
-
ou en anglais, avec le "there is"
-
et vous voyez déjà qu'on n'est pas
tout à fait dans le même.
-
EK Oui, par exemple, si l'on imagine --
quand on prononce, nous, le mot "esprit";
-
est-ce que ça évoque pour nous qui le
prononçons, ce mot,
-
quelque chose qui ressemble à ce que pense
un Allemand lorsqu'il dit Geist?
-
BC Mais euh--
EK Est-ce qu'on peut le savoir, ça?
-
Est-ce qu'on peut faire une expérience
qui permettrait de comparer
-
ce qu'évoque ces mots, ce même mot,
dans des langues différentes?
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BC On peut en tour cas lire des textes
où ces mots sont en usage
-
et regarder comment on le traduit,
ces textes, comment on les traduit
-
et essayer de percevoir le "entre"
et la différence.
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Pour moi, la traduction, c'est à coup sûr,
-
la meilleure définition
qu'on puisse en donner,
-
c'est que c'est un savoir faire avec
les différences
-
et pour reprendre Hegel,
l'exemple de Hegel,
-
la phénoménologie des Geistes,
-
vous pouvez voir que ça a été traduit
deux fois en anglais:
-
une fois comme
"phenomenology of the mind"
-
et une autre fois comme
"phenomenology of the spirit".
-
EK Ce n'est pas la même chose
-
pour un anglais. BC Hé bien ce n'est
pas du tout la même chose.
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C'est-à-dire que dans un cas, Hegel
est un ancêtre du spiritualisme,
-
ou un spiritualiste.
-
Et ce n'est pas faux:
La phénoménologie de l'esprit
-
est aussi spiritualiste.
-
Et dans l'autre cas, c'est un ancêtre
de la philosophie de l'esprit.
-
et ce n'est pas faux.
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EK: Donc ce n'est pas un contresens
dans les deux cas -- BC: Non --
-
EK: C'est juste une nuance --
BC: C'est une visée
-
et cette visée, elle est toujours aussi
politique.
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Qu'est-ce qu'on veut faire de Hegel?
Comment est-ce qu'on veut s'en servir?
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EK: Vous voulez dire que la traduction
peut servir à l'instrumentaliser?
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BC: La traduction est,
par définition même, politique.
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Il n'y a pas d'acte de traduction
qui ne soit pas un acte politique.
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Et ce depuis le départ, c'est-à-dire
depuis, si vous voulez,
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le passage du grec au latin,
-
depuis la Translatio studiorum,
le transfert des savoirs,
-
qui était aussi connue comme
Translation imperii,
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"transfert du pouvoir", au Moyen-Âge,
entre le grec, le latin, l'arabe
-
et le retour dans le giron latin.
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EK: Vous dites d'ailleurs:
"la traduction est aux langues
-
ce que la politique est aux hommes."
BC Oui.
-
EK: Ça lui donne une importance
considérable. BC: Oui. mais--
-
EK: Pas seulement
dans le champ de la politique, mais --
-
BC: Je pense --
EK: dans le champ des idées.
-
BC: Je pense, et en ça, je serais,
si vous voulez,
-
dans le prolongement de Arendt qui pense
que pour qu'il y ait politique,
-
pour qu'il y ait du politique,
il faut une pluralité de divers
-
et il faut des hommes avec un petit "h"
et un "s".
-
EK: Elle est citée d'ailleurs --
BC: et non pas "l'Homme"
-
EK: dans le catalogue de l'exposition
dont vous avez parlé, à Marseille,
-
"Après Babel, traduire":
vous citez Hannah Arendt,
-
enfin j'ai trouvé la citation dans
le catalogue -- BC: Oui
-
EK: Je ne sais pas de qui elle est:
-
"A chaque fois que le langage est en jeu,
la situation devient politique,
-
parce que c'est le langage qui fait
de l'homme un être politique."
-
BC: Oui, absolument.
-
Mais Arendt, en cela,
est parfaitement aristotélicienne.
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Le début de La politique d'Aristote
dit que
-
l'homme est un animal plus politique
que les autres, parce qu'il a le logos.
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EK: Alors vous avez dirigé, Barbara Cassin
le Dictionnaire des intraduisibles
-
qui a été traduit en plusieurs langues,
paradoxalement [RIRES]
-
BC: Oui, oui, tout à fait.
-
EK: Qu'est-ce qui vous a donné cette idée,
qui a été quand même un travail --
-
BC: 15 ans
EK: 15 ans de travail,
-
beaucoup de collaborations
BC: 150.
-
EK: Les traductions, elles-mêmes
réclament un travail colossal.
-
BC: Oui
EK: qu'est-ce que ça vous a appris
-
sur la traduction
que vous ne saviez pas auparavant?
-
BC: Mais je ne savais rien
sur la traduction! J'étais juste --
-
EK: Alors, qu'est-ce qui vous a
donné l'idée?
-
BC: Oui, j'avais cette expérience
-
de traductrice
d'un certain nombre de langues,
-
mais, essentiellement, du grec -- ancien.
-
Et j'avais cette expérience, qui consiste
à me rendre compte que,
-
quand je lisais Aristote, par exemple
L'étique à Nicomaque en français,
-
non seulement, je ne comprenais pas,
mais ça ne m'intéressait pas du tout, bon.
-
Alors que quand je le lisais en grec,
tout se mettait à pétiller et à vibrer.
-
Et voilà: donc ça, c'est une expérience,
si vous voulez, de philosophe.
-
Je crois que tous les philosophes
ont cette expérience de
-
notes en bas de page nécessaires.
-
Donc dans ce
Dictionnaire des intraduisibes,
-
au fond, ce sont
toutes les notes en bas de page
-
qui sont devenues du plein texte.
-
Mais en revanche, j'avais très clairement
un désir politique.
-
C'est-à-dire que l'Europe était
en train de se fabriquer,
-
l'Europe de la culture, et pour moi,
il y avait deux dangers extrêmes.
-
Le premier danger, c'était le globish,
le Global English,
-
qui aurait, au fond, réduit
toutes les langues que nous parlons,
-
toutes les langues de culture, à être
de simples dialectes à parler chez soi.
-
Donc la seule langue, l’espéranto moderne,
si vous voulez, le Global English,
-
c'est véritablement une langue
de pure communication qui sert à quoi?
-
Qui sert aux expertises européennes
et qui sert au financement.
-
EK: Au commerce.
BC: Au commerce
-
et au financement intellectuel aussi.
-
Quand vous avez un projet de recherche
au CNRS, vous devez le rédiger
-
pour obtenir des fonds --
EK: pas qu'au CNRS --
-
BC: en globish -- et pas qu'au CNRS,
-
mais au CNRS, en tout cas,
j'en ai fait l'expérience.
-
Pour l'Europe, c'est comme ça.
-
Donc vous -- c'est une langue, disons,
aussi plate que possible
-
et dès que vous la parlez bien,
c'est-à-dire si vous parlez
-
non pas globish mais anglais,
vous n'êtes pas compris, donc --
-
EK: Les Anglais sont peu compris
dans les conférences internationales.
-
BC: C'est les seuls qu'on ne comprenne
absolument pas.
-
Celui qui vient d'Oxford, c'est un --
EK: un barbare.
-
BC: Oui [RIRES] absolument.
-
EK: Mais alors ce travail, donc
la direction de ce
-
Dictionnaire des intraduisibles,
c'est un travail d'érudits?
-
BC: Non --
EK: qui a eu un succès, quand même,
-
en librairie, colossal.
-
BC: Oui, mais parce que ce n'est pas
un travail d'érudits.
-
C'est réellement un travail politique
et le globish n'était pas mon seul ennemi.
-
Mon second ennemi, c'est ce que j'appelle
le nationalisme ontologique.
-
C'est une expression
de Jean-Pierre Lefèvre
-
qui qualifie comme cela Heidegger,
et il a complètement raison.
-
C'est-à-dire que
le nationalisme ontologique,
-
c'est une manière de faire une
hiérarchie des langues
-
telle qu'il y ait des langues
plus proches de l'être que d'autres.
-
Et donc, quand vous êtes philosophe,
vous parlez grec ou vous parlez allemand.
-
Et cet enracinement, parce que
c'est ainsi que le définit Heidegger,
-
c'est un enracinement de la langue
dans un peuple et dans une race.
-
C'est ainsi qu'il parlait en 33.
-
Donc, si vous voulez, moi,
j'avais deux ennemis:
-
vous voulez que je lise la phrase?
-
EK: Non, on va la lire après, parce que
c'est le moment, vous savez,
-
dans cette émission, il y a toujours
un petit morceau de musique --
-
BC: D'accord --
EK: même deux, choisis par l'invité,
-
en l’occurrence vous,
et on citera Heidegger aprés.
-
Mais on va commencer
par Claude François.
-
BC: D'accord [RIRE]
EK: Vous avez choisi Claude François
-
qui fait son entrée
dans La Conversation scientifique
-
avec Comme d'habitude:
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♪ Je me lève et je te bouscule
Tu ne te réveilles pas, comme d'habitude ♪
-
♪ Sur toi je remonte le drap
J'ai peur que tu aies froid, comme d'habitude ♪
-
♪ Ma main caresse tes cheveux
Presque malgré moi, comme d'habitude ♪
-
♪ Mais toi tu me tournes le dos,
Comme d'habitude. ♪
-
♪ Et puis je m'habille très vite
Je sors de la chambre, comme d'habitude ♪
-
♪ Tout seul, je bois mon café
Je suis en retard, comme d'habitude ♪
-
♪ Sans bruit je quitte la maison
Tout est gris dehors, comme d'habitude ♪
¶
-
♪ J'ai froid, je relève mon col,
Comme d'habitude ♪
-
♪ Comme d'habitude, toute la journée
Je vais jouer à faire semblant ♪
-
♪ Comme d'habitude, je vais sourire
Oui, comme d'habitude, je vais même rire ♪
-
♪ Comme d'habitude, enfin je vais vivre
Oui, comme d'habitude ♪
-
♪ Et puis le jour s'en ira
Moi je reviendrai, comme d'habitude ♪
-
♪ Toi, tu seras sortie
Pas encore rentrée, comme d'habitude ♪
-
♪ Tout seul, j'irai me coucher
Dans ce grand lit froid, comme d'habitude ♪
-
♪ Mes larmes, je les cacherai,
Comme d'habitude ♪
-
♪ Mais comme d'habitude, même la nuit
Je vais jouer à faire semblant ♪
-
♪ Comme d'habitude, tu rentreras ♪
EK: Barbara Cassin, je me suis laissé dire
-
par notre réalisatrice d'aujourd'hui,
-
Letizia Co!ia, que Deleuze
aimait Claude François,
-
♪ Comme d'habitude ♪
EK: mais vous, je ne savais pas.
-
Pourquoi ce choix?
-
BC: Ah, c'est -- Oui, Deleuze aime
Claude François, parce que, la ritournelle,
-
parce que, et en plus, c'est une ritournelle
du quotidien, extrêmement bien fichue,
-
métro-boulot-dodo,
d'une tristesse absolue.
-
Oui, j'aime bien Claude François
et je l'aime bien aussi comme danseur.
-
Mais j'ai choisi cette chanson
-
parce qu'elle est traduite
dans toutes les langues
-
et plutôt que traduite, elle est adaptée,
-
exactement comme
Le dictionnaire des intraduisibles
-
dont on parlait: c'est-à-dire
qu'il faut la réinventer.
-
Il faut la réinventer
et se la réapproprier.
-
Et je l'ai choisie parce que
j'en ai choisi une autre,
-
qu'on entendra sans doute plus tard,
qui rime avec elle,
-
qui elle, sans être elle,
-
ni tout à fait la même
ni tout à fait une autre,
-
qui est My Way de Frank Sinatra.
-
EK On l'écoutera toute à l'heure, mais
il y a une expérience de pensée
-
qu'on peut imaginer, qu'on peut
peut-être aussi réaliser,
-
si on traduit la chanson
de Claude François en anglais,
-
puis on prend la version anglaise
et on la traduit en allemand,
-
puis on prend la version allemande
et on la traduit en italien,
-
etc: on fait cela N fois,
-
et on prend la version finale
et on la traduit en français.
-
Est-ce que ça donne quelque chose
de complètement différent
-
ou est-ce qu'on y retrouve
le sens initial?
-
BC: Non, ça va donner
quelque chose de complètement différent
-
et dans l'exposition que je fais,
c'est très visible, ça.
-
Et puis par exemple, il faut ajouter
-
qu'on aurait pu le traduire
par Google Translate
-
et voir ce qui se passe.
-
Et ça aussi, c'est une expérience
que je fais dans l'exposition
-
à partir du Corbeau d'Edgar Poe.
-
Le Corbeau d'Edgar Poe. je le --
-
vous savez qu'il y a une très belle
traduction, magnifique absolument,
-
de Baudelaire, une de Mallarmé,
une de Pessoa.
-
Donc je fais traduire par Google Translate
le texte original anglais
-
et j'obtiens une traduction
absolument étrange, surréaliste,
-
qui n'a pas du tout le même sens, mais qui
conserve quand même l'idée d'un corbeau.
-
Et puis je fais traduire Pessoa,
la traduction portugaise de Pessoa,
-
et j'obtiens quelque chose en anglais,
-
et j'obtiens quelque chose
d'infiniment différent.
-
Mais lorsque j'ai écrit un livre
sur Google il y a quelque temps,
-
il y a une dizaine d'années, maintenant,
j'avais fait --
-
j'avais mis dans Google Translate
"Et Dieu créa l'homme à son image."
-
Et je l'avais fait traduire en allemand,
puis de l'allemand au français,
-
puis du français en allemand,
-
et ça s'est stabilisé au bout
de deux opérations.
-
Et au bout de deux opérations, j'obtenais,
en français:
-
"Et l'homme créa Dieu à son image."
[RIRES]
-
EK: Comment est-ce que Google Translate
traduirait "tiré à quatre épingles"?
-
[RIRES]
BC: Je ne sais pas.
-
EK/BC: Pulled at four pins
-
BC: Pulled at four pins, c'est
en tout cas comme ça
-
que Duchamp traduit
ou rend manifeste
-
ce qu'est un idiotisme,
dans une de ses oeuvres.
-
EK: Alors, Barbara Cassin,
avant Claude François,
-
on avait quand même parlé de Heidegger
BC: Oui.
-
EK: et de ce texte,
on peut en lire un extrait:
-
"La langue grecque est philosophique,
autrement dit, elle n'a pas été investie
-
par de la terminologie philosophique,
mais elle philosophait elle-même déjà
-
en tant que langue et que
configuration de langue."
-
Je saute un passage et je termine par:
-
"Ce caractère de profondeur
et de créativité philosophique
-
de la langue grecque,
-
nous ne le retrouvons que
dans notre langue allemande."
-
BC: Ah oui, mais vous avez sauté
le passage le pire,
-
le passage le pire, moi je vais le lire;
c'est:
-
"Et autant vaut de toute langue
authentique,
-
naturellement à des degrés divers.
-
Ce degré se mesure à la profondeur
et à la puissance
-
de l'existence d'un peuple et d'une race
qui parle la langue et existe en elle."
-
C'est ça, le nationalisme ontologique.
-
EK: C'est un délire, non?
-
Enfin, il suffit de le lire pour voir
que c'est un délire.
-
BC: Ben oui, mais enfin, pas plus ni moins
que Hitler ou que le nazisme qui s'est
-
réveillé
EK: C'est justement inquiétant.
-
BC: Oui, justement, et c'est un délire
qui peut faire beaucoup de dégâts,
-
comme vous savez.
EK: Oui.
-
Alors, vous avez parlé
de la traduction par Mallarmé
-
du poème d'Edgar Poe, et vous dites
par ailleurs dans votre livre:
-
"On peut commencer à aimer Mallarmé
avec Platon."
-
BC: Oui.
EK: Qu'est-ce que ça veut dire?
-
BC: Ah, ça fait allusion à Crise de vers
de Mallarmé.
-
Mallarmé dit que les langues sont
imparfaites, en cela que plusieurs.
-
Ce qui, évidemment, ébranle
l'idée même de traduction.
-
Et je pense que -- alors la suite
de ce poème en prose
-
est absolument magnifique.
-
Je voudrais le citer de mémoire; il dit
-- Mallarmé -- j'ouvre les guillemets:
-
"Je dis: une fleur! Et hors de l'oubli
où ma voix relègue aucun contour,
-
musicalement se lève,
idée même et suave,
-
l'absente de tout bouquet."
-
Ce que Mallarmé dit, c'est que
il y a un sens, et ce sens, c'est l'idée.
-
Un sens pour chaque mot,
pour chaque phrase,
-
et que ce sens, la langue le partagerait
mieux si elle était unique.
-
Hé bien, nous parlions du logos
au début de cette émission.
-
Voilà la manière de dire "logos".
-
Mallarmé, avec Platon, parce que "idée",
parce que le sens, c'est l'idée
-
et qu'il n'y a, au fond, qu'une
bonne manière de dire l'idée.
-
En l'occurrence, le grec.
-
EK: Donc l'idée est en amont des mots?
-
BC: L'idée --
EK: Le concept?
-
BC: Oui, est en amont ou au-dessus,
comme vous voudrez.
-
C'est une origine ou un télos, hein,
une fin.
-
Mais en tout cas, elle est une.
-
Et c'est ça, quand vous disiez
que j'ai peur de l'un,
-
que j'ai peur de la Vérité
avec un grand V, c'est tout à fait ça.
-
Je suis dans le "entre deux",
-
dans la traduction comme savoir faire
avec les différences.
-
Pas du tout comme subjonction
ou esclavage de l'Un.
-
EK: Parce que le risque de l'universel
ou sa pathologie,
-
c'est d'exclure, justement.
BC Absolument.
-
EK: C'est de voir du barbare.
-
BC: Ben, la pathologie de l'universel,
c'est que l'universel est approprié.
-
Il est toujours approprié par quelqu'un.
-
EK: Et alors, quand Umberto Eco dit:
-
"La langue de l'Europe,
c'est la traduction"
-
Est-ce qu'il veut dire
la même chose que vous?
-
BC: J'espère, j'espère que je veux dire
la même chose que lui
-
ou que nous voulons dire la même chose:
oui, je crois.
-
Je crois que --
EK: L'Europe ne peut pas mettre en avant
-
une langue, mais doit s'efforcer
de tout traduire, dans toutes les langues.
-
BC: Doit s'efforcer en tout cas
de comprendre qu'il y en a plus d'une.
-
Et c'est ça -- ça, c'est la grande
phrase de Derrida: "Plus d'une langue."
-
Et il dit que s'il avait
-- Derrida dit que
-
s'il avait à donner une définition
de la déconstruction sauvage, bon,
-
caricaturale, ça serait:
"Plus d'une langue."
-
[MUSIQUE](Voix Off) France Culture:
La conversation scientifique
-
Etienne Klein.
-
EK: Alors, il y a beaucoup de citations
dans votre ouvrage,
-
et pour cause, Barbara Cassin.
-
Il y en a une qui n'y est pas et que
je m'attendais à trouver,
-
c'est celle de Lacan:
-
"Tout le monde n'a pas le bonheur
de parler chinois dans sa propre langue."
-
BC: Oui.
EK: Comment est-ce que vous la comprenez?
-
BC: Hé bien Lacan dit que s'il n'avait pas
compris comment était fabriqué le chinois,
-
je ne dis pas "parler le chinois",
il n'aurait pas été Lacan.
-
Donc ça a à voir avec cette modalité
très particulière de l'écriture
-
et du rapport entre son sens, vision,
visualisation,
-
si vous voulez, représentation,
-
et la pluralité des modalités d'écriture
incluses dans l'écriture chinoise même,
-
l'idéographie.
EK: Est-ce que ça veut dire que
-
pour avoir accès à sa propre pensée,
il faut disposer de la langue de l'autre?
-
Comme une sorte d'instrument critique --
BC: Oui
-
EK: qui révèle ce qu'on pense déjà
de façon implicite?
-
BC: Oui, permettez-moi de rapprocher ça
-
d'une phrase de Lacan
dont je me sers tout le temps; c'est:
-
"Une langue, entre autres",
avec un "s" à autres,
-
"n'est rien de plus que l'intégrale
des équivoques
-
que son histoire y a laissé subsister."
-
Pour qu'on voie sa langue
comme une langue, entre autres,
-
comme une intégrale d'équivoques,
il faut la voir depuis dehors.
-
Et c'est ça,
le Dictionnaire des intraduisibles.
-
Vous me demandiez tout à l'heure
qu'est-ce que j'en avais appris.
-
J'en ai appris que ma langue
est une langue entre autres
-
-- je m'en doutais, mais là,
je l'ai appris sur pièces --
-
et que le français, par exemple,
le mot "sens", est un tissu d'équivoques.
-
"Sens" qui veut dire à la fois
"signification", "direction"
-
et "sensation":
trois mots en anglais.
-
Bon, c'est donc depuis ailleurs
qu'on se rend compte
-
quel pâtée d'équivoques constitue
la fiche anthropométrique
-
de sa propre langue.
-
EK: Mais est-ce qu'il y a des langues
-
qui vous ont posé plus de problèmes
que d'autres?
-
Est-ce qu'il y a des langues qui résistent
plus que d'autres à la traduction?
-
BC: Ben, plus les langues -- non, je crois
que ça dépend aussi
-
de la manière dont on les connaît.
-
Je veux dire que moi, les langues
que je connais,
-
me posent plus de problèmes que celles
que je ne connais pas.
-
EK: Parce qu'il y a plus de choix?
-
BC: Parce que j'en comprends plus
les tenants et les aboutissants,
-
le rapport à la culture,
le rapport à l'histoire,
-
le rapport à l'étymologie.
-
Pour moi, le grec est une langue
qui me pose autant de problèmes
-
qu'elle me comble.
-
EK C'est aussi le signe de sa richesse
-
et de la bonne perception
que vous en avez.
-
BC: Oui, voilà
EK: de la bonne connaissance
-
que vous en avez.
BC: Voilà: c'est un double signe.
-
EK: Alors justement,
vous parlez de signes:
-
il y a un langage des signes
pour les sourds-muets.
-
BC: Oui.
EK: Et vous l'évoquez d'ailleurs
-
dans l'exposition qui a lieu
en ce moment à Marseille
-
jusqu'au 20 mars.
BC: Oui.
-
EK: Alors, j'ai découvert
avec stupéfaction
-
que il n'y a pas
une seule langue des signes,
-
il y a des mots, enfin oui, des mots
qui se disent différemment,
-
selon que l'on prend la langue des signes
française ou japonaise ou américaine.
-
Mais comment est-ce qu'elles font pour
s'entre-traduire, ces langues de signes?
-
BC: Comme vous, avec les langues,
j'allais dire "ordinaires".
-
EK: Il y a des dictionnaires?
-
BC: Euh, il y a des dictionnaires, il y a
des apprentissages, en tout cas.
-
Et lorsque nous avons fabriqué ce film
qui s'appelle "Signer en langues"
-
avec un "s", avec Nurith Aviv et
Emmanuelle Laborit,
-
nous avons nous aussi cherché des termes
-
en des langues des signes
que nous ne connaissions pas.
-
Par exemple, j'étais à ce moment-là
en Inde,
-
et j'ai demandé à rencontrer
des sourds-muets ou des professeurs
-
qui signaient en langue, donc en hindi
et pas seulement, mais en hindi,
-
par exemple, le mot "culture".
-
C'est absolument magnifique, ce petit film
est une merveille.
-
EK: Il y a des photos, d'ailleurs,
dans le catalogue.
-
Et alors, par exemple, pour "culture",
vous voyez quand vous le dites
-
en français, langue des signes,
-
c'est un geste qui part de la tête et qui
fait comme si vous aviez plein de cheveux
-
ou plein de rayons qui partaient
de votre tête.
-
Quand vous le dites en japonais, ce sont
deux mains qui s'emboitent.
-
Quand vous le dites en américain, c'est
un indexe levé, et autour de ça,
-
autour de cet index qui représente,
à mon avis, l'individu,
-
vous avez une main qui fait le tour
de cet index,
-
et c'est la société qui l'entoure.
-
Et en hindi, hé bien, vous prenez
la position, la posture
-
d'une statue en train de danser
avec une main en haut,
-
avec votre main qui bouge ses doigts
d'une certaine manière,
-
et l'autre main en bas, voilà,
comme une statue.
-
EK: Alors est-ce qu'il n'y a pas
des ambiguïtés ou des contresens
-
par le fait que ce signe-là pourrait,
dans une autre langue des signes,
-
avoir un autre sens que celui qui est
donné dans la langue de départ?
-
BC: SI, certainement, et d'ailleurs
on voit que pour, alors,
-
je ne sais plus quel mot, mais
c'est peut-être bien "parler",
-
mais peut-être que je me trompe,
en français -- ou c'est penser, voilà.
-
EK: Alors, le signe en français.
-
BC: Oui, pour le mot "penser",
la langue des signes en français
-
fait un geste qui part de la tête, bon.
-
Et en russe, hé bien vous faite le geste
que vous-même faites naturellement
-
pour dire "Mais il est complètement fou,
ce mec!" [RIRES]
-
EK: Penser, c'est être fou?
BC: Oui.
-
EK: Alors cette exposition,
on en a un peu parlé, Barbara Cassin,
-
quel a été le moteur de cette réalisation,
qui vous avez contacté
-
et quelle était l'ambition de ce projet?
Politique, j'imagine?
-
BC: Oui, politique.
J'ai d'abord contacté la BNF,
-
et puis grâce à Thierry Grillet
et à Thierry Fabre,
-
j'ai été jusqu'au MuCEM de Marseille,
qui a accueilli cette exposition.
-
Et j'en suis très heureuse, parce que
Marseille est évidemment une Babel.
-
L'exposition s'appelle
Après Babel, traduire et
-
Marseille est naturellement, aujourd'hui,
une Babel.
-
Donc c'est extrêmement politique,
en effet.
-
Il y a au moins deux idées fortes
qui ont été très faciles à montrer,
-
beaucoup plus
que je n'aurais pu l'imaginer.
-
La première, c'est que la civilisation et
en particulier, celle de la Méditerranée,
-
s'est constituée via et grâce à
la traduction.
-
Et la deuxième, c'est que la traduction
est un savoir-faire avec les différences
-
et que c'est ce dont nous avons besoin,
en tant que citoyens,
-
plus que jamais, aujourd'hui,
et beaucoup à Marseille.
-
EK: Alors quand on traduit un texte,
et vous l'avez fait pour plusieurs langues,
-
est-ce qu'on doit faire sentir que
la source du texte est écrite
-
dans une autre langue, ou est-ce que
ça doit être transparent?
-
Est-ce qu'on pourrait, on doit
faire croire que ce texte
-
aurait pu avoir une origine dans la langue
qu'on est en train de présenter?
-
BC: Ben, comme on dit, "ça se discute",
mais moi, je pense que non,
-
je pense avec Schleiermacher
qu'il vaut mieux que chaque langue --
-
EK: Qui c'était, lui? C'était un linguiste?
-
BC: Schleiermacher, oui --
EK: Ah, c'est lui qui a dit --
-
BC: philosophe et linguiste
EK: d'un auteur auteur et de sa langue:
-
BC: Il y a différente manières de traduire.
EK: "Il est son organe et elle est le sien."
-
BC: Oui: "un auteur et sa langue:
il est son organe et elle est le sien."
-
Et il dit qu'il y a deux manières
de traduire:
-
laisser l'auteur
le plus tranquille possible,
-
et inquiéter le lecteur,
-
ou laisser le lecteur
le plus tranquille possible
-
et inquiéter l'auteur.
-
Et il dit que c'est évidemment
inquiéter le lecteur qu'il faut faire.
-
Et inquiéter le lecteur, c'est-à-dire
faire bouger sa langue.
-
EK: et lui faire sentir que
c'est une traduction, du coup?
-
BC: Lui faire sentir que sa langue
est en train de s'enrichir,
-
est en train de se transformer
et que c'est une énergie
-
qui recueille l'énergie
d'une autre langue.
-
EK: Mais c'est presque
un travail de poète:
-
un poète aussi, il travaille sa langue --
BC: Bien sûr.
-
EK: pour lui faire dire des choses
qu'elle ne.. qu'elle pouvait dire
-
mais ne disait pas.
BC: Absolument,
-
mais la traduction littéraire
et la traduction philosophique
-
ne font qu'un, à mon avis.
-
C'est-à-dire qu'il me semble, évidemment,
qu'il faut connaître sa langue, l'aimer,
-
connaître la langue de l'autre et l'aimer
pour pouvoir traduire correctement.
-
EK: Et donc, il y a une différence entre
traduire et --
-
BC: interpréter
EK: et faire l'interprète.
-
BC: Voilà: faire l'interprète --
-
l'interprète, vous êtes dans l'obligation,
à cause de la rapidité aussi des choses,
-
de communiquer un contenu.
-
Donc une pure communication de message.
-
Bon, ça n'est évidemment pas ça, traduire
et c'est d'ailleurs --
-
ceci dit, il y a des interprètes
absolument géniaux
-
qui traduisent autre chose que
le pur message,
-
qui traduisent aussi les connotations
et même le style et la manière de.
-
Et bien sûr, il faut ça, aussi.
-
C'est pour ça que je suis tellement
choquée lorsque,
-
lorsque dans une conversation politique
de haut niveau,
-
un président de la république mâle
est traduit par une interprète femelle.
-
Ça produit des [RIRE], des incertitudes
corporelles quant au texte, quant à la --
-
quant à ce qui est dit, qui me paraissent
-
très intéressantes.
EK: Mais ça va aussi dans l'autre sens:
-
Si Mme Merkel est traduite par un homme --
BC: Absolument
-
EK: Ça doit produire le même effet.
-
BC: Sauf que Mme Merkel, en tant que
présidente de la république, est quasiment
-
un président de la république. [RIRES]
-
Alors, c'est le moment --
BC: D'ailleurs, chancelier, hein.
-
de la deuxième chanson
-
et vous avez choisi,
vous l'annonciez tout à l'heure,
-
My Way de Frank Sinatra:
nous allons l'écouter.
-
[MUSIQUE INSTRUMENTALE]
-
♪ And now, the end is near
And so I face the final curtain ♪
-
♪ My friend, I'll say it clear
I'll state my case, of which I'm certain ♪
-
♪ I've lived a life that's full
I've traveled each and every highway ♪
-
♪ And more, much more than this
I did it my way. ♪
-
♪ Regrets, I've had a few
But then again, too few to mention ♪
-
♪ I did what I had to do
And saw it through without exemption ♪
-
♪ I planned each charted course
Each careful step along the byway ♪
-
♪ And more, much more than this
I did it my way ♪
-
♪ Yes, there were times, I'm sure you knew
When I bit off more than I could chew ♪
-
♪ But through it all, when there was doubt
I ate it up and spit it out ♪
-
♪ I faced it all and I stood tall
And did it my way ♪
-
♪ I've loved, I've laughed and cried
I've had my fill my share of losing ♪
-
♪ And now, as tears subside
I find it all so amusing ♪
-
♪ To think I did all that
And may I say - not in a shy way ♪
-
♪ Oh no, oh no, not me
I did it my way ♪
-
♪ For what is a man, what has he got ... ♪
EK: Barbara Cassin, My Way, Frank Sinatra,
-
pourquoi ce choix, y a-t-il un rapport
avec la traduction?
-
♪ To say the things ♪
BC: Hé bien le rapport avec la traduction,
-
♪ he truly feels... ♪
c'est le rapport avec l'autre chanson
-
qu'on a pu écouter
au début de cette émission,
-
qui est de Claude François, non pas
My Way, mais Comme d'habitude.
-
Les deux sont des traductions
l'une de l'autre ou des adaptations.
-
Et justement, c'est entre les deux
que se situe la traduction.
-
C'est extraordinaire, la manière dont
on est passé de "métro-boulot-dodo",
-
ritournelle de Claude François,
mais sèche et percutante:
-
j'aime beaucoup cette chanson
de Claude François.
-
Et cette chanson-là, de glamour
de Frank Sinatra, qui est,
-
qui décrit son existence d'homme,
-
sa "way", sa manière d'être un homme,
"not in a shy way, it was my way."
-
C'est une chanson testamentaire
et disons --
-
EK: il revendique
BC: Hein?
-
EK: Il revendique son rapport au monde
et à ce qu'il fait,
-
BC: Absolument.
EK alors que l'autre a l'air de le subir.
-
BC: Oui, et puis alors, il y a quand même
une histoire de femme subie aussi
-
ou d'amour: l'amour n'est pas le même.
-
Et avec Frank Sinatra, il s'agit vraiment
du monde
-
et pas d'un rapport à deux.
-
EK: Bon,
c'est un magnifique rapprochement.
-
Est-ce qu'il y a un génie de la langue?
-
Beaucoup en parlent, est-ce que pour vous
cela a de la consistance?
-
Ou est-ce que ça rejoint l'idée que
la langue qu'on parle,
-
c'est la langue de l'universel, et --
-
BC: Non, non: je pense qu'il y a
effectivement des génies des langues.
-
Il y a des génies des langues.
-
Non, ce que je pense, c'est que c'est
un encombrant problème,
-
parce qu'on tombe très vite dans
le nationalisme ontologique de Heidegger,
-
C'est-à-dire -
EK: ou de Rivarol?
-
BC: ou de Rivarol; dire ma langue est lié
-
à mon peuple, à ma culture,
et c'est la bonne.
-
EK: Mon histoire.
BC: Mon histoire.
-
Donc, s'approprier l'universel,
comme dit Rivarol:
-
"La langue française,
c'est la langue humaine." Bon.
-
EK: Oui, je le cite:
-
"Il me reste à prouver que,
si la langue française a conquis
-
l'Empire par ses livres, par l'humeur
et par l'heureuse position du peuple
-
qui la parle, elle le conserve
par son propre génie.
-
Ce qui distingue notre langue
des autres langues anciennes et modernes,
-
c'est l'ordre et la construction
de la phrase.
-
Le français nomme d'abord
le sujet du discours,
-
ensuite le verbe qui est l'action et enfin
l'objet de cette action.
-
Voilà la logique naturelle
à tous les hommes,
-
voilà ce qui constitue le sens commun."
-
Et il termine en effet:
"Puisqu'il faut le dire,
-
la langue française est
de toutes les langues
-
la seule qui ait une probité attachée
à son génie, sure, sociale, raisonnable.
-
Ce n'est plus la langue française,
c'est la langue humaine."
-
BC: Oui, et vous voyez, ce qu'il y a
de très drôle, c'est que quand il dit ça,
-
au fond, il est grec.
-
C'est-à-dire que --
EK: ou allemand.
-
BC: Oui, oui, enfin, l'allemand lui-même
était grec. [RIRE]
-
C'est-à-dire qu'il dit: "Voilà,
je parle le logos."
-
Le logos, c'est-à-dire
raison et discours joints.
-
EK: Ce n'est même pas que je le parle,
-
c'est le logos qui parle
au travers de moi.
-
BC: Absolument. Absolument. Mais ceci dit,
c'est quand même moi qui le parle.
-
En l'occurrence, c'est quand même bien
la France qui, etc.
-
Et vous voyez, il est en train
de se passer quelque chose
-
de très intéressant aujourd'hui:
plus personne n'oserait dire ça,
-
bien que, en sous main, ça continue
à se penser, sauf que
-
par exemple là, nous sommes invités,
la France est invitée d'honneur
-
à Francfort, à la foire du livre
de Francfort.
-
Hé bien, Paul de Sinety qui est
le commissaire de cette exposition,
-
du pavillon français, a décidé
qu'il ne ferait pas
-
un pavillon de la France, mais
un pavillon du français, c'est-à-dire
-
le français comme langue parlée
par d'autres,
-
une langue qui n'appartient pas.
-
Et ça, c'est déjà un pas extrêmement fort
et intéressant et intelligent
-
par rapport à ce "plus d'une langue".
-
Chaque langue est en elle-même, déjà,
la langue d'un autre.
-
EK: Ça veut dire que, si on veut
bien faire de la traduction,
-
il faut avoir une sorte
d'intelligence flottante?
-
BC: Oui
EK: Comme le disait je ne sais plus qui,
-
il ne faut pas être rivé à une langue,
il faut savoir circuler?
-
BC: Oui, bien sûr, il faut rester entre,
entre les langues,
-
et entre est un très beau mot,
parce qu'il veut dire à la fois
-
"entre deux", inter en latin,
-
et puis il veut dire aussi "entrer dans",
intrare.
-
Et je pense que c'est ça, la traduction.
-
Il faut à la fois être entre, et entrer.
-
[MUSIQUE](Voix Off) France Culture:
La conversation scientifique
-
par Etienne Klein.
-
EK: Alors revenons à l'exposition
qui a lieu à Marseille,
-
parce qu'on n'a pas tout dit,
on a évoqué quelques sujets
-
mais il y a aussi des événements qui
se déroulent dans cette exposition.
-
Des conférences, j'imagine, ou des --
-
BC: Oui, il y a eu
tout un cycle de conférences.
-
Le cycle de début, c'était, autour
d'un projet que nous avons en commun
-
avec un certain nombre
de chercheurs, déjà,
-
les intraduisibles des trois monothéismes.
-
C'est le dictionnaire suivant,
si vous voulez,
-
le dictionnaire dont je pense que
nous avons besoin aujourd'hui.
-
C'est-à-dire comprendre autour de quels
mots s'enroule chaque texte dit sacré
-
des trois monothéismes en langue,
et essayer de voir comment ça fonctionne,
-
quels sont les noms de Dieu,
comment ça se dit, Dieu,
-
dans la Torah, dans la Bible
et dans le Coran? Bon.
-
Et essayons de réfléchir à ça.
-
Comment ça se dit, "le livre",
comment ça se dit, "l'autre"? Bon.
-
Essayons de comprendre quels sont
les dispositifs,
-
si vous voulez, langagiers qui permettent
et qui permettent aussi
-
de passer d'un dispositif à l'autre,
de s'entendre.
-
On ne s'entend que quand on comprend
ce qu'on ne comprend pas, voilà.
-
EK: Est-ce qu'il y a une langue propre
des textes sacrés,
-
qui est revendiquée
par ceux qui y croient, disons?
-
BC: Mais ça dépend de quel texte:
pour la -- dans le catalogue, justement,
-
il y a un magnifique article
de Delphine Horvilleur
-
qui explique, bon, dans quelle langue,
-
qu'est-ce que c'est exactement
que la Torah,
-
qu'est-ce qui a été écrit en hébreu,
qu'est-ce qui a été révélé:
-
les Dix Commandements?
Le Premier Commandement?
-
La première phrase? Le premier mot?
La lettre en creux du premier mot?
-
Bon: cette présence absente
de la langue hébraïque
-
est tout de suite commentée par un targoum
en araméen etc.
-
Ça, c'est visible, si vous voulez,
dans les manuscrits
-
que je montre dans l'exposition.
-
Maintenant, prenons la Bible,
la Bible chrétienne.
-
En quelle langue se dit-elle?
-
Hé bien, elle ne se dit
dans aucune langue,
-
elle se dit en latin de traduction:
dans la traduction de la Vulgate
-
par saint Jérôme: c'est ça,
la langue autorisée.
-
Et lorsqu'on montre, par exemple,
une Bible de --
-
la Bible plurilingue d'Alcalà,
-
hé bien on voit le latin comme
une bande principale au milieu, au centre.
-
Et puis il est flanqué
de deux bandes latérales,
-
l'une en grec et l'autre en hébreu.
-
Et le commentaire, c'est:
"Voici le Christ et les deux larrons."
-
Donc vous voyez comment ça se passe
de manière infiniment différente.
-
Et enfin, le Coran, hé bien il est révélé
en arabe
-
et l'arabe doit rester la langue
du Coran.
-
Alors on peut traduire, non pas le Coran,
mais le sens du Coran.
-
Et néanmoins, ça, ça se voit
dans les manuscrits aussi
-
que l'on montre, qui sont des manuscrits
avec une traduction intralinéaire.
-
Donc sous l'arabe, il y a des mots,
par exemple en persan, en farsi,
-
et un mot sous un mot, mais ça ne fait
pas vraiment une phrase.
-
Et en tout cas, le Coran se dit
et se psalmodie en arabe.
-
EK: Est.ce que ces discussions
que vous avez,
-
ou ses conférences que vous faites,
sont bien accueillies?
-
Est-ce qu'il y a de la bonne volonté
dans ce travail de transposition,
-
ou est-ce que vous sentez qu'il y a
des résistances?
-
BC: Non, j'ai trouvé que c'était
magnifiquement accueilli,
-
mais il faut dire que Marseille
est une ville extraordinaire.
-
Et en l'occurrence, ce qu'il y avait
de si passionnant, c'est que
-
les lycées confessionnels venaient écouter
et écouter de manière croisée,
-
et préparaient les choses.
-
Donc ça, c'était vraiment
très intéressant.
-
Il y a eu d'autres conférences,
il y a eu --
-
Heinz Wismann est venu parler
avec Martin Rueff --
-
EK: Oui, il a écrit il y a quelques années
Penser entre les langues,
-
BC: Voilà.
EK: Où il raconte son itinéraire
-
entre la langue allemande,
la langue française et la langue grecque,
-
BC: Oui.
EK: qui a formé sa pensée de l'autre,
-
très justement.
-
BC: Oui, j'ai moi-même eu
une conversation, un dialogue,
-
avec Magyd Cherfi, qui a écrit
Ma part de Gaulois
-
et c'était aussi très intéressant:
bon, voilà.
-
Et puis il va y avoir bientôt
une conférence d'Alain Badiou
-
sur "Traduire La République", donc il a
hyper-traduit La République de Platon
-
et en a fait quelque chose de contemporain
et de f...
-
je ne sais pas s'il faut que je dise
que c'est fondamentalement différent
-
ou que c'est une appropriation extrême
-
par l'aujourd'hui
et par la pensée de Badiou
-
de la pensée de Platon.
-
Et puis il y a, en ce moment même,
deux traducteurs en résidence,
-
grâce au CNL, grâce --
qui ont une bourse pour traduire
-
Le monolinguisme de l'autre
de Jacques Derrida,
-
l'un vers l'hébreu
et l'autre vers l'arabe.
-
Et ils vont réfléchir aux difficultés
croisées qu'ils ont pu rencontrer.
-
EK: Est-ce qu'il y a des cas
où la traduction est tellement bien faite
-
qu'elle va s'imposer et devenir
infidèle à l'original?
-
Ou plutôt, l'original deviendra
infidèle à la traduction,
-
comme le dit Borges?
-
BC: Oui, c'est une phrase de Borges.
-
Hé bien vous voyez, je pense que
la Vulgate est un cas de ce genre.
-
C'est-à-dire que la Bible,
pour les chrétiens,
-
c'est le latin de la Vulgate;
or jamais le Christ n'a parlé latin.
-
EK: Alors justement, ça c'est un problème
qu'on retrouve aussi en sciences,
-
parce que vous êtes dans
la Conversation scientifique,
-
donc il faut qu'on parle un petit peu
de science. BC: Oui.
-
EC: Si on prend la physique, par exemple,
-
le langage naturel ou
le formalisme naturel de la physique,
-
ce sont des équations.
-
Est-ce que ça a du sens, pour vous,
de tenter d'imaginer ce qu'elles diraient
-
si elles pouvaient parler?
-
C'est-à-dire, est-ce que ça a du sens
d'essayer de traduire la physique
-
dans la langue commune, quitte à
la retravailler, à la critiquer,
-
puisque ce que dit la physique n'est pas
déjà contenu dans le langage.
-
Souvent, elle contredit le langage.
-
Est-ce que la vulgarisation,
comme on l'appelle,
-
vous paraît être une démarche qui relève
de la traduction en général,
-
du déménagement, de la métaphore,
justement?
-
BC: Oui, je dirais même, la vulgarisation
ne se fait pas de la même manière
-
dans chacune des langues.
-
Et ce qui me paraît très intéressant,
c'est de travailler le rapport
-
entre une équation et les métaphores
qui servent à dire ce qu'elle dit.
-
Et ces métaphores ne sont pas les mêmes
dans les différentes langues.
-
Je pensais, enfin, il y a un article
du Dictionnaire des intraduisibles
-
qui n'a jamais été écrit, parce que
c'est un article en quelque sorte maudit,
-
parce que je l'ai demandé successivement
à Ricoeur, à Derrida, Lyotard,
-
à Nicole Loraux. et bon, aucun d'eux
n'a pu l'écrire.
-
C'est un article sur la métaphoricité
différentielle des langues.
-
Et je crois que cet article-là
aurait touché la --
-
le rapport aux mathématiques, et
le rapport à la physique, et
-
le rapport à cette langue dite universelle
qui est le calcul.
-
EK: Oui, d'ailleurs, quand on lit
la traduction
-
d'un livre de vulgarisation anglais,
par exemple, en français,
-
on voit tout de suite
que c'est une traduction.
-
BC: Oui
EK: Parce que justement, les métaphores
-
qu'utilisent les physiciens anglais
ne sont pas les mêmes que les Français,
-
le rapport aux équations,
aux mathématiques, est différent.
-
BC: Oui: la mise en visibilité
n'est pas la même.
-
EK: Barbara Cassin,
quand on parle de traduction,
-
on pose la question du statut des
langues étrangères dans l'enseignement.
-
Est-ce que vous avez des recommandations?
-
Est-ce qu'il y a des choses
qui vous choquent
-
dans les pratiques d'aujourd'hui?
-
BC: Oh, ce qui me choque,
-
c'est l'état des lieux des livres
d'enseignement de langues,
-
comme si la langue était simplement
un moyen de communication, justement.
-
Et comme si l'important, au fond,
c'était de savoir comment dire:
-
"Let's go to the pictures."
-
C'est très important, mais ce n'est pas
la peine de l'apprendre en classe,
-
ou du moins, ce n'est pas ça qu'il faut
apprendre d'abord.
-
Je trouve que d'une part, il faut que
nous soyons bien meilleurs usagers
-
des langues -- des langues vivantes,
bien plus pratiquants, et donc, pour ça,
-
hé bien, vive les séjours linguistiques
et les échanges d'étudiants, bon.
-
Et puis je pense aussi qu'il faut que
nous soyons bien plus conscients
-
qu'une lange est autre chose
qu'un moyen de communication
-
et pour ça, il faut des textes bilingues.
-
Il faut des vrais textes, autre chose
que des journaux, ou -- bon.
-
Des vrais textes, et les travailler
en bilingue.
-
Je suis pour que les manuels,
si vous voulez,
-
fassent leur part aux poèmes, par exemple,
et à la difficulté de traduire ces poèmes.
-
Et donc,
avec plus d'une traduction à côté,
-
Ça, ça me paraîtrait
un exercice formidable.
-
Et justement, savoir faire
avec les différences,
-
voilà ce qui me paraît lié
à l'enseignement de la traduction
-
et je dirais encore un mot sur la manière
dont se passe, au fond, aujourd'hui,
-
l'enseignement en France.
-
En gros, quand même, on en est toujours à:
-
"Asseyez-vous et taisez-vous,
et si vous parlez, parlez français."
-
Hé bien, si au lieu de dire ça, on faisait
-- on posait la question:
-
"Quelle langue parlez-vous? Peut-être
parlez-vous plus d'une langue:
-
laquelle? lesquelles?"
-
EK: Et vous êtes sure que ça ne se passe
pas comme ça?
-
BC: Non, je pense que ça se passe
de plus en plus, mais
-
qu'il faut que ça se passe de manière,
disons, favorisée officiellement.
-
EK: Est-ce qu'il y a des raisons pour que
une population, par exemple les Français,
-
soient mauvais, comme on le dit souvent,
en langues étrangères?
-
Est-ce que c'est lié à leur rapport
à leur propre langue
-
qu'ils considéreraient comme meilleure
que les autres?
-
Est-ce que c'est de la suffisance?
-
Est-ce que c'est un problème
d'enseignement, de culture?
-
BC: Je pense que c'est tout ça à la fois.
-
Il y a un problème d'enseignement,
c'est-à.dire qu'on n'enseigne pas assez
-
à parler, communiquer en langue, donc
en l'occurrence, les échanges européens
-
sont fondamentaux, bon, et ailleurs.
-
Et ensuite, on n'enseigne pas assez
la culture des autres langues,
-
sauf quand on est loin
dans l'étude d'une langue.
-
Mais d'emblée, non.
-
Moi, je me souviens de Daffodils:
j'adorais ce mot,
-
j'adorais qu'il y ait Daffodils, ce poème,
dans mon livre d'anglais.
-
Aujourd'hui, quand je regarde
les livres d'anglais
-
de mes enfants et de mes petits-enfants,
il y a plus rien qui ressemble à ça.
-
[MUSIQUE] EK: c'est la fin
de cette émission, Barbara Cassin,
-
merci d'être venue.
-
J'ai l'impression, en vous écoutant, que
finalement, la traduction,
-
c'est une affaire d'amour, non?
-
BC: Oui, c'est une affaire d'amour --
EK: Vous êtes d'accord avec ça?
-
BC: Oui, mais alors ajoutons que,
à ce moment là, la politique aussi
-
est une affaire d'amour.
EK: Ça ne se voit pas tous les jours [RIRES].
-
Merci, Barbara Cassin.
-
C'était la Conversation scientifique
avec la collaboration de Cyril Baert,
-
à la réalisation, Laetitia Coïa
et à la technique, Myriam Guyot.
-
[MUSIQUE]
-
EK: Tout de suite, c'est-à-dire
dans quelques instants,
-
vous retrouvez Antoine Guillot
pour le rendez-vous "Cinéma"
-
de France Culture.