Je suis née un certain 28 juillet
de l'année 1988,
et comme pour des milliers d'autres
petites filles nées ce jour-là,
avant ou même après moi,
un contrat tacite avait été pré-établi
entre les différentes parties,
à savoir mes parents et la société.
Ce contrat comprenait :
une chambre ornée de rose,
un abonnement aux Polly Pocket, pour
trois ans, renouvelable et sans condition,
une inscription au club
de gymnastique du coin,
ainsi qu'une garde-robe qui ne contenait
évidement que des robes.
Ce contrat te permet à toi,
jolie petite fille,
calme, douce, docile et sensible,
de choisir parmi un large panel
de métiers,
tels que secrétaire, infirmière
ou encore puéricultrice.
Oh ne vous inquiétez pas messieurs,
ça fonctionne exactement pareil pour vous.
Chambre bleue,
Action Man,
inscription au club de rugby,
et ingénieur.
Allez hop, emballez, c'est pesé.
Tout était donc prêt.
La petite fille que j'étais n'avait qu'à
apposer sa signature au bas du contrat,
sauf que cette petite case qu'on
lui avait décernée à la naissance
était en fait bien trop étroite
pour accueillir ses envies et ses rêves.
Des rêves à l'époque peu communs
pour une petite fille, c'est vrai,
mais cette gamine a tout simplement
fait le choix
de faire ce qu'il lui plaisait
dans la vie.
Rétrospectivement,
je me dis que c'était le choix
le plus judicieux que je puisse faire
parce qu'en fait, on n'est jamais
aussi heureux et épanoui
que lorsque ce contrat est fait
sur mesure.
J'ai donc personnellement élaboré
un contrat, mon contrat,
dont la clause numéro 1 -
plutôt la première promesse
que je m'étais faite à moi-même -
était de devenir un jour
footballeuse professionnelle.
Footballeuse professionnelle.
Footballeuse professionnelle !
(Rires)
(Applaudissements)
J'entends encore mon père me dire :
« Je suis désolée, ma puce,
mais ça n'existe pas pour les femmes.
- Mais pourquoi Papa ?
- C'est comme ça. Ça n'existe pas
pour les femmes.
- Mais si Papa, ça doit
forcément exister !
Et puis ça existe même, c'est juste
que tu connais pas, c'est tout. »
Mon père, désolé, avait pourtant raison :
en France dans les années 90,
les femmes n'étaient pas
des joueuses professionnelles.
Elles avaient même du mal à trouver
un club avec une section féminine.
Il faut dire que de 1941 à 1971,
elles n'avaient même pas
le droit de jouer au football.
D'ailleurs, au début du 20e siècle,
les médecins déconseillaient aux femmes
la pratique sportive en général,
sous prétexte que ça pourrait endommager
leur appareil de procréation.
Ça par exemple, c'est ce qu'ils
qualifiaient de « machine à stérilité ».
D'autres encore assimilaient la bicyclette
à une pratique masturbatoire.
(Soupir)
Et en réalité, le vélo a surtout été
un outil émancipateur pour la femme.
Vestimentairement d'abord,
avec le raccourcissement des jupes,
et l'autorisation de porter le pantalon,
et puis moralement, une façon
de s'éloigner du foyer,
une première liberté acquise.
Vous connaissez aussi probablement
Pierre de Coubertin,
l'homme qui a restauré
les Jeux Olympiques,
mais savez-vous ce qu'il disait ?
Il disait :
« Une olympiade femelle serait impratique,
inintéressante,
inesthétique et incorrecte.
Les JO doivent être réservés aux hommes,
le rôle des femmes devrait être avant tout
de couronner les vainqueurs. »
(Huées du public)
(Elle rit)
Ahh, l'esprit olympique !
Mais au fait, c'est quoi les principes
de l'olympisme ?
Eh bien, par exemple, l'article 4
de la charte olympique dit que :
« la pratique du sport
est un droit de l'homme,
chaque individu doit avoir
la possibilité de faire du sport,
sans discrimination d'aucune sorte. »
« La pratique du sport
est un droit de l'homme. »
Et si on réécrivait cette phrase...
avec un grand H ?
Vous ne trouvez pas ça mieux ?
En 1990, les femmes avaient tout juste
obtenu le droit de jouer au football,
alors de là à en vivre,
c'était carrément du grand délire.
Toujours est-il que je trouvais ça
profondément injuste,
et que je continuais à crier à qui
voulait bien l'entendre
qu'un jour je serais
footballeuse professionnelle.
Papa,
tu verras, un jour je serai
footballeuse professionnelle.
Il faut dire que le football,
je suis tombée dedans toute petite,
c'est une passion viscérale, le genre de
truc dont on a du mal à se débarrasser.
Sur cette photo, c'est l'anniversaire
de mes quatre ans,
et si je fais cette tête,
c'est parce que je ne comprends pas
pourquoi j'ai eu une Barbie
alors que je voulais un ballon de foot.
Mordue quoi !
Les journalistes m'ont souvent demandé :
« Mais pourquoi le football ?
Vous aviez un papa footballeur ?
- Non, pas spécialement.
- Ah, un grand frère alors ?
- Non plus, c'est moi l'aînée
de la famille.
- Bah v'là aut'chose !
Vous êtes sûre que vous n'aviez pas
un cousin ou un oncle qui joue au foot ? »
(Elle soupire)
Aujourd'hui je n'ai plus du tout envie
de me justifier parce qu'en fait,
le football a toujours eu pour moi
le goût de l'évidence.
D'ailleurs, soit dit en passant,
je ne suis pas sûre que ce journaliste
m'aurait posé la même question
si j'avais fait de la danse ou de la gym.
Bon, toujours est-il que
j'avais choisi le foot,
que le foot m'avait choisie,
je ne sais plus trop.
Et que j'allais tout faire, tout faire,
pour atteindre mes rêves.
Des rêves de Ligue des champions
et d'équipe de France,
des rêves de coupe aux grandes oreilles
et de maillot bleu,
des rêves de stades qui scandent ton nom
quand tu viens de planter un but.
Bien sûr, ces rêves n'étaient pas
du goût de tout le monde dans ma famille,
ma grand-mère a tenté à maintes reprises
de me remettre dans le droit chemin,
notamment en m'offrant des robes,
à chaque Noël.
Wouhou !
Des robes qui ont évidemment toutes fini
en lambeaux et je n'avais aucune excuse
si ce n'est que jouer avec une robe
au foot, c'est tout à fait inapproprié.
Je passais donc tout mon temps libre
à jouer au foot
et puis quand je n'avais pas de copain
pour jouer avec moi,
je chargeais mon pauvre petit frère
d'une mission absolument ingrate :
compter mes jongles
et établir mes records.
Oui j'ai vraiment fait ça.
« 512, 513, 514...
- Tu rigoles ou quoi,
je suis au moins à 600,
t'as pas appris à compter au CP
ou quoi ? »
Bon je vous rassure,
il s'est bien vengé plus tard.
Et comme tous les enfants,
j'ai eu le droit des dizaines de fois
à cette fameuse question :
« Alors, qu'est-ce que tu veux faire
quand tu seras grande ?
- Footballeuse professionnelle. »
Les gens étaient d'abord assez perplexes
et puis ils se tournaient très vite
vers mes parents en s'esclaffant :
« Ahahah, mais quel garçon manqué ! »
« Quoi ?
Il me manque quelque chose ? »
On aurait malencontreusement interverti
mon bracelet à la maternité ?
Je ne comprends pas.
Dites, vous en connaissiez vous
à l'école des filles
qui se faisaient traiter
de garçons manqués ?
Je vous pose vraiment
la question, allez-y,
levez la main ceux qui parmi vous
ont déjà été témoins d'une telle scène.
Ouais, ouais, je vois qu'il y en a
un paquet.
Alors faisons un peu de théorie.
Des chercheurs en psychologie font
la distinction entre le sexe biologique,
c'est-à-dire le sexe plus ou moins
fixé à la naissance,
et le genre psychologique des individus,
la façon dont une personne se définit
indépendamment de ce sexe biologique.
Par exemple, en termes de traits
de personnalité ou de comportement.
Si on reprend le continuum de la féminité
et de la masculinité
qui était fréquemment employé
avant les années 70,
le garçon manqué serait en fait
un individu de sexe biologique féminin
qui adopterait des comportements
ou attributs sociaux
typiquement liés aux hommes.
Par exemple, si vous mesdames,
vous aimez parler fort ou regarder des
matchs de foot en buvant une bonne bière,
il y a de fortes chances que
vous soyez catégorisée à votre insu
comme un garçon manqué.
Heureusement, les travaux de Sandra Bem
qui était une psychologue américaine,
ont mis sur la table le concept
d'androgynie,
le fait de posséder à la fois
des caractéristiques psychologiques
masculines et féminines.
Pour elle, les dimensions
de masculinité et de féminité
était deux dimensions distinctes
et indépendantes.
Ainsi, un individu, quel que soit
son sexe biologique,
peut se positionner fortement
sur la dimension de féminité
ou de masculinité,
ou sur les deux dimensions en même temps.
Et en fait, on peut se positionner
à peu près n'importe où sur ce graphique.
D'ailleurs, dans un monde utopique,
l'idéal d'un point de vue psychologique,
serait que rien ne soit considéré
comme masculin ou comme féminin,
et qu'au contraire,
la diversité soit valorisée.
Sauf que les attentes sociales
vis-à-vis des hommes et des femmes
dans notre société sont telles
que très peu d'entre nous osons
exploiter cette possibilité.
L'ensemble de ces possibilités.
Il est plutôt attendu d'un homme qu'il
soit compétitif, ambitieux et indépendant,
tandis qu'il est plutôt attendu
d'une femme
qu'elle soit bienveillante,
à l'écoute des autres et compatissante.
En fait, chaque individu est restreint
à jouer sur une seule moitié de terrain,
celle correspondant à son sexe biologique.
À droite, la moitié de terrain
réservée aux femmes.
À gauche, la moitié de terrain
réservée aux hommes.
Mais qui aurait envie de jouer
sur une moitié de terrain
alors qu'il pourrait en utiliser
la totalité ?
Qui aurait envie de faire le marathon
à cloche-pied plutôt qu'en courant ?
Personne !
Et puis, c'est pas seulement
une restriction psychologique,
c'est aussi une restriction
des libertés individuelles.
C'est une abstraction
des potentiels humains.
En fait, on joue sur une moitié de terrain
dans pas mal de domaines.
À l'université, les femmes sont
très nombreuses en langues,
en sciences humaines et sociales,
et à l'inverse, les hommes sont
omniprésents en STAPS,
c'est-à-dire faculté de sport,
ou en sciences fondamentales : biologie,
[astronomie], physique, chimie etc., etc.
Dans le monde professionnel,
c'est pareil :
si on trouve beaucoup d'hommes ouvriers
du bâtiment ou encore ingénieurs,
très peu sont en revanche secrétaires
ou encore assistants maternels.
Alors bien sûr, la palme revient
au contexte sportif
parce que le cyclisme, le rugby
ou encore le football
sont presque exclusivement
l'affaires des hommes,
alors que la danse, la gymnastique
ou encore la natation synchronisée
sont presque exclusivement
l'affaire des femmes.
L'erreur ici
serait de penser que ces différences
sont uniquement dues
à des différences biologiques.
Parce qu'en fait,
elles sont également
construites socialement.
Et pour preuve, dans le contexte
sportif justement,
cette répartition inégale des effectifs
est observable avant même l'âge de 12 ans.
C'est-à-dire avant même que les processus
de maturation liés à la puberté
ne mènent à de réelles
différences physiques
entre les filles et les garçons.
Pour ma part,
le football a été une vraie école de vie.
Ce sport et les gens
que j'y ai rencontrés,
m'ont appris à être résiliente,
Ils m'ont aussi inculqué le goût
de l'effort et du travail bien fait,
sans quoi la réussite n'est pas possible.
Je ne saurai vous dire combien
de tours de terrain j'ai pu faire,
des milliers sûrement,
tout ça pour avoir le ballon dans
les pieds une minute par match,
90 minutes de jeu et seulement une minute
où l'on touche individuellement
ce foutu ballon.
Tant d'efforts pour une
si maigre récompense.
J'ai aussi dû répéter un million de fois
les mêmes gestes,
contrôle, passe, remise de volée,
de demi-volée, amorti de poitrine.
Sans compter tout le travail athlétique.
Un travail acharné, qui m'a permis,
à 20 ans,
de signer mon premier contrat en tant que
joueuse professionnelle de football,
et également de décrocher ma première
sélection en équipe de France.
C'était en 2009, et en 2009,
ce premier contrat professionnel
s'élevait à 400 euros net par mois.
400 balles.
Et c'était un travail à temps plein
avec 6 à 8 entraînements par semaine,
les déplacements, les matchs le week-end,
les cours à la fac...
Pour d'autres, c'était pire encore,
parce les entraînements s'additionnaient
à une journée de 8 heures de boulot,
des repas qui sautent le midi pour caler
une séance manquante,
la course en sortant du travail le soir,
enfiler son équipement dans la voiture,
et je vous épargne les conditions parfois
déplorables d'entraînement ou de voyage.
Malheureusement, cette situation
est encore le quotidien
de nombreuses footballeuses
professionnelles en France,
avec un rapport
investissement / rémunération
complètement déséquilibré.
Pour ma part, j'ai eu la
très grande chance de jouer
dans l'un des plus grands clubs d'Europe,
l'Olympique lyonnais,
où les conditions et les structures sont
réellement dignes d'un club pro,
et pour ceux qui ne connaitraient pas,
et bien c'est peu l'équivalent
du Barça chez les garçons.
Autant vous dire que c'est un rêve
de gosse qui s'est réalisé.
À 20 ans donc, la première partie
de mon contrat était remplie.
Mais en 2011,
alors que ma carrière aurait dû décoller,
je me blesse gravement au genou.
Une grosse désillusion.
Mais pas un coup d'arrêt.
J'ai profité de ce répit sportif
pour élaborer la deuxième
clause de mon contrat,
cette clause numéro 2, plutôt la seconde
promesse que je m'étais faite à moi-même,
c'était d'obtenir un doctorat en parallèle
de ma carrière de footballeuse.
Le sujet de ma thèse ?
Les stéréotypes sexués dans le sport,
évidemment.
Comprendre les mécanismes
psychologiques et sociaux
impliqués dans les inégalités en sport.
Mettre enfin des mots et des théories sur
ce que je vivais en réalité au quotidien.
Simone de Beauvoir disait très justement :
« On ne naît pas femme, on le devient. »
Depuis la naissance, on nous encourage,
nous, petites filles,
mais aussi vous, petits garçons,
à adopter des comportements
appropriés à notre sexe.
On nous apprend en fait à devenir de
vrais hommes et de vraies femmes.
Tous les jours, tous les jours,
nous sommes bombardés de stéréotypes :
en allumant la télé, en naviguant
sur internet, en marchant dans la rue
ou encore au détour
d'une conversation familiale.
Et si cette image nous fait sourire,
c'est qu'on comprend très bien
ce qu'elle sous-entend,
et que donc nous avons bien appris
notre leçon.
À notre décharge, ces stéréotypes nous
sont même enseignés à l'école primaire,
où l'on est censé apprendre des valeurs
telles que celles liées à l'égalité.
Pas plus tard qu'il y a trois mois,
je faisais une intervention
dans une école primaire
pour parler d'égalité avec les enfants,
je demande à la maitresse de prendre
n'importe quel manuel scolaire
et de l'ouvrir à n'importe quelle page.
Et voici ce sur quoi je suis tombée :
« Nulle en calcul. »
Ou autrement dit :
« Toi, petite fille nulle en calcul. »
Voilà donc ce qu'on apprend à nos enfants.
On leur apprend tant
et si bien ces clichés
que même ceux qui n'y adhèrent pas,
même ceux qui ne les croient
pas vrais pour eux,
peuvent en être affectés.
C'est ce qu'un psychologue américain,
Claude Steele, a appelé
« la menace du stéréotype ».
Pour bien comprendre ce qu'est
cette « menace du stéréotype »,
nous allons prendre un exemple.
Tenons-nous en au stéréotype
qui veut que les femmes
ne soient pas douées en mathématiques.
Prenons maintenant deux groupes mixtes,
d'un très bon niveau en mathématiques,
à qui on décide de faire passer
un examen de mathématiques complexe.
À un groupe, on dit aux participants que
le test n'a jamais montré de différences
entre les hommes et les femmes.
À l'autre groupe, on dit aux participants
que le test a déjà montré
des différences entre les hommes
et les femmes.
Autrement dit dans ce second groupe,
on active le stéréotype négatif
vis-à-vis des femmes en mathématiques.
À votre avis, quels seraient
les résultats ?
Eh bien, en fait, cette étude a réellement
été conduite aux Etats-Unis,
et si dans le premier groupe aucune
différence significative n'est apparue
entre les hommes et les femmes,
dans le second groupe en revanche,
les femmes ont obtenu des performances
plus faibles que les hommes.
En résumé, lorsqu'un stéréotype négatif
à l'égard d'un groupe social
ou d'une personne est activé
dans une situation d'évaluation,
les individus ciblés par le stéréotype
craignent de confirmer la croyance.
Ce qui génère chez eux de l'anxiété
et les conduit à sous-performer.
Ce qu'il faut savoir, c'est que ce type
d'études a été répliqué
dans d'autres domaines,
sportif ou académique,
et que des résultats similaires
ont été obtenus.
Et si je vous parle de tout ça, c'est
parce qu'on peut aisément comprendre
que dans un domaine où on se sent menacé,
on renonce plus facilement que
dans un domaine où on se sent favorisé.
Alors si vous vous demandez
pourquoi en 2016,
le nombre de femmes astronautes
ou encore pilotes de chasse
peut se compter sur les doigts d'une main,
la réponse se trouve peut-être
du côté des stéréotypes.
Aujourd'hui,
je dirais à cette petite fille
que nos seules limites
sont finalement celles que l'on s'impose.
Je lui dirais de faire ce qu'il lui plaît
dans la vie, le plus souvent possible,
et je lui dirais surtout de ne jamais
laisser personne lui dire
qu'elle est quelqu'un de manqué.
Beaucoup de gens lui disaient que c'était
impossible, qu'il fallait faire un choix,
mais le 16 juin 2016, la petite fille
devenue grande
a obtenu son doctorat
en psychologie du sport
en parallèle de sa carrière
de footballeuse.
Alors, pourquoi pas ?
Je voudrais conclure ce TED en vous disant
que si j'avais écouté tous les gens
qui me disaient que c'était impossible,
si je m'étais conformée
à ce que cette société
attendait de moi en tant que petite fille,
je serais probablement passée à côté
des meilleurs moments de ma vie.
Merci.
(Applaudissements)