Le jeu, un monde bien réel ! | Maude Bonenfant | TEDxCannes

Comment expliquer la croissance des jeux vidéo dans notre société ? Que cherchons-nous dans ces mondes fictifs aux rapports sociaux parfois complexes ? Le jeu est un monde bien réel avec ses caractéristiques et ses enjeux. Maude Bonenfant nous éclaire sur les principes et les mécaniques de cet objet culturel en pleine expansion, en direct de Montréal. Professeure-chercheuse et directrice du groupe de recherche Homo Ludens à l'UQAM, elle a consacré une partie de ses recherches à l’étude des communautés de joueurs en ligne.

Cette présentation a été donnée lors d'un événement TEDx local utilisant le format des conférences TED mais organisé indépendamment. En savoir plus : http://ted.com/tedx

24 mai 2006 : je viens de découvrir
le jeu World of Warcraft.

Apparemment il y a des millions de joueurs
qui naviguent dans l'univers du jeu.

Ils passent des heures
par semaine à jouer,

parfois même pendant des années.

Je ne comprends pas pourquoi
ces jeunes passent autant de temps

avec des inconnus
au lieu d'être avec leurs amis.

Je me demande ce qu'ils trouvent
dans ce monde virtuel

et ce qu'ils vont chercher
dans ces rapports sociaux distants.

A suivre...

30 mai 2006 : après une semaine de jeu,

je dois avouer, je suis étonnée de voir
des inconnus m'aider pour combattre.

Plusieurs joueurs m'ont même
donné gratuitement des buffs,

un genre de sort positif.

La plupart du temps,
je ne les connais même pas.

Ce genre de comportement
m'intrigue beaucoup

parce que je croyais que les joueurs
étaient dans un mode compétitif

et qu'ils ne cherchaient
qu'à être les meilleurs.

16 octobre 2008 :

je vois passer
une vingtaine d'avatars nus

Dans le chat, on m'explique que c'est
une initiation pour les petits nouveaux.

Pourquoi perdre du temps
à faire des niaiseries au lieu de jouer ?

J'imagine que c'est pour souder
les liens dans la guilde.

Pour mieux comprendre,
j'entre dans une guilde.

A suivre...

29 octobre 2008 :

depuis mon entrée dans la guilde,
tout le monde m'aide.

On me donne de l'équipement, on m'invite
dans des quêtes, on m'aide à progresser,

on m'invite même
à un bal masqué pour Halloween.

31 octobre 2008 :

j'ai sorti mon équipement le plus
improbable pour faire rire les autres.

En communiquant par le chat vocal,
j'ai l'impression d'être à côté d'eux

et de développer des liens d'amitié.

(Musique)

19 mars 2009 : après avoir passé autant
de temps avec les joueurs de ma guilde,

à être heureuse de nos réussites,

déçue d'avoir échoué un donjon

et même à m'être fâchée
contre les joueurs désagréables,

je comprends que ce monde
n'est pas virtuel, il est bien réel.

J'ai découvert que le jeu
est comme une société,

une continuation de ce que nous sommes.

(Musique)

30 janvier 2015 :
je suis Maude Bonenfant,

professeur en communication
sociale et publique à l'UQAM,

je fais des recherches
sur la communication,

la socialisation et les représentations
dans les jeux vidéo.

Norbert Barré : Bonjour Maude.

MB : Bonjour !

NB : Vous êtes à Montréal
et vous roulez de manière autonome

sur la scène du TEDxCannes.

MB : C'est bien vrai.

NB : Alors, Maude, quel est ce fameux
homo ludens dont vous nous parlez ?

MB : En fait l'homo ludens,
c'est l'humain qui joue

et donc c'est celui qui va jouer
à des jeux vidéo,

à des jeux sur table, des jeux de rôle,

des jeux avec des enfants,
même avec le chien...

Il faut comprendre qu'avec le jeu,
c'est comme un engrenage

et en fait, dans un engrenage,
pour qu'il fonctionne,

il faut qu'il y ait justement
un espace de jeu,

et donc s'il n'y a pas cet espace de jeu,
l'engrenage se coince.

C'est la même chose avec le jeu,
en fait, il faut des règles,

mais au sein des règles,
il faut un espace de jeu,

un espace de liberté pour les joueurs

pour qu'ils puissent poser des choix

et donc à ce moment-là,
il y a expression du jeu,

et donc qu'est-ce que l'homo ludens ?

C'est celui qui s'approprie cet espace
de jeu, cet espace de liberté dans sa vie.

NB : Alors dans les entreprises,
dans le sport, dans l'armée,

voire dans l'éducation,
il y a de plus en plus de domaines

qui utilisent les principes du jeu vidéo.

Pour quelles raisons, d'après vous ?

MB : D'abord une des caractéristiques
principales du jeu est la motivation.

C'est motivant de jouer,
c'est stimulant, c'est plaisant.

Et donc c'est un lieu parfait
pour l'apprentissage

puisqu'on est motivé,
aussi à faire des actions,

on fait faire des choses aux gens,

et donc ils n'ont pas nécessairement
à prendre pleine conscience

de ce qu'ils sont en train de faire

parce que ça s'inscrit
dans leur comportement.

On leur fait faire des actions
et ainsi ils apprennent.

Donc, d'un autre côté, si les jeux
peuvent être des jeux de simulation,

ça peut être aussi des lieux très fictifs,
très créatifs, féériques même

et donc on vient capter l'attention.

Ça aussi, c'est un moyen idéal
pour des apprentissages.

NB : Alors en quoi
les mécaniques du jeu vidéo,

les mécaniques de progression,
de récompenses,

voire de dépendance sont-elles
symptomatiques, d'après vous,

de notre époque ?

MB : Si on reprend la réponse précédente,

on voit que le jeu, c'est un lieu
qui motive à faire des actions

dans un contexte plaisant.

On a du plaisir à jouer.

Donc dans notre société de plaisir,
le jeu s'inscrit tout à fait parfaitement.

Par ailleurs, dans le jeu,
il y a beaucoup de récompenses

et donc, c'est très gratifiant de jouer.

On sait très rapidement
quelles actions qu'on a faites

sont bonnes ou mauvaises
et les objectifs sont très clairs.

Donc on fait une bonne action,
on a une récompense.

Dans un monde
qui est parfois un peu ambigu,

où on ne connaît pas nécessairement
les effets de nos actions,

le jeu peut paraître rassurant
dans ce sens-là.

L'autre élément de réponse,
c'est intéressant,

c'est la culture participative
dans laquelle on vit :

depuis 15-20 ans, on sait
avec l'explosion du web 2.0

au début des années 2000,

on ne veut plus seulement
être des spectateurs,

on veut être des acteurs et donc,
le joueur participe, est acteur.

Et donc en ce sens-là, le jeu répond
aussi très très bien à notre époque.

NB : Dans le domaine du jeu,
on parle de gamification, ludification,

on parle aussi de quantification de soi.

Finalement, ça s'apparente un petit peu
au tracking comportemental.

Qu'en pensez-vous ?

MB : Oui, c'est la quantification de soi,
c'est une quantification des actions.

Et comme je l'expliquais tantôt, le jeu,
c'est un espace de liberté,

une marge de créativité
qu'on laisse aux joueurs.

La simple accumulation de points
ne peut pas être considérée du jeu.

On parle plutôt de gamification en anglais
ou de ludification,

ce n'est pas vraiment du jeu.

Ça devient des stratégies
très performantes

pour changer les comportements

parce qu'il y a
des récompenses très claires :

vous faites l'action
qu'on veut que vous fassiez,

on vous donne un point
ou une récompense, etc,

donc ça vient cautionner
un certain comportement.

Mais il faut se poser des questions :

quels sont les objectifs,
quelles sont les visées,

qui énonce ces visées-là,

et quel genre de comportement
on vient normaliser

avec ces stratégies de ludification.

En arrière, c'est vraiment
l'idée de l'humain :

est-ce qu'on a l'idée d'un joueur
qui s'approprie son espace de liberté,

qui est libre, qui contrôle sa vie
ou au contraire,

c'est quelqu'un qu'on veut venir contrôler

et dont on veut influencer
le comportement.

En ce sens-là,
il faut toujours garder en tête

que le jeu n'est pas toujours
si inoffensif

qu'on voudrait bien le croire.

NB : Et qu'en est-il de la collecte
des données fournies par l'utilisateur ?

Quid de la protection de la vie privée ?

MB : C'est une excellente question,

justement, qui fait lien avec le côté
pas toujours inoffensif du jeu.

Parfois, on utilise le jeu pour aller
collecter des données personnelles.

Par exemple avec des concours,

on peut demander des informations
privées sur les gens

ou bien on va essayer d'utiliser
des stratégies de ludification

pour garder connecté, essayer d'aller
capter le maximum de données.

Donc de ce côté-là, ça peut être
dangereux, donc il faut rester vigilant.

Par ailleurs,
dans le contexte du jeu vidéo,

on se rend compte qu'il y a
une banalisation de la surveillance.

Les joueurs sont habitués à savoir
qui joue, quand, à quel moment,

à quel jeu, etc.

et cette banalisation de la surveillance
va être transférée

à l'extérieur du contexte du jeu

et à un moment donné,
on n'a plus assez le souci

de cette captation massive de données.

Les solutions à mettre en avant,
c'est évidemment une législation

pour venir légiférer sur cette captation
de données personnelles

et sur l'utilisation qui va être faite
de ces données-là.

Il faut les protéger.

NB : D'accord. On a l'impression
que le monde du jeu vidéo,

c'est quand même le monde du virtuel

et qu'on agit au travers d'avatars.

Là aussi, quid de la transposition
dans le monde réel ?

MB : En fait le virtuel,
d'un point de vue étymologique,

c'est ce qui est en puissance,
ce qui n'a pas lieu.

En fait, quand je suis dans un jeu vidéo,

ça a lieu, c'est très réel, très actuel,
il y a des effets très concrets.

Par exemple, les émotions :
si je suis fâchée en jouant,

je suis réellement fâchée,
ce n'est pas du tout virtuel.

Tout ce qui est des affects
ou des apprentissages,

comment on va faire,
toutes les expériences,

sont très réels comme la socialisation.

Donc, dans mes études,
je me suis rendu compte

que les joueurs, même s'ils ne se sont
jamais vus en face à face,

vont parler de leurs amis et donc
développent des amitiés très réelles

et même certains vont rencontrer
leurs amoureux en ligne.

En ce sens-là, c'est tout à fait réel,

aussi réel que moi
dans ce robot présentement.

NB : Maud, comment voyez-vous
le jeu vidéo dans dix ans ?

MB : Dans 7 mois, ça va faire 15 ans
que je travaille sur le jeu

et j'ai vraiment vu une évolution :

il y a vraiment une croissance du jeu
dans notre société.

Ça passe par exemple
par une acceptabilité sociale :

c'est de plus en plus accepté,
il y a de plus en plus de joueurs.

Et donc on a de moins en moins
de préjugés négatifs par rapport au jeu.

Le langage ludique aussi :
on s'habitue beaucoup,

on le voit, c'est utilisé
beaucoup en marketing

et donc on comprend rapidement
ce qu'on attend de nous

avec un système de points.

Dans ce domaine-là, on va voir
le jeu de plus en plus présent.

Du côté de l'industrie du jeu vidéo,

on sait qu'on a des compagnies
majeures en jeux vidéo,

mais aussi toutes sortes
de petites compagnies indépendantes

qui créent des jeux
intéressants et stimulants,

qui vont chercher
toutes sortes de joueurs

avec toutes sortes de thématiques.

Donc le jeu vidéo est appelé à croître

certainement dans les prochaines années.

Et si on regarde vraiment dans dix ans,

il faut voir la réalité virtuelle arriver.

Donc l'Homo Ludens, dans dix ans,
aura un casque de réalité sur la tête

et peut-être même un robot,
qui sait, on verra.

NB : Merci, merci beaucoup, Maud,
pour votre intervention.

(Applaudissements)