[MUSIQUE GENERIQUE]
La conversation scientifique,
par Etienne Klein.
Aujourd'hui, que veut dire "traduire"?
Etienne Klein: Grand lecteur
et grand traducteur,
Valéry Larbaud était entouré de livres
qu'il avait fait relier dans une couleur
qui était fonction de la langue
dans laquelle ces livres étaient écrits :
les romans anglais étaient reliés en bleu,
les espagnols en rouge,
les allemands en vert, et ainsi de suite.
Il s’agissait de donner à voir
que les langues ne sont pas neutres,
qu’elles colorient les textes d’une façon
si singulière et si intense
qu’aucune œuvre ne peut être considérée
comme indépendante
de sa langue originelle.
Pourtant, bien sûr, des transformations
en forme de passerelles sont possibles,
mais elles relèvent toujours
d’une opération délicate : la traduction.
"Tout le travail de la traduction,"
écrivait le même Valéry Larbaud,
"est une pesée de mots.
Dans l’un des plateaux nous déposons
l’un après l’autre les mots de l’auteur,
et dans l’autre nous essayons tour à tour
un nombre indéterminé de mots
appartenant à la langue
dans laquelle nous traduisons cet auteur,
et nous attendons l’instant
où les deux plateaux seront en équilibre".
Fin de citation.
Mais est-ce bien ainsi qu'il faut
concevoir la traduction?
Une opération de pesée toute en finesse,
à la fois rigoureuse et littéraire?
Ce qui est certain,
c'est que la traduction n'est nullement
un petit événement inoffensif
qui serait accessible à coups
de petits logiciels.
Elle est toujours une authentique
activité intellectuelle,
une sorte de savoir faire
avec les différences,
de jeu subtil avec les mots, les phrases,
le sens, les rythmes, les idées.
Traduire, c'est en somme pomper des ombres
provenant d'horizons divers.
Il n'y a pas une, mais des langues:
c'est un fait.
Dès lors, comment construire
un monde commun,
un monde où chacun soit capable
de parler à n'importe qui
et de s'en faire comprendre.
On voit bien qu'il y a deux écueils:
le premier, c'est la globalisation
des échanges,
qui nous porte à parler une espce
de "globish" pauvre,
sans âme, sans génie,
une sorte de désesperanto qui lui-même,
nous pousse vers une culture universelle,
plate, et tristement homogène;
le second, c'est la juxtaposition
de communautés linguistiques étanches,
repliées dans leurs surdités
et figées dans leurs identités.
Comment éviter ces deux pièges?
En comprenant que la diversité des langues
est une richesse, qu'elle est une chance,
mais à condition, bien sûr, de traduire.
D'où la question que va aborder aujourd'hui
notre conversation scientifique:
Que veut dire "traduire"?
Et pour répondre à cette question,
j'ai invité Barbara Cassin: bonjour.
B. Cassin: Bonjour.
EK: Bonjour, vous êtes philosophe
et philologue,
directrice de recherches au CNRS
et vous publiez Eloge de la traduction
Compliquer l'universel,
livre paru chez Fayard,
et ma première question porte
sur la couverture.
Que représente-t-elle? On voit
un panneau avec des lettres, des signes.
BC: Oui, c'est un panneau d'école
qui indique l'Ecole des Dunes.
L'Ecole des Dunes, c'était l'école
qui a été faite à Calais, et ce panneau,
ce qu'il y a d'extraordinaire ...
EK Dans la Jungle?
BC Dans la Jungle, zone sud.
Et ce panneau,
ce qu'il y a d'extraordinaire
-- c'est moi qui ai pris la photo --
c'est qu'il est dans un No Man's Land,
parce qu'il subsiste seul
après le démantèlement.
Et donc, on voit un paysage désertique,
avec de temps en temps
une chaussure qui émerge, ou une poupée
et des ordures en train de brûler,
avec une grande flèche rouge.
Et ce panneau indique "école"
dans un grand nombre de langues,
pas seulement l'anglais, mais aussi
de l'urdu, de l'arabe, 6 ou 7 langues
qui étaient les langues parlées
par les migrants dans cette Zone.
Et donc, c'est une flèche vers le vide,
le vide qui est notre accueil,
qui est notre manière d'accueillir
ces gens qui parlent diverses langues,
Sauf que, sauf que quand j'y suis allée,
le démantèlement venait d'avoir lieu,
mais l'école n'avait pas été démolie,
elle est toujours là,
et cette Ecole des Dunes,
il y avait des enfants
qui apprenaient et qui travaillaient
avec des enseignants.
Et personne ne pouvait croire
qu'il y avait encore quelque chose, là.
Mais si: il y avait encore
quelque chose là et c'est ça, au fond,
qui m'a donné le seul espoir
que j'ai pu avoir dans cette visite.
EK: Et cette école
qui continue à fonctionner,
alors qu'alentour,
c'était presque le désert.
BC: Oui, et que des voitures noires
se sont arrêtées pendant que j'y étais,
des hommes bien mis en sont sortis,
avec cravate,
et ils ont commencé par me demander
si j'étais journaliste.
J'ai dit: "Non, je suis philosophe,"
ça fait bizarre.
Et puis, ils ont passé la tête
dans l'école,
en s'attendant à ce qu'il n'y ait
plus rien ni personne.
En fait, il y avait donc des enfants
en train de travailler.
Et je leur ai demandé -- j'ai compris
qu'ils étaient des officiels, je crois,
le nouveau sou-préfet,
et je lui ai demandé:
"Bien entendu, vous avez organisé
le ramassage scolaire?" [RIRES]
EK Mais vous y étiez allée
pour voir cette école,
ou vous l'avez découverte
pour d'autres raisons?
BC: J'y suis allée à l'invitation
d'un certain nombre d'associations
et un livre a été produit,
qui s'appelle Décamper,
avec -- à l'invitation, par exemple,
de Samuel Lequette
qui a dirigé ce livre collectif.
Et donc, j'étais allée voir, comprendre,
tenter de comprendre.
EK: Alors dans ce livre,
Eloge de la traduction,
vous abordez plusieurs problèmes,
notamment,
comment nous considérons
la langue de l'autre
quand nous ne la comprenons pas.
Alors, en français, on dit:
"C'est du chinois" ou "c'est de l'hébreu,"
ça dépend, en arabe, on dit que c'est
du persan ou de l'hindi,
en hindi, on dit que c'est du tamoul,
etc.
BC: Oui
EK: c'est-à-dire que chaque langue
en incrimine une autre,
ou plusieurs autres,
comme radicalement étrangères.
BC: Absolument.
EC: Est-ce que ça veut dire qu'on est
portés toujours à considérer que
sa langue maternelle,
c'est la meilleure langue possible?
BC: Si on est grec, grec ancien, oui.
Moi, je suis helléniste et pour moi,
ce qui est très clair,
alors que bon, le grec est une langue
absolument magnifique
et les textes en grec ancien
sont des textes, je crois,
dont tout le monde peut avoir besoin.
Je veux dire, un texte comme
La métaphysique d'Aristote,
qui commence par: "Tous les hommes
désirent naturellement savoir,"
mais vous en avez besoin, comme moi, bon.
Hé bien, ce qu'il y a là dessous,
malgré tout,
c'est une appropriation de l'universel.
C'est-à-dire que les Grecs
appelaient logos
ce que les Latins ont traduit
très justement, par ratio et oratio,
raison et discours.
EK: Donc, il y a deux sens, pour le même -
BC: Ben, c'est u... c'est le même, voilà.
Et c'est même ça, le problème, c'est
que ce soit le même sens.
C'est-à-dire que le logos
que parlaient les Grecs
soit aussi la raison universelle.
C'est ça que j'appelle
"appropriation de l'universel."
Moyennant quoi, ce lui qui parle et
qu'on ne comprend pas, quand on est grec,
c'est un barbare
qui fait "bla bla bla".
C'est-à-dire qu'il est
non intelligible.
Peut-être qu'il ne pense pas vraiment,
en tout cas, il ne parle pas vraiment
quand il ne parle pas comme vous.
EK: Donc les Grecs
ne parlaient pas une langue,
mais ils parlaient la langue,
BC: Ils parlaient la langue: ils étaient,
comme dit Modigliano,
fièrement monolingues.
EK: ça veut dire que le verbe traduire
n'existait pas en grec ancien?
BC: Et bien non, vous voyez bien
comment il est fait,
c'est un verbe latin, tra-ducere,
conduire en face ou faire traverser.
Bon, et en latin -- en grec, il y avait
beaucoup de candidats, mais a posteriori,
pour le mot traduire.
L'un des premiers candidats, c'est
hermeneuein qui a donné "herméneutique"
et qui a été traduit en latin
par interpretari.
Le De Interpretatione d'Aristote,
c'est le Peri hermeneias, bon.
Donc vous voyez que ça ne veut pas dire
d'abord traduire,
ça veut dire quelque chose comme
"interpréter".
C'est d'ailleurs le sens
que ce mot "traduire"
a aussi, littéralement, en arabe.
Et dans l'exposition que je fais
à Marseille, "Après Babel, traduire",
le premier texte de salle, c'est un texte
qui est en chinois, en arabe, en anglais,
parce qu'il le faut de toute façon,
et en français.
Et à chaque fois, bon, il y a
le mot "traduire" dans la première phrase,
dans -- chacun dans sa langue.,
Et ensuite, je fais comme un espèce de
codicille, si vous voulez,
ou de note, mais en haut de page,
qui indique ce que veut dire littéralement
"traduire" dans cette langue.
Donc, en arabe, ça veut dire interpréter
et en chinois, ben Fānyì, ça veut dire
"retourner un tissu",
"échanger" et "retourner un tissu".
Et il y a une très belle phrase
d'un maître chinois, qui dit:
"Voilà, traduire, c'est retourner
un tissu, retourner une soie brodée
et se rendre compte que la fleur
du dessous n'est pas celle du dessus.
Donc, vous voyez, c'est même
un autre geste technique qui est enclos.
EK: Alors, on ne fait pas que
traduire des langues,
on peut aussi traduire en justice.
D'où vient que ce soit le même mot?
BC: Porter vers, vous transportez devant.
EK: Une traduction des actes
vers un autre langage,
qui est celui de la loi, par exemple?
BC: Absolument, oui, enfin,
vous transportez aussi un accusé
devant les juges,
vous traduisez en justice.
Ce n'est pas seulement l'acte,
c'est la personne même
qui est mise devant ses juges.
Mais vous traduisez
--traduire a une métaphorique
immensément large --
vous traduisez des sentiments, vous --
EK:: Bon, quand on dit "traduire"
pour ce qui est du langage, on pense
à une traduction de phrases, de mots,
BC: absolument.
EK: mais il y a aussi un rythme
dans les phrases.
Comment est-ce qu'on fait
pour traduire un rythme, par exemple,
le fait qu'en allemand,
on mette le verbe à la fin,
est-ce que ça change le rythme
des conversations?
BC: Ça change non seulement le rythme,
mais ça change même la manière de penser;
D'une certaine manière, chaque langue
est une culture et une vision du monde.
Ça, c'est absolument clair.
EK: Est-ce qu'on peut penser
en plusieurs langues? La même chose?
BC: Oui -- euh, je ne sais pas
ce que veut dire "la même chose":
on peut penser en plusieurs langues,
et on peut penser --
EK: Je parle de la même personne qui
penserait en plusieurs langues.
BC: Je comprends bien,
mais je ne crois pas, par exemple
que -- je ne sais pas
ce que ça veut dire, voilà.
Je sais que je peux rêver
en plusieurs langues,
ça m'est déjà arrivé
et c'est à chaque fois
un hommage à la langue de l'autre.
Penser la même chose en plusieurs langues,
je ne sais pas
ce que veut dire même, alors.
C'est-à-dire que, vous le dites vous-même
très justement,
il y a un corps des langues qui est,
par définition, intraduisible.
C'est ce que Derrida appelait
"l'intraduisible corps des langues".
Laisser tomber le corps, c'est
l'essence même de la traduction.
EK: C'est-à-dire que les langues,
ayant un corps propre,
ne peuvent pas être mises
en bijection totale ou directe
les unes avec les autres?
Il y a toujours des trous, des manques,
des sens différents?
BC: Oui
EK: Et ça pose la question, par exemple, de
savoir si on peut traduire la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme
dans toutes les langues:
est-ce que c'est le cas?
Est-ce qu'on peut traduire
cette Déclaration,
est-ce que tout a un sens?
BC: Je pense qu'on peut traduire tout,
c'est-à-dire que l'on peut transposer
dans une autre langue.
On peut le mettre en d'autres rythmes,
en d'autres mots, etc.
Dire que c'est la même chose qui est
alors dénotée et connotée,
certainement pas
EK: et comprise.
BC: Alors, comprise,
c'est encore autre chose
parce que nous sommes tous, aussi,
non seulement des gens
qui ont une culture et une histoire,
mais des hommes.
Je ne sais pas ce que ça veut dire:
ce que je veux dire,
c'est que, en tout cas, l'universel
doit être compliqué.
C'est le sous-titre de mon travail
sur la traduction,
de mon éloge de la traduction.
Compliquer l'universel.
EK: C'est une sorte d'injonction.
BC: Oui --
EK: Parce que vous le dites
à plusieurs reprises,
vous détestez
-- je crois qu'on peut le dire comme ça --
BC: Oui.
EK Ce qu'on appelle le globish,
BC: Oui.
EK Qu'est-ce que vous lui reprochez,
parce que finalement, c'est une langue
de communication, qui permet
à des gens qui ne pourraient pas
communiquer autrement,
de se faire comprendre?
BC: Ils pourraient communiquer autrement,
ils pourraient communiquer
par la traduction.
Le globish est une langue de communication
tout à fait adaptée à, disons,
à un usage du monde
tel que nous le vivons,
mais justement, c'est une langue de
communication,
c'est-à-dire que le point, c'est que
le globish fait penser que
toute langue est simplement
un outil de communication.
Or c'est un outil de communication,
mais c'est aussi autre chose,
à chaque fois,
et c'est pour ça qu'il faut partir
du pluriel.
Il y a des langues.
EK: Oui, vous dites, "on ne rencontre
jamais le langage,
on ne rencontre que des langues."
BC: Oui, je paraphrase Humboldt,
le grand linguiste du 19éme, allemand.
Oui, on ne rencontre que des langues
et pour moi, c'est le contraire
d'un universel postulé du genre logos
ou du genre Heidegger, du genre:
"Es gibt Sein"
qui d'ailleurs se dit en allemand
ou en grec.
"Il y a de l'être" -- en français,
si vous voulez, avec le "Il y a",
ou en anglais, avec le "there is"
et vous voyez déjà qu'on n'est pas
tout à fait dans le même.
EK Oui, par exemple, si l'on imagine --
quand on prononce, nous, le mot "esprit";
est-ce que ça évoque pour nous qui le
prononçons, ce mot,
quelque chose qui ressemble à ce que pense
un Allemand lorsqu'il dit Geist?
BC Mais euh--
EK Est-ce qu'on peut le savoir, ça?
Est-ce qu'on peut faire une expérience
qui permettrait de comparer
ce qu'évoque ces mots, ce même mot,
dans des langues différentes?
BC On peut en tour cas lire des textes
où ces mots sont en usage
et regarder comment on le traduit,
ces textes, comment on les traduit
et essayer de percevoir le "entre"
et la différence.
Pour moi, la traduction, c'est à coup sûr,
la meilleure définition
qu'on puisse en donner,
c'est que c'est un savoir faire avec
les différences
et pour reprendre Hegel,
l'exemple de Hegel,
la phénoménologie des Geistes,
vous pouvez voir que ça a été traduit
deux fois en anglais:
une fois comme
"phenomenology of the mind"
et une autre fois comme
"phenomenology of the spirit".
EK Ce n'est pas la même chose
pour un anglais. BC Hé bien ce n'est
pas du tout la même chose.
C'est-à-dire que dans un cas, Hegel
est un ancêtre du spiritualisme,
ou un spiritualiste.
Et ce n'est pas faux:
La phénoménologie de l'esprit
est aussi spiritualiste.
Et dans l'autre cas, c'est un ancêtre
de la philosophie de l'esprit.
et ce n'est pas faux.
EK: Donc ce n'est pas un contresens
dans les deux cas -- BC: Non --
EK: C'est juste une nuance --
BC: C'est une visée
et cette visée, elle est toujours aussi
politique.
Qu'est-ce qu'on veut faire de Hegel?
Comment est-ce qu'on veut s'en servir?
EK: Vous voulez dire que la traduction
peut servir à l'instrumentaliser?
BC: La traduction est,
par définition même, politique.
Il n'y a pas d'acte de traduction
qui ne soit pas un acte politique.
Et ce depuis le départ, c'est-à-dire
depuis, si vous voulez,
le passage du grec au latin,
depuis la Translatio studiorum,
le transfert des savoirs,
qui était aussi connue comme
Translation imperii,
"transfert du pouvoir", au Moyen-Âge,
entre le grec, le latin, l'arabe
et le retour dans le giron latin.
EK: Vous dites d'ailleurs:
"la traduction est aux langues
ce que la politique est aux hommes."
BC Oui.
EK: Ça lui donne une importance
considérable. BC: Oui. mais--
EK: Pas seulement
dans le champ de la politique, mais --
BC: Je pense --
EK: dans le champ des idées.
BC: Je pense, et en ça, je serais,
si vous voulez,
dans le prolongement de Arendt qui pense
que pour qu'il y ait politique,
pour qu'il y ait du politique,
il faut une pluralité de divers
et il faut des hommes avec un petit "h"
et un "s".
EK: Elle est citée d'ailleurs --
BC: et non pas "l'Homme"
EK: dans le catalogue de l'exposition
dont vous avez parlé, à Marseille,
"Après Babel, traduire":
vous citez Hannah Arendt,
enfin j'ai trouvé la citation dans
le catalogue -- BC: Oui
EK: Je ne sais pas de qui elle est:
"A chaque fois que le langage est en jeu,
la situation devient politique,
parce que c'est le langage qui fait
de l'homme un être politique."
BC: Oui, absolument.
Mais Arendt, en cela,
est parfaitement aristotélicienne.
Le début de La politique d'Aristote
dit que
l'homme est un animal plus politique
que les autres, parce qu'il a le logos.
EK: Alors vous avez dirigé, Barbara Cassin
le Dictionnaire des intraduisibles
qui a été traduit en plusieurs langues,
paradoxalement [RIRES]
BC: Oui, oui, tout à fait.
EK: Qu'est-ce qui vous a donné cette idée,
qui a été quand même un travail --
BC: 15 ans
EK: 15 ans de travail,
beaucoup de collaborations
BC: 150.
EK: Les traductions, elles-mêmes
réclament un travail colossal.
BC: Oui
EK: qu'est-ce que ça vous a appris
sur la traduction
que vous ne saviez pas auparavant?
BC: Mais je ne savais rien
sur la traduction! J'étais juste --
EK: Alors, qu'est-ce qui vous a
donné l'idée?
BC: Oui, j'avais cette expérience
de traductrice
d'un certain nombre de langues,
mais, essentiellement, du grec -- ancien.
Et j'avais cette expérience, qui consiste
à me rendre compte que,
quand je lisais Aristote, par exemple
L'étique à Nicomaque en français,
non seulement, je ne comprenais pas,
mais ça ne m'intéressait pas du tout, bon.
Alors que quand je le lisais en grec,
tout se mettait à pétiller et à vibrer.
Et voilà: donc ça, c'est une expérience,
si vous voulez, de philosophe.
Je crois que tous les philosophes
ont cette expérience de
notes en bas de page nécessaires.
Donc dans ce
Dictionnaire des intraduisibes,
au fond, ce sont
toutes les notes en bas de page
qui sont devenues du plein texte.
Mais en revanche, j'avais très clairement
un désir politique.
C'est-à-dire que l'Europe était
en train de se fabriquer,
l'Europe de la culture, et pour moi,
il y avait deux dangers extrêmes.
Le premier danger, c'était le globish,
le Global English,
qui aurait, au fond, réduit
toutes les langues que nous parlons,
toutes les langues de culture, à être
de simples dialectes à parler chez soi.
Donc la seule langue, l’espéranto moderne,
si vous voulez, le Global English,
c'est véritablement une langue
de pure communication qui sert à quoi?
Qui sert aux expertises européennes
et qui sert au financement.
EK: Au commerce.
BC: Au commerce
et au financement intellectuel aussi.
Quand vous avez un projet de recherche
au CNRS, vous devez le rédiger
pour obtenir des fonds --
EK: pas qu'au CNRS --
BC: en globish -- et pas qu'au CNRS,
mais au CNRS, en tout cas,
j'en ai fait l'expérience.
Pour l'Europe, c'est comme ça.
Donc vous -- c'est une langue, disons,
aussi plate que possible
et dès que vous la parlez bien,
c'est-à-dire si vous parlez
non pas globish mais anglais,
vous n'êtes pas compris, donc --
EK: Les Anglais sont peu compris
dans les conférences internationales.
BC: C'est les seuls qu'on ne comprenne
absolument pas.
Celui qui vient d'Oxford, c'est un --
EK: un barbare.
BC: Oui [RIRES] absolument.
EK: Mais alors ce travail, donc
la direction de ce
Dictionnaire des intraduisibles,
c'est un travail d'érudits?
BC: Non --
EK: qui a eu un succès, quand même,
en librairie, colossal.
BC: Oui, mais parce que ce n'est pas
un travail d'érudits.
C'est réellement un travail politique
et le globish n'était pas mon seul ennemi.
Mon second ennemi, c'est ce que j'appelle
le nationalisme ontologique.
C'est une expression
de Jean-Pierre Lefèvre
qui qualifie comme cela Heidegger,
et il a complètement raison.
C'est-à-dire que
le nationalisme ontologique,
c'est une manière de faire une
hiérarchie des langues
telle qu'il y ait des langues
plus proches de l'être que d'autres.
Et donc, quand vous êtes philosophe,
vous parlez grec ou vous parlez allemand.
Et cet enracinement, parce que
c'est ainsi que le définit Heidegger,
c'est un enracinement de la langue
dans un peuple et dans une race.
C'est ainsi qu'il parlait en 33.
Donc, si vous voulez, moi,
j'avais deux ennemis:
vous voulez que je lise la phrase?
EK: Non, on va la lire après, parce que
c'est le moment, vous savez,
dans cette émission, il y a toujours
un petit morceau de musique --
BC: D'accord --
EK: même deux, choisis par l'invité,
en l’occurrence vous,
et on citera Heidegger aprés.
Mais on va commencer
par Claude François.
BC: D'accord [RIRE]
EK: Vous avez choisi Claude François
qui fait son entrée
dans La Conversation scientifique
avec Comme d'habitude:
♪ Je me lève et je te bouscule
Tu ne te réveilles pas, comme d'habitude ♪
♪ Sur toi je remonte le drap
J'ai peur que tu aies froid, comme d'habitude ♪
♪ Ma main caresse tes cheveux
Presque malgré moi, comme d'habitude ♪
♪ Mais toi tu me tournes le dos,
Comme d'habitude. ♪
♪ Et puis je m'habille très vite
Je sors de la chambre, comme d'habitude ♪
♪ Tout seul, je bois mon café
Je suis en retard, comme d'habitude ♪
♪ Sans bruit je quitte la maison
Tout est gris dehors, comme d'habitude ♪
♪ J'ai froid, je relève mon col,
Comme d'habitude ♪
♪ Comme d'habitude, toute la journée
Je vais jouer à faire semblant ♪
♪ Comme d'habitude, je vais sourire
Oui, comme d'habitude, je vais même rire ♪
♪ Comme d'habitude, enfin je vais vivre
Oui, comme d'habitude ♪
♪ Et puis le jour s'en ira
Moi je reviendrai, comme d'habitude ♪
♪ Toi, tu seras sortie
Pas encore rentrée, comme d'habitude ♪
♪ Tout seul, j'irai me coucher
Dans ce grand lit froid, comme d'habitude ♪
♪ Mes larmes, je les cacherai,
Comme d'habitude ♪
♪ Mais comme d'habitude, même la nuit
Je vais jouer à faire semblant ♪
♪ Comme d'habitude, tu rentreras ♪
EK: Barbara Cassin, je me suis laissé dire
par notre réalisatrice d'aujourd'hui,
Letizia Co!ia, que Deleuze
aimait Claude François,
♪ Comme d'habitude ♪
EK: mais vous, je ne savais pas.
Pourquoi ce choix?
BC: Ah, c'est -- Oui, Deleuze aime
Claude François, parce que, la ritournelle,
parce que, et en plus, c'est une ritournelle
du quotidien, extrêmement bien fichue,
métro-boulot-dodo,
d'une tristesse absolue.
Oui, j'aime bien Claude François
et je l'aime bien aussi comme danseur.
Mais j'ai choisi cette chanson
parce qu'elle est traduite
dans toutes les langues
et plutôt que traduite, elle est adaptée,
exactement comme
Le dictionnaire des intraduisibles
dont on parlait: c'est-à-dire
qu'il faut la réinventer.
Il faut la réinventer
et se la réapproprier.
Et je l'ai choisie parce que
j'en ai choisi une autre,
qu'on entendra sans doute plus tard,
qui rime avec elle,
qui elle, sans être elle,
ni tout à fait la même
ni tout à fait une autre,
qui est My Way de Frank Sinatra.
EK On l'écoutera toute à l'heure, mais
il y a une expérience de pensée
qu'on peut imaginer, qu'on peut
peut-être aussi réaliser,
si on traduit la chanson
de Claude François en anglais,
puis on prend la version anglaise
et on la traduit en allemand,
puis on prend la version allemande
et on la traduit en italien,
etc: on fait cela N fois,
et on prend la version finale
et on la traduit en français.
Est-ce que ça donne quelque chose
de complètement différent
ou est-ce qu'on y retrouve
le sens initial?
BC: Non, ça va donner
quelque chose de complètement différent
et dans l'exposition que je fais,
c'est très visible, ça.
Et puis par exemple, il faut ajouter
qu'on aurait pu le traduire
par Google Translate
et voir ce qui se passe.
Et ça aussi, c'est une expérience
que je fais dans l'exposition
à partir du Corbeau d'Edgar Poe.
Le Corbeau d'Edgar Poe. je le --
vous savez qu'il y a une très belle
traduction, magnifique absolument,
de Baudelaire, une de Mallarmé,
une de Pessoa.
Donc je fais traduire par Google Translate
le texte original anglais
et j'obtiens une traduction
absolument étrange, surréaliste,
qui n'a pas du tout le même sens, mais qui
conserve quand même l'idée d'un corbeau.
Et puis je fais traduire Pessoa,
la traduction portugaise de Pessoa,
et j'obtiens quelque chose en anglais,
et j'obtiens quelque chose
d'infiniment différent.
Mais lorsque j'ai écrit un livre
sur Google il y a quelque temps,
il y a une dizaine d'années, maintenant,
j'avais fait --
j'avais mis dans Google Translate
"Et Dieu créa l'homme à son image."
Et je l'avais fait traduire en allemand,
puis de l'allemand au français,
puis du français en allemand,
et ça s'est stabilisé au bout
de deux opérations.
Et au bout de deux opérations, j'obtenais,
en français:
"Et l'homme créa Dieu à son image."
[RIRES]
EK: Comment est-ce que Google Translate
traduirait "tiré à quatre épingles"?
[RIRES]
BC: Je ne sais pas.
EK/BC: Pulled at four pins
BC: Pulled at four pins, c'est
en tout cas comme ça
que Duchamp traduit
ou rend manifeste
ce qu'est un idiotisme,
dans une de ses oeuvres.
EK: Alors, Barbara Cassin,
avant Claude François,
on avait quand même parlé de Heidegger
BC: Oui.
EK: et de ce texte,
on peut en lire un extrait:
"La langue grecque est philosophique,
autrement dit, elle n'a pas été investie
par de la terminologie philosophique,
mais elle philosophait elle-même déjà
en tant que langue et que
configuration de langue."
Je saute un passage et je termine par:
"Ce caractère de profondeur
et de créativité philosophique
de la langue grecque,
nous ne le retrouvons que
dans notre langue allemande."
BC: Ah oui, mais vous avez sauté
le passage le pire,
le passage le pire, moi je vais le lire;
c'est:
"Et autant vaut de toute langue
authentique,
naturellement à des degrés divers.
Ce degré se mesure à la profondeur
et à la puissance
de l'existence d'un peuple et d'une race
qui parle la langue et existe en elle."
C'est ça, le nationalisme ontologique.
EK: C'est un délire, non?
Enfin, il suffit de le lire pour voir
que c'est un délire.
BC: Ben oui, mais enfin, pas plus ni moins
que Hitler ou que le nazisme qui s'est
réveillé
EK: C'est justement inquiétant.
BC: Oui, justement, et c'est un délire
qui peut faire beaucoup de dégâts,
comme vous savez.
EK: Oui.
Alors, vous avez parlé
de la traduction par Mallarmé
du poème d'Edgar Poe, et vous dites
par ailleurs dans votre livre:
"On peut commencer à aimer Mallarmé
avec Platon."
BC: Oui.
EK: Qu'est-ce que ça veut dire?
BC: Ah, ça fait allusion à Crise de vers
de Mallarmé.
Mallarmé dit que les langues sont
imparfaites, en cela que plusieurs.
Ce qui, évidemment, ébranle
l'idée même de traduction.
Et je pense que -- alors la suite
de ce poème en prose
est absolument magnifique.
Je voudrais le citer de mémoire; il dit
-- Mallarmé -- j'ouvre les guillemets:
"Je dis: une fleur! Et hors de l'oubli
où ma voix relègue aucun contour,
musicalement se lève,
idée même et suave,
l'absente de tout bouquet."
Ce que Mallarmé dit, c'est que
il y a un sens, et ce sens, c'est l'idée.
Un sens pour chaque mot,
pour chaque phrase,
et que ce sens, la langue le partagerait
mieux si elle était unique.
Hé bien, nous parlions du logos
au début de cette émission.
Voilà la manière de dire "logos".
Mallarmé, avec Platon, parce que "idée",
parce que le sens, c'est l'idée
et qu'il n'y a, au fond, qu'une
bonne manière de dire l'idée.
En l'occurrence, le grec.
EK: Donc l'idée est en amont des mots?
BC: L'idée --
EK: Le concept?
BC: Oui, est en amont ou au-dessus,
comme vous voudrez.
C'est une origine ou un télos, hein,
une fin.
Mais en tout cas, elle est une.
Et c'est ça, quand vous disiez
que j'ai peur de l'un,
que j'ai peur de la Vérité
avec un grand V, c'est tout à fait ça.
Je suis dans le "entre deux",
dans la traduction comme savoir faire
avec les différences.
Pas du tout comme subjonction
ou esclavage de l'Un.
EK: Parce que le risque de l'universel
ou sa pathologie,
c'est d'exclure, justement.
BC Absolument.
EK: C'est de voir du barbare.
BC: Ben, la pathologie de l'universel,
c'est que l'universel est approprié.
Il est toujours approprié par quelqu'un.
EK: Et alors, quand Umberto Eco dit:
"La langue de l'Europe,
c'est la traduction"
Est-ce qu'il veut dire
la même chose que vous?
BC: J'espère, j'espère que je veux dire
la même chose que lui
ou que nous voulons dire la même chose:
oui, je crois.
Je crois que --
EK: L'Europe ne peut pas mettre en avant
une langue, mais doit s'efforcer
de tout traduire, dans toutes les langues.
BC: Doit s'efforcer en tout cas
de comprendre qu'il y en a plus d'une.
Et c'est ça -- ça, c'est la grande
phrase de Derrida: "Plus d'une langue."
Et il dit que s'il avait
-- Derrida dit que
s'il avait à donner une définition
de la déconstruction sauvage, bon,
caricaturale, ça serait:
"Plus d'une langue."
[MUSIQUE](Voix Off) France Culture:
La conversation scientifique
Etienne Klein.
EK: Alors, il y a beaucoup de citations
dans votre ouvrage,
et pour cause, Barbara Cassin.
Il y en a une qui n'y est pas et que
je m'attendais à trouver,
c'est celle de Lacan:
"Tout le monde n'a pas le bonheur
de parler chinois dans sa propre langue."
BC: Oui.
EK: Comment est-ce que vous la comprenez?
BC: Hé bien Lacan dit que s'il n'avait pas
compris comment était fabriqué le chinois,
je ne dis pas "parler le chinois",
il n'aurait pas été Lacan.
Donc ça a à voir avec cette modalité
très particulière de l'écriture
et du rapport entre son sens, vision,
visualisation,
si vous voulez, représentation,
et la pluralité des modalités d'écriture
incluses dans l'écriture chinoise même,
l'idéographie.
EK: Est-ce que ça veut dire que
pour avoir accès à sa propre pensée,
il faut disposer de la langue de l'autre?
Comme une sorte d'instrument critique --
BC: Oui
EK: qui révèle ce qu'on pense déjà
de façon implicite?
BC: Oui, permettez-moi de rapprocher ça
d'une phrase de Lacan
dont je me sers tout le temps; c'est:
"Une langue, entre autres",
avec un "s" à autres,
"n'est rien de plus que l'intégrale
des équivoques
que son histoire y a laissé subsister."
Pour qu'on voie sa langue
comme une langue, entre autres,
comme une intégrale d'équivoques,
il faut la voir depuis dehors.
Et c'est ça,
le Dictionnaire des intraduisibles.
Vous me demandiez tout à l'heure
qu'est-ce que j'en avais appris.
J'en ai appris que ma langue
est une langue entre autres
-- je m'en doutais, mais là,
je l'ai appris sur pièces --
et que le français, par exemple,
le mot "sens", est un tissu d'équivoques.
"Sens" qui veut dire à la fois
"signification", "direction"
et "sensation":
trois mots en anglais.
Bon, c'est donc depuis ailleurs
qu'on se rend compte
quel pâtée d'équivoques constitue
la fiche anthropométrique
de sa propre langue.
EK: Mais est-ce qu'il y a des langues
qui vous ont posé plus de problèmes
que d'autres?
Est-ce qu'il y a des langues qui résistent
plus que d'autres à la traduction?
BC: Ben, plus les langues -- non, je crois
que ça dépend aussi
de la manière dont on les connaît.
Je veux dire que moi, les langues
que je connais,
me posent plus de problèmes que celles
que je ne connais pas.
EK: Parce qu'il y a plus de choix?
BC: Parce que j'en comprends plus
les tenants et les aboutissants,
le rapport à la culture,
le rapport à l'histoire,
le rapport à l'étymologie.
Pour moi, le grec est une langue
qui me pose autant de problèmes
qu'elle me comble.
EK C'est aussi le signe de sa richesse
et de la bonne perception
que vous en avez.
BC: Oui, voilà
EK: de la bonne connaissance
que vous en avez.
BC: Voilà: c'est un double signe.
EK: Alors justement,
vous parlez de signes:
il y a un langage des signes
pour les sourds-muets.
BC: Oui.
EK: Et vous l'évoquez d'ailleurs
dans l'exposition qui a lieu
en ce moment à Marseille
jusqu'au 20 mars.
BC: Oui.
EK: Alors, j'ai découvert
avec stupéfaction
que il n'y a pas
une seule langue des signes,
il y a des mots, enfin oui, des mots
qui se disent différemment,
selon que l'on prend la langue des signes
française ou japonaise ou américaine.
Mais comment est-ce qu'elles font pour
s'entre-traduire, ces langues de signes?
BC: Comme vous, avec les langues,
j'allais dire "ordinaires".
EK: Il y a des dictionnaires?
BC: Euh, il y a des dictionnaires, il y a
des apprentissages, en tout cas.
Et lorsque nous avons fabriqué ce film
qui s'appelle "Signer en langues"
avec un "s", avec Nurith Aviv et
Emmanuelle Laborit,
nous avons nous aussi cherché des termes
en des langues des signes
que nous ne connaissions pas.
Par exemple, j'étais à ce moment-là
en Inde,
et j'ai demandé à rencontrer
des sourds-muets ou des professeurs
qui signaient en langue, donc en hindi
et pas seulement, mais en hindi,
par exemple, le mot "culture".
C'est absolument magnifique, ce petit film
est une merveille.
EK: Il y a des photos, d'ailleurs,
dans le catalogue.
Et alors, par exemple, pour "culture",
vous voyez quand vous le dites
en français, langue des signes,
c'est un geste qui part de la tête et qui
fait comme si vous aviez plein de cheveux
ou plein de rayons qui partaient
de votre tête.
Quand vous le dites en japonais, ce sont
deux mains qui s'emboitent.
Quand vous le dites en américain, c'est
un indexe levé, et autour de ça,
autour de cet index qui représente,
à mon avis, l'individu,
vous avez une main qui fait le tour
de cet index,
et c'est la société qui l'entoure.
Et en hindi, hé bien, vous prenez
la position, la posture
d'une statue en train de danser
avec une main en haut,
avec votre main qui bouge ses doigts
d'une certaine manière,
et l'autre main en bas, voilà,
comme une statue.
EK: Alors est-ce qu'il n'y a pas
des ambiguïtés ou des contresens
par le fait que ce signe-là pourrait,
dans une autre langue des signes,
avoir un autre sens que celui qui est
donné dans la langue de départ?
BC: SI, certainement, et d'ailleurs
on voit que pour, alors,
je ne sais plus quel mot, mais
c'est peut-être bien "parler",
mais peut-être que je me trompe,
en français -- ou c'est penser, voilà.
EK: Alors, le signe en français.
BC: Oui, pour le mot "penser",
la langue des signes en français
fait un geste qui part de la tête, bon.
Et en russe, hé bien vous faite le geste
que vous-même faites naturellement
pour dire "Mais il est complètement fou,
ce mec!" [RIRES]
EK: Penser, c'est être fou?
BC: Oui.
EK: Alors cette exposition,
on en a un peu parlé, Barbara Cassin,
quel a été le moteur de cette réalisation,
qui vous avez contacté
et quelle était l'ambition de ce projet?
Politique, j'imagine?
BC: Oui, politique.
J'ai d'abord contacté la BNF,
et puis grâce à Thierry Grillet
et à Thierry Fabre,
j'ai été jusqu'au MuCEM de Marseille,
qui a accueilli cette exposition.
Et j'en suis très heureuse, parce que
Marseille est évidemment une Babel.
L'exposition s'appelle
Après Babel, traduire et
Marseille est naturellement, aujourd'hui,
une Babel.
Donc c'est extrêmement politique,
en effet.
Il y a au moins deux idées fortes
qui ont été très faciles à montrer,
beaucoup plus
que je n'aurais pu l'imaginer.
La première, c'est que la civilisation et
en particulier, celle de la Méditerranée,
s'est constituée via et grâce à
la traduction.
Et la deuxième, c'est que la traduction
est un savoir-faire avec les différences
et que c'est ce dont nous avons besoin,
en tant que citoyens,
plus que jamais, aujourd'hui,
et beaucoup à Marseille.
EK: Alors quand on traduit un texte,
et vous l'avez fait pour plusieurs langues,
est-ce qu'on doit faire sentir que
la source du texte est écrite
dans une autre langue, ou est-ce que
ça doit être transparent?
Est-ce qu'on pourrait, on doit
faire croire que ce texte
aurait pu avoir une origine dans la langue
qu'on est en train de présenter?
BC: Ben, comme on dit, "ça se discute",
mais moi, je pense que non,
je pense avec Schleiermacher
qu'il vaut mieux que chaque langue --
EK: Qui c'était, lui? C'était un linguiste?
BC: Schleiermacher, oui --
EK: Ah, c'est lui qui a dit --
BC: philosophe et linguiste
EK: d'un auteur auteur et de sa langue:
BC: Il y a différente manières de traduire.
EK: "Il est son organe et elle est le sien."
BC: Oui: "un auteur et sa langue:
il est son organe et elle est le sien."
Et il dit qu'il y a deux manières
de traduire:
laisser l'auteur
le plus tranquille possible,
et inquiéter le lecteur,
ou laisser le lecteur
le plus tranquille possible
et inquiéter l'auteur.
Et il dit que c'est évidemment
inquiéter le lecteur qu'il faut faire.
Et inquiéter le lecteur, c'est-à-dire
faire bouger sa langue.
EK: et lui faire sentir que
c'est une traduction, du coup?
BC: Lui faire sentir que sa langue
est en train de s'enrichir,
est en train de se transformer
et que c'est une énergie
qui recueille l'énergie
d'une autre langue.
EK: Mais c'est presque
un travail de poète:
un poète aussi, il travaille sa langue --
BC: Bien sûr.
EK: pour lui faire dire des choses
qu'elle ne.. qu'elle pouvait dire
mais ne disait pas.
BC: Absolument,
mais la traduction littéraire
et la traduction philosophique
ne font qu'un, à mon avis.
C'est-à-dire qu'il me semble, évidemment,
qu'il faut connaître sa langue, l'aimer,
connaître la langue de l'autre et l'aimer
pour pouvoir traduire correctement.
EK: Et donc, il y a une différence entre
traduire et --
BC: interpréter
EK: et faire l'interprète.
BC: Voilà: faire l'interprète --
l'interprète, vous êtes dans l'obligation,
à cause de la rapidité aussi des choses,
de communiquer un contenu.
Donc une pure communication de message.
Bon, ça n'est évidemment pas ça, traduire
et c'est d'ailleurs --
ceci dit, il y a des interprètes
absolument géniaux
qui traduisent autre chose que
le pur message,
qui traduisent aussi les connotations
et même le style et la manière de.
Et bien sûr, il faut ça, aussi.
C'est pour ça que je suis tellement
choquée lorsque,
lorsque dans une conversation politique
de haut niveau,
un président de la république mâle
est traduit par une interprète femelle.
Ça produit des [RIRE], des incertitudes
corporelles quant au texte, quant à la --
quant à ce qui est dit, qui me paraissent
très intéressantes.
EK: Mais ça va aussi dans l'autre sens:
Si Mme Merkel est traduite par un homme --
BC: Absolument
EK: Ça doit produire le même effet.
BC: Sauf que Mme Merkel, en tant que
présidente de la république, est quasiment
un président de la république. [RIRES]
Alors, c'est le moment --
BC: D'ailleurs, chancelier, hein.
de la deuxième chanson
et vous avez choisi,
vous l'annonciez tout à l'heure,
My Way de Frank Sinatra:
nous allons l'écouter.
[MUSIQUE INSTRUMENTALE]
♪ And now, the end is near
And so I face the final curtain ♪
♪ My friend, I'll say it clear
I'll state my case, of which I'm certain ♪
♪ I've lived a life that's full
I've traveled each and every highway ♪
♪ And more, much more than this
I did it my way. ♪
♪ Regrets, I've had a few
But then again, too few to mention ♪
♪ I did what I had to do
And saw it through without exemption ♪
♪ I planned each charted course
Each careful step along the byway ♪
♪ And more, much more than this
I did it my way ♪
♪ Yes, there were times, I'm sure you knew
When I bit off more than I could chew ♪
♪ But through it all, when there was doubt
I ate it up and spit it out ♪
♪ I faced it all and I stood tall
And did it my way ♪
♪ I've loved, I've laughed and cried
I've had my fill my share of losing ♪
♪ And now, as tears subside
I find it all so amusing ♪
♪ To think I did all that
And may I say - not in a shy way ♪
♪ Oh no, oh no, not me
I did it my way ♪
♪ For what is a man, what has he got ... ♪
EK: Barbara Cassin, My Way, Frank Sinatra,
pourquoi ce choix, y a-t-il un rapport
avec la traduction?
♪ To say the things ♪
BC: Hé bien le rapport avec la traduction,
♪ he truly feels... ♪
c'est le rapport avec l'autre chanson
qu'on a pu écouter
au début de cette émission,
qui est de Claude François, non pas
My Way, mais Comme d'habitude.
Les deux sont des traductions
l'une de l'autre ou des adaptations.
Et justement, c'est entre les deux
que se situe la traduction.
C'est extraordinaire, la manière dont
on est passé de "métro-boulot-dodo",
ritournelle de Claude François,
mais sèche et percutante:
j'aime beaucoup cette chanson
de Claude François.
Et cette chanson-là, de glamour
de Frank Sinatra, qui est,
qui décrit son existence d'homme,
sa "way", sa manière d'être un homme,
"not in a shy way, it was my way."
C'est une chanson testamentaire
et disons --
EK: il revendique
BC: Hein?
EK: Il revendique son rapport au monde
et à ce qu'il fait,
BC: Absolument.
EK alors que l'autre a l'air de le subir.
BC: Oui, et puis alors, il y a quand même
une histoire de femme subie aussi
ou d'amour: l'amour n'est pas le même.
Et avec Frank Sinatra, il s'agit vraiment
du monde
et pas d'un rapport à deux.
EK: Bon,
c'est un magnifique rapprochement.
Est-ce qu'il y a un génie de la langue?
Beaucoup en parlent, est-ce que pour vous
cela a de la consistance?
Ou est-ce que ça rejoint l'idée que
la langue qu'on parle,
c'est la langue de l'universel, et --
BC: Non, non: je pense qu'il y a
effectivement des génies des langues.
Il y a des génies des langues.
Non, ce que je pense, c'est que c'est
un encombrant problème,
parce qu'on tombe très vite dans
le nationalisme ontologique de Heidegger,
C'est-à-dire -
EK: ou de Rivarol?
BC: ou de Rivarol; dire ma langue est lié
à mon peuple, à ma culture,
et c'est la bonne.
EK: Mon histoire.
BC: Mon histoire.
Donc, s'approprier l'universel,
comme dit Rivarol:
"La langue française,
c'est la langue humaine." Bon.
EK: Oui, je le cite:
"Il me reste à prouver que,
si la langue française a conquis
l'Empire par ses livres, par l'humeur
et par l'heureuse position du peuple
qui la parle, elle le conserve
par son propre génie.
Ce qui distingue notre langue
des autres langues anciennes et modernes,
c'est l'ordre et la construction
de la phrase.
Le français nomme d'abord
le sujet du discours,
ensuite le verbe qui est l'action et enfin
l'objet de cette action.
Voilà la logique naturelle
à tous les hommes,
voilà ce qui constitue le sens commun."
Et il termine en effet:
"Puisqu'il faut le dire,
la langue française est
de toutes les langues
la seule qui ait une probité attachée
à son génie, sure, sociale, raisonnable.
Ce n'est plus la langue française,
c'est la langue humaine."
BC: Oui, et vous voyez, ce qu'il y a
de très drôle, c'est que quand il dit ça,
au fond, il est grec.
C'est-à-dire que --
EK: ou allemand.
BC: Oui, oui, enfin, l'allemand lui-même
était grec. [RIRE]
C'est-à-dire qu'il dit: "Voilà,
je parle le logos."
Le logos, c'est-à-dire
raison et discours joints.
EK: Ce n'est même pas que je le parle,
c'est le logos qui parle
au travers de moi.
BC: Absolument. Absolument. Mais ceci dit,
c'est quand même moi qui le parle.
En l'occurrence, c'est quand même bien
la France qui, etc.
Et vous voyez, il est en train
de se passer quelque chose
de très intéressant aujourd'hui:
plus personne n'oserait dire ça,
bien que, en sous main, ça continue
à se penser, sauf que
par exemple là, nous sommes invités,
la France est invitée d'honneur
à Francfort, à la foire du livre
de Francfort.
Hé bien, Paul de Sinety qui est
le commissaire de cette exposition,
du pavillon français, a décidé
qu'il ne ferait pas
un pavillon de la France, mais
un pavillon du français, c'est-à-dire
le français comme langue parlée
par d'autres,
une langue qui n'appartient pas.
Et ça, c'est déjà un pas extrêmement fort
et intéressant et intelligent
par rapport à ce "plus d'une langue".
Chaque langue est en elle-même, déjà,
la langue d'un autre.
EK: Ça veut dire que, si on veut
bien faire de la traduction,
il faut avoir une sorte
d'intelligence flottante?
BC: Oui
EK: Comme le disait je ne sais plus qui,
il ne faut pas être rivé à une langue,
il faut savoir circuler?
BC: Oui, bien sûr, il faut rester entre,
entre les langues,
et entre est un très beau mot,
parce qu'il veut dire à la fois
"entre deux", inter en latin,
et puis il veut dire aussi "entrer dans",
intrare.
Et je pense que c'est ça, la traduction.
Il faut à la fois être entre, et entrer.
[MUSIQUE](Voix Off) France Culture:
La conversation scientifique
par Etienne Klein.
EK: Alors revenons à l'exposition
qui a lieu à Marseille,
parce qu'on n'a pas tout dit,
on a évoqué quelques sujets
mais il y a aussi des événements qui
se déroulent dans cette exposition.
Des conférences, j'imagine, ou des --
BC: Oui, il y a eu
tout un cycle de conférences.
Le cycle de début, c'était, autour
d'un projet que nous avons en commun
avec un certain nombre
de chercheurs, déjà,
les intraduisibles des trois monothéismes.
C'est le dictionnaire suivant,
si vous voulez,
le dictionnaire dont je pense que
nous avons besoin aujourd'hui.
C'est-à-dire comprendre autour de quels
mots s'enroule chaque texte dit sacré
des trois monothéismes en langue,
et essayer de voir comment ça fonctionne,
quels sont les noms de Dieu,
comment ça se dit, Dieu,
dans la Torah, dans la Bible
et dans le Coran? Bon.
Et essayons de réfléchir à ça.
Comment ça se dit, "le livre",
comment ça se dit, "l'autre"? Bon.
Essayons de comprendre quels sont
les dispositifs,
si vous voulez, langagiers qui permettent
et qui permettent aussi
de passer d'un dispositif à l'autre,
de s'entendre.
On ne s'entend que quand on comprend
ce qu'on ne comprend pas, voilà.
EK: Est-ce qu'il y a une langue propre
des textes sacrés,
qui est revendiquée
par ceux qui y croient, disons?
BC: Mais ça dépend de quel texte:
pour la -- dans le catalogue, justement,
il y a un magnifique article
de Delphine Horvilleur
qui explique, bon, dans quelle langue,
qu'est-ce que c'est exactement
que la Torah,
qu'est-ce qui a été écrit en hébreu,
qu'est-ce qui a été révélé:
les Dix Commandements?
Le Premier Commandement?
La première phrase? Le premier mot?
La lettre en creux du premier mot?
Bon: cette présence absente
de la langue hébraïque
est tout de suite commentée par un targoum
en araméen etc.
Ça, c'est visible, si vous voulez,
dans les manuscrits
que je montre dans l'exposition.
Maintenant, prenons la Bible,
la Bible chrétienne.
En quelle langue se dit-elle?
Hé bien, elle ne se dit
dans aucune langue,
elle se dit en latin de traduction:
dans la traduction de la Vulgate
par saint Jérôme: c'est ça,
la langue autorisée.
Et lorsqu'on montre, par exemple,
une Bible de --
la Bible plurilingue d'Alcalà,
hé bien on voit le latin comme
une bande principale au milieu, au centre.
Et puis il est flanqué
de deux bandes latérales,
l'une en grec et l'autre en hébreu.
Et le commentaire, c'est:
"Voici le Christ et les deux larrons."
Donc vous voyez comment ça se passe
de manière infiniment différente.
Et enfin, le Coran, hé bien il est révélé
en arabe
et l'arabe doit rester la langue
du Coran.
Alors on peut traduire, non pas le Coran,
mais le sens du Coran.
Et néanmoins, ça, ça se voit
dans les manuscrits aussi
que l'on montre, qui sont des manuscrits
avec une traduction intralinéaire.
Donc sous l'arabe, il y a des mots,
par exemple en persan, en farsi,
et un mot sous un mot, mais ça ne fait
pas vraiment une phrase.
Et en tout cas, le Coran se dit
et se psalmodie en arabe.
EK: Est.ce que ces discussions
que vous avez,
ou ses conférences que vous faites,
sont bien accueillies?
Est-ce qu'il y a de la bonne volonté
dans ce travail de transposition,
ou est-ce que vous sentez qu'il y a
des résistances?
BC: Non, j'ai trouvé que c'était
magnifiquement accueilli,
mais il faut dire que Marseille
est une ville extraordinaire.
Et en l'occurrence, ce qu'il y avait
de si passionnant, c'est que
les lycées confessionnels venaient écouter
et écouter de manière croisée,
et préparaient les choses.
Donc ça, c'était vraiment
très intéressant.
Il y a eu d'autres conférences,
il y a eu --
Heinz Wismann est venu parler
avec Martin Rueff --
EK: Oui, il a écrit il y a quelques années
Penser entre les langues,
BC: Voilà.
EK: Où il raconte son itinéraire
entre la langue allemande,
la langue française et la langue grecque,
BC: Oui.
EK: qui a formé sa pensée de l'autre,
très justement.
BC: Oui, j'ai moi-même eu
une conversation, un dialogue,
avec Magyd Cherfi, qui a écrit
Ma part de Gaulois
et c'était aussi très intéressant:
bon, voilà.
Et puis il va y avoir bientôt
une conférence d'Alain Badiou
sur "Traduire La République", donc il a
hyper-traduit La République de Platon
et en a fait quelque chose de contemporain
et de f...
je ne sais pas s'il faut que je dise
que c'est fondamentalement différent
ou que c'est une appropriation extrême
par l'aujourd'hui
et par la pensée de Badiou
de la pensée de Platon.
Et puis il y a, en ce moment même,
deux traducteurs en résidence,
grâce au CNL, grâce --
qui ont une bourse pour traduire
Le monolinguisme de l'autre
de Jacques Derrida,
l'un vers l'hébreu
et l'autre vers l'arabe.
Et ils vont réfléchir aux difficultés
croisées qu'ils ont pu rencontrer.
EK: Est-ce qu'il y a des cas
où la traduction est tellement bien faite
qu'elle va s'imposer et devenir
infidèle à l'original?
Ou plutôt, l'original deviendra
infidèle à la traduction,
comme le dit Borges?
BC: Oui, c'est une phrase de Borges.
Hé bien vous voyez, je pense que
la Vulgate est un cas de ce genre.
C'est-à-dire que la Bible,
pour les chrétiens,
c'est le latin de la Vulgate;
or jamais le Christ n'a parlé latin.
EK: Alors justement, ça c'est un problème
qu'on retrouve aussi en sciences,
parce que vous êtes dans
la Conversation scientifique,
donc il faut qu'on parle un petit peu
de science. BC: Oui.
EC: Si on prend la physique, par exemple,
le langage naturel ou
le formalisme naturel de la physique,
ce sont des équations.
Est-ce que ça a du sens, pour vous,
de tenter d'imaginer ce qu'elles diraient
si elles pouvaient parler?
C'est-à-dire, est-ce que ça a du sens
d'essayer de traduire la physique
dans la langue commune, quitte à
la retravailler, à la critiquer,
puisque ce que dit la physique n'est pas
déjà contenu dans le langage.
Souvent, elle contredit le langage.
Est-ce que la vulgarisation,
comme on l'appelle,
vous paraît être une démarche qui relève
de la traduction en général,
du déménagement, de la métaphore,
justement?
BC: Oui, je dirais même, la vulgarisation
ne se fait pas de la même manière
dans chacune des langues.
Et ce qui me paraît très intéressant,
c'est de travailler le rapport
entre une équation et les métaphores
qui servent à dire ce qu'elle dit.
Et ces métaphores ne sont pas les mêmes
dans les différentes langues.
Je pensais, enfin, il y a un article
du Dictionnaire des intraduisibles
qui n'a jamais été écrit, parce que
c'est un article en quelque sorte maudit,
parce que je l'ai demandé successivement
à Ricoeur, à Derrida, Lyotard,
à Nicole Loraux. et bon, aucun d'eux
n'a pu l'écrire.
C'est un article sur la métaphoricité
différentielle des langues.
Et je crois que cet article-là
aurait touché la --
le rapport aux mathématiques, et
le rapport à la physique, et
le rapport à cette langue dite universelle
qui est le calcul.
EK: Oui, d'ailleurs, quand on lit
la traduction
d'un livre de vulgarisation anglais,
par exemple, en français,
on voit tout de suite
que c'est une traduction.
BC: Oui
EK: Parce que justement, les métaphores
qu'utilisent les physiciens anglais
ne sont pas les mêmes que les Français,
le rapport aux équations,
aux mathématiques, est différent.
BC: Oui: la mise en visibilité
n'est pas la même.
EK: Barbara Cassin,
quand on parle de traduction,
on pose la question du statut des
langues étrangères dans l'enseignement.
Est-ce que vous avez des recommandations?
Est-ce qu'il y a des choses
qui vous choquent
dans les pratiques d'aujourd'hui?
BC: Oh, ce qui me choque,
c'est l'état des lieux des livres
d'enseignement de langues,
comme si la langue était simplement
un moyen de communication, justement.
Et comme si l'important, au fond,
c'était de savoir comment dire:
"Let's go to the pictures."
C'est très important, mais ce n'est pas
la peine de l'apprendre en classe,
ou du moins, ce n'est pas ça qu'il faut
apprendre d'abord.
Je trouve que d'une part, il faut que
nous soyons bien meilleurs usagers
des langues -- des langues vivantes,
bien plus pratiquants, et donc, pour ça,
hé bien, vive les séjours linguistiques
et les échanges d'étudiants, bon.
Et puis je pense aussi qu'il faut que
nous soyons bien plus conscients
qu'une lange est autre chose
qu'un moyen de communication
et pour ça, il faut des textes bilingues.
Il faut des vrais textes, autre chose
que des journaux, ou -- bon.
Des vrais textes, et les travailler
en bilingue.
Je suis pour que les manuels,
si vous voulez,
fassent leur part aux poèmes, par exemple,
et à la difficulté de traduire ces poèmes.
Et donc,
avec plus d'une traduction à côté,
Ça, ça me paraîtrait
un exercice formidable.
Et justement, savoir faire
avec les différences,
voilà ce qui me paraît lié
à l'enseignement de la traduction
et je dirais encore un mot sur la manière
dont se passe, au fond, aujourd'hui,
l'enseignement en France.
En gros, quand même, on en est toujours à:
"Asseyez-vous et taisez-vous,
et si vous parlez, parlez français."
Hé bien, si au lieu de dire ça, on faisait
-- on posait la question:
"Quelle langue parlez-vous? Peut-être
parlez-vous plus d'une langue:
laquelle? lesquelles?"
EK: Et vous êtes sure que ça ne se passe
pas comme ça?
BC: Non, je pense que ça se passe
de plus en plus, mais
qu'il faut que ça se passe de manière,
disons, favorisée officiellement.
EK: Est-ce qu'il y a des raisons pour que
une population, par exemple les Français,
soient mauvais, comme on le dit souvent,
en langues étrangères?
Est-ce que c'est lié à leur rapport
à leur propre langue
qu'ils considéreraient comme meilleure
que les autres?
Est-ce que c'est de la suffisance?
Est-ce que c'est un problème
d'enseignement, de culture?
BC: Je pense que c'est tout ça à la fois.
Il y a un problème d'enseignement,
c'est-à.dire qu'on n'enseigne pas assez
à parler, communiquer en langue, donc
en l'occurrence, les échanges européens
sont fondamentaux, bon, et ailleurs.
Et ensuite, on n'enseigne pas assez
la culture des autres langues,
sauf quand on est loin
dans l'étude d'une langue.
Mais d'emblée, non.
Moi, je me souviens de Daffodils:
j'adorais ce mot,
j'adorais qu'il y ait Daffodils, ce poème,
dans mon livre d'anglais.
Aujourd'hui, quand je regarde
les livres d'anglais
de mes enfants et de mes petits-enfants,
il y a plus rien qui ressemble à ça.
[MUSIQUE] EK: c'est la fin
de cette émission, Barbara Cassin,
merci d'être venue.
J'ai l'impression, en vous écoutant, que
finalement, la traduction,
c'est une affaire d'amour, non?
BC: Oui, c'est une affaire d'amour --
EK: Vous êtes d'accord avec ça?
BC: Oui, mais alors ajoutons que,
à ce moment là, la politique aussi
est une affaire d'amour.
EK: Ça ne se voit pas tous les jours [RIRES].
Merci, Barbara Cassin.
C'était la Conversation scientifique
avec la collaboration de Cyril Baert,
à la réalisation, Laetitia Coïa
et à la technique, Myriam Guyot.
[MUSIQUE]
EK: Tout de suite, c'est-à-dire
dans quelques instants,
vous retrouvez Antoine Guillot
pour le rendez-vous "Cinéma"
de France Culture.