[La Parisienne Libérée] [Jérémie Zimmermann - entretien de documentation pour le projet Datalove] [Le Net neutre] (Jérémie Zimmermann) On utilise souvent ce terme de neutralité du Net qui est en fait un mauvais terme, parce que 'neutralité', dans nos sociétés, ça n'a pas une connotation vraiment positive. Ça a une connotation neutre. Personne ne va aller mourir pour la neutralité, même pas en Suisse. En réalité, la neutralité du Net, c'est l'universalité du Net. C'est cette caractéristique absolument unique qui est liée à des événements historiques, mais de l'histoire de la technologie. C'est qu'il y a quelques années, on ne savait pas faire un internet autre que neutre, autre qu'universel. Et c'est comme ça qu'internet s'est développé, c'est le modèle de croissance d'internet qui est basé là-dessus. Ça veut dire que tout le monde connecté à internet a accès à tout internet et peut participer à tout internet. Tout le monde peut accéder à tous les contenus, tous les services, toutes les applications et tout le monde peut publier des nouveaux contenus et expérimenter, publier des nouveaux services et de nouvelles applications. C'est ça, la neutralité du Net, c'est ça, le Net neutre. En réalité, ça -- c'est presque plus explicite de parler d'universalité, parce que ça donne bien l'image d'un petit gamin au Gabon, d'un autre en Afghanistan, d'un autre aux US ou d'un autre en Europe, qui vont avoir exactement le même potentiel d'accès et de participation. Alors il y a évidemment d'autres barrières à l'accès et à la participation: le fait qu'énormément de ressources soient en anglais et pas dans d'autres langues, le fait qu'au Gabon ou en Afghanistan, les débits sont sans doute très inférieurs à ce qu'on peut avoir aux Etats-Unis ou en Europe. Mais, dans les faits, avoir un accès à plus bas débit, ça reste un accès internet. Il faudra peut-être plus longtemps pour afficher la page Web, mais on y arrivera. On a été les pionniers du Web quand on avait des modems à 9600 ou à 14'400 caractères par seconde, là où aujourd'hui, ça se compte en millions. Cette universalité, elle est clé, parce qu'elle est, elle est de fait, elle n'a pas été choisie mais c'est un état de fait, et elle est le reflet de ce que pourrait être une société hyperconnectée, dans laquelle, sans barrières de langue, sans barrières de religion, sans barrières géographiques, les uns pourraient participer avec les autres, les uns et les autres pourraient s'entraider, pourraient inventer ensemble, pourraient -- à l'image des logiciels libres qui sont fabriqués, inventés collectivement par des gens aux quatre coins de la planète. C'est cet idéal humaniste qu'est l'universalité d'internet. Le problème, aujourd'hui, c'est que des intérêts industriels, d'une part, et politiques, d'autre part, rêvent de porter atteinte à cette universalité. L'exemple le plus flagrant, c'est le gouvernement chinois, qui, afin de préserver l'intégrité du régime politique, choisit que tout ce qui a trait à Tien An Men ou à Falung Gong ne soit pas accessible de ses citoyens. C'est un choix politique qui se transforme en des réglages techniques et en application massive de solutions technologiques de censure pour choisir que la Chine n'ait plus accès à tout internet mais à la version d'internet approuvée par le gouvernement chinois, ou à, en somme, Chineternet. On voit cette tendance de censure internet à des fins politiques se développer. Même ici, en France, pays des Droits de l'Homme, on voit la censure du Net se développer au nom de la lutte, ô combien légitime, contre la diffusion de contenus à caractère pédopornographique, contre les jeux en ligne qui ne paient pas leur TVA, bientôt, au nom de l'égalité hommes-femmes, etc. etc. Donc ça, c'est la vision politique d'un morcèlement d'internet qui porte évidemment atteinte à ce concept de neutralité, ou d'universalité, du Net, mais on voit aussi des intérêts économiques, chez les opérateurs Télécom principalement, se dire: "Mais pourquoi tout le monde aurait accès à tout? Nous, on a bien des choses à leur vendre, à ces utilisateurs. On leur vend par exemple des minutes de communication internationale hors de prix, pourquoi est-ce qu'on les laisserait utiliser des logiciels de Voix sur IP, qui leur permet de communiquer pas cher? On essaie de leur vendre des vidéos quand on essaie de faire des deals avec Universal ou Machin, pourquoi on les laisserait aller regarder YouTube?" Etcaetera. Et donc, on a vu se développer des politiques économiques qui d'abord visaient à directement restreindre les flux de données chez les utilisateurs. Alors il y a eu un certain nombres de levées de boucliers, de bronca (check) donc ça fait des années qu'on est sur ce dossier-là et les opérateurs semblent avoir mis de l'eau dans leur vin de côté-là. Mais maintenant, il y a une tendance lourde pour eux à essayer d'aller faire des deals directement avec les plate-formes de services en ligne, type YouTube, Daily Motion et autres pour prioriser certains flux. Et évidemment, quand on en priorise certains, on dépriorise tous les autres. Donc, c'est quelque chose qui appelle à notre vigilance, en tant que citoyens, parce qu'on est peut-être en train déjà de perdre ce qui est l'essence de cette universalité, de cet humanisme qui se niche au cœur du réseau internet, pour des raisons bassement politiques, pour des raisons bassement économiques. Et c'est pour cela qu'il faut imposer la neutralité du Net dans la loi, c'est pour cela qu'il faut sanctionner les comportements des opérateurs qui violent la neutralité du Net et c'est pour cela qu'on se bat, entre autres, avec la Quadrature du Net. Parce que, lorsqu'un acteur, qu'il soit institutionnel ou économique, va faire le choix de restreindre tel bout de notre accès internet, que ce soit en fonction de qui on est, d'avec qui on communique, ou de la nature même des données que l'on échange, cela va, d'une part, porter atteinte à notre liberté de communication, parce que notre expression est directement liée à internet aujourd'hui, mais aussi, ça va potentiellement créer des distorsions de concurrence ou des barrières à l'innovation. Donc, c'est un vrai enjeu de politique publique, c'est un enjeu de politique industrielle. Pour un meilleur développement d'internet et de tout ce qui s'y rattache, tout ce que l'on en tire comme bénéfices sociaux, économiques, culturels, il faut un Net neutre, il faut un Net universel. Cette neutralité du Net, dont nous affirmons qu'elle est essentielle pour protéger la liberté d'expression, la libre concurrence et l'innovation sur internet, doit être codifiée dans la loi. C'est un débat en cours depuis de longues années aux Etats-Unis, que l'on a initié au niveau européen et qui est en train de faire son chemin. Il y a déjà un certain nombre de pays au monde qui ont fait le choix d'imposer cette neutralité du Net. C'est le cas des Pays-Bas, c'est le cas de la Slovénie, du Chili et du Pérou. (La maîtrise des technologies) C'était un point commun entre tous les dossiers sur lesquels on agit et on évolue, qui est qu'il y a une incompréhension massive des réalités technologiques, déjà par les pouvoirs publics, donc par les lobbyistes, souvent par les journalistes qui racontent tout ça. Mais nous, on fait un petit peu le pont entre ces réalités technologiques et les aspects politiques publics, purement politiques ou sociaux. Et je suis convaincu d'une chose, c'est que c'est cette maîtrise de la connaissance de la technologie qui est le point de bascule entre le contrôle et la surveillance d'une part, et la liberté de l'autre. On voit ça avec les logiciels libres, par exemple. Lorsque quelqu'un a toute sa vie utilisé Microsoft Windows ou Apple Mac OS, la seule perspective de voir un autre système va les faire flipper. Mais pas parce qu'ils ne connaissent pas, plus parce qu'ils sont habitués et que sortir de ses habitudes est quelque chose de très difficile. Mais à chaque fois, on va voir que prendre en main ce nouvel outil implique ben, de faire œuvre d'un peu d'humilité, déjà, pour pouvoir s'ouvrir, pour pouvoir commencer à apprendre. Mais c'est l'apprentissage, dans le cas du logiciel libre, c'est quelque chose d'infiniment gratifiant, déjà parce que ce que moi j'ai appris en 95, avec le -- en commençant à utiliser GNU Linux, je le connais encore aujourd'hui, je l'utilise encore aujourd'hui. C'est des technologies qui sont durables, qui sont faites pour durer, contrairement à l'obsolescence programmée d'une nouvelle version d'un gadget qu'on va vous revendre tous les six mois, parce qu'il faut bien faire tourner la machine. Donc, il y a cet aspect de la connaissance gratifiante qui fait qu'une fois que vous comprenez comment fonctionne la machine, vous allez vous sentir plus en confiance, peut-être même plus en sécurité, parce que vous allez pouvoir adopter des réflexes et des mécanismes. Mais dans tout ce que l'on voit et dans toutes les technologies pour lesquelles on prêche, si j'ose dire, donc, que ce soit le logiciel libre ou les services décentralisés, par opposition aux Google et aux Facebook qui sont des montagnes gigantesques, des Mordor de données personnelles, ou le chiffrement point à point dans lequel les utilisateurs gèrent leurs clés pour communiquer entre eux et s'assurer que la communication ne soit pas, en théorie, surveillable, ce qui implique donc de gérer ces clés, de créer de nouvelles clés, de jeter ses clés à la poubelle quand elles sont trop vieilles, etc. Toutes ces technologies impliquent une prise en main par l'utilisateur. Certains vont voir ça comme: "Ah, c'est beaucoup trop compliqué, parce que moi, de toute façon, j'y comprends rien parce que je suis pas ingénieur." Mais en réalité, tout ce que ça veut dire, c'est: il faut apprendre. Il faut apprendre pour comprendre, pour se l'approprier. Et je suis convaincu d'une chose, c'est que ça n'est qu'en s'appropriant la technologie que l'on va pouvoir la maîtriser, et donc être libre. Parce que l'inverse, ça veut dire se faire maîtriser par la technologie, et donc se faire contrôler. Et ça, c'est le modèle d'Apple, dans lequel tous les appareils sont liés avec les logiciels, avec les produits, avec les machins, où vous ne pouvez pas sortir: une fois que vous avez mis le pied dedans, vous ne pouvez pas en sortir - et où on verra, avec les prochaines révélations, à quel point ils savent tout de vous, vos numéros de carte de crédit, vos déplacements, votre historique de navigation, etc. etc. Et ce sera peut-être un nouveau scandale. Et donc, cette notion d'apprendre la technologie pour se l'approprier, je pense, est au cœur de toutes ces problématiques à la fois politiques, sociales et culturelles, dans lesquelles on a l'impression qu'on est sur un point de bascule, on est à un embranchement entre deux scénarios: d'un côté, une société techno-totalitaire dans laquelle les machines seraient toutes utilisées ensemble contre nous pour mieux nous contrôler; et dans l'autre, l'utopie des logiciels libres, dans laquelle on a tous notre avenir en main, on a tous les moyens de devenir un entrepreneur, un startupeux (check) ou un politicien, ou un chanteur ou quoi que ce soit, parce que l'on a la maîtrise des outils, la maîtrise des technologies, donc, en somme, la maîtrise de nos destins dans l'environnement numérique. (Défendre nos libertés) Je pense clairement à cette histoire de la grenouille dans la casserole, où, quand tu vas jeter une grenouille dans une casserole d'eau chaude, elle rebondit avec ses pattes arrières et se barre tranquillette, ou quand tu mets la grenouille dans une casserole d'eau froide, que tu montes petit à petit la température, elle va pas s'en apercevoir, et elle va cuire. C'est cette image bien connue qu'on utilise souvent pour décrire le glissement de nos démocraties vers quelque chose d'autre, de post-démocratique, et c'est cela que l'on documente tous les jours avec la Quadrature du Net, quand on fait juste un petit peu attention au contexte politique ambiant, surtout dans un monde post 11 septembre 2001, et donc, cette idée que l'on peut à la fois mesurer combien se détricotent les libertés, et en même temps, retricoter derrière, utiliser le pouvoir que l'on a à l'échelle individuelle, utiliser évidemment internet tant qu'on l'a encore entre les mains, pour démultiplier cette capacité de veille, d'analyse, de réaction, d'organisation, de coordination et, de là, reprendre en main ces libertés, reconceptualiser ce qu'impliquent ces libertés fondamentales, que ce ne soit pas le vieux texte poussiéreux de Déclaration des Droits de l'Homme qu'on a oublié de lire depuis la classe de quatrième, mais se reposer la question de pourquoi tout homme peut lire, écrire, parler, imprimer librement, pourquoi il faut une protection de la vie privée, qu'est-ce que le droit à un procès équitable, qu'est-ce que ça implique, pourquoi la justice? Pourquoi on a fait ces investissements, pourquoi on a conquis ça par le passé, et tout simplement, s'en servir. Nous, ce que l'on dit, c'est que, voilà, la liberté ne s'use que si on ne s'en sert pas et qu'il faut utiliser sa liberté d'expression, il faut utiliser sa vie privée, dans laquelle on va se développer, dans laquelle on va expérimenter, dans laquelle on va inventer de nouveaux processus créatifs, de nouvelles idées, de nouveaux concepts, de nouveaux modes d'action politique. Il faut utiliser tout ça ensemble, pour faire la démonstration que c'est en utilisant ces libertés que l'on arrive à améliorer la société, que l'on arrive à s'améliorer soi-même et, en quelque sorte, redécouvrir la liberté, redécouvrir le sens des libertés, pour mieux agir, pour mieux participer, au sens large -- à fois la participation démocratique dans les activités politiques, mais la participation au sens large, à la vie sociale, à la vie de quartier, à la vie communautaire, à la vie associative etc. Moi, j'ai l'impression que l'antithèse du courage, non, l'antagoniste, j'ai l'impression que l'antagoniste du courage, c'est la peur, que la peur est instrumentalisée, que la peur est manipulée et que, avec la peur, on maintient les individus sous contrôle. Donc, déconstruire cette peur et les raisons de cette peur, déconstruire peut-être le jeu médiatique, la rhétorique politique, pour expliquer aux individus que cette peur est trop souvent fabriquée, instrumentalisée, est peut-être une des parties de la solution pour donner aux gens le courage d'agir. Ensuite, inventer des formes de militantisme qui ne soient pas les trucs à la papa, CGT poing levé, avec des banderoles, parce que, voilà, ça marche quand il y a 100'000 personnes dans la rue, mais dix personnes motivées, ou cent personnes motivées peuvent déplacer des montagnes, alors qu'en termes de manifs dans la rue, ça ne rime à rien. Donc inventer, réinventer des modes d'action qui permettent à des petits groupes, voire à des individus seuls, de participer à quelque chose de plus grand, ça, c'est tout ce que l'on a à faire avec internet, c'est ce que l'on essaie de pratiquer tous le jours. Ensuite, mener par l'exemple. Pas dire "Ah, vous devriez faire ceci ou cela, vous pourriez faire ceci ou cela." Juste le faire. Et dire: "Si vous voulez faire quelque chose de potentiellement utile, hé bien rejoignez-nous et aidez-nous à le faire." Et là aussi, c'est quelque chose que permet internet, c'est le concept de "do-ocracy" tel qu'on le voit dans le logiciel libre où c'est, si tu as une très bonne idée, mais que tu n'est pas à même soit de commenter précisément ce qui se passe, soit de fournir du code pour corriger le comportement du logiciel, ben tu ne seras pas aussi écouté que si tu dis: "Ben regardez, il y a un bug, voilà comment le réparer". Ensuite, sur l'impression d'un flux constant d'attaques sur nos libertés, c'est quelque chose qui pourrait être assez décourageant, et c'est pour cela, et d'une, que l'on s'affaire à essayer de faire le lien entre tous ces dossiers-là, pour voir qu'une fois que l'on a gagné sur l'ACTA, ça ne veut pas dire que tout reste à reconstruire: au contraire, la suite de l'ACTA, c'est le TAFTA, l'accord transatlantique. Et à partir du moment où l'on arrive à coudre, comme ça, les uns avec les autres, les dossiers, on arrive à construire cette "big picture", cette perspective sur les choses, dans laquelle on s'aperçoit que voilà, on n'est pas, on n'a pas tout à recommencer, mais au contraire, c'est un chemin. Je crois que c'est Nelson Mandela qui disait: "Voilà, j'ai escaladé une montagne immense, mais après avoir fini de l'escalader, c'est seulement pour s'apercevoir qu'il reste d'autres montagnes à escalader." Et ce sera toujours comme cela. On a commencé la Quadrature du Net du constat que ce flot d'attaques contre nos libertés était incessant. Pourtant, on peut y faire quelque chose. Ce que l'on a démontré avec ACTA, c'est une gifle politique qui résonne encore dans les couloirs de la Commission Européenne. Lorsqu'ils parlent de toucher à internet aujourd'hui, ce qui circule en interne, dans la Commission, c'est: "On ne veut pas d'un autre ACTA," tellement on leur a fait peur. Et donc, c'est plutôt ça, plutôt que de se dire: "Ah la la, on a gagné une fois, mais il va falloir recommencer," c'est se dire: "Voilà, on sait comment gagner, on a déjà gagné. Donc celle-là, on va la gagner encore mieux." Sur ACTA, il n'y avait pas que les hackers et les geeks de l'internet, il y avait les gens de l'Accès aux Médicaments, il y avait les gens de la réutilisation des graines, il y avait des bibliothécaires, il y avait des business, un peu, qui étaient là aussi. Et donc, élargir sans cesse le cercle des gens qui sont concernés par ces dossiers-là. Et pour le coup, avec l'Accord Transatlantique, ils sont en train de nous faire un cadeau, parce que ce truc-là est tellement vaste et concerne tellement d'aspects de nos sociétés, de la sécurité alimentaire, la finance, l'environnement, internet, Accès aux médicaments, etc. etc., que l'on voit déjà se profiler les signaux avant-coureurs d'un raz-de-marée contre cet accord, alors que l'on en est au troisième round de négociations. Aujourd'hui, n'importe qui prend un appareil qu'il a déjà dans sa poche, et qui vaut trente euros si-non, et se filme, et met cette vidéo sur internet. Ça, il y a 5 ans ou il y a 10 ans, c'était pas vraiment pensable. Aujourd'hui, on peut faire des chats avec des gens aux quatre coins du monde avec la voix, avec la vidéo, etc., on peut envisager des modes de participation et des modes de coordination, des modes d'organisation qui étaient impensables. Donc quelque part, j'ai l'impression que plus les pouvoirs publics ont peur d'internet, ou commencent à percevoir de plus en plus internet comme un contre-pouvoir, au plus, ils vont peut-être accélérer le pas de ces attaques contre nos libertés. Et donc, c'est une espèce de tension, évidemment permanente, mais qui est bien le reflet de l'impact d'internet sur nos sociétés et du potentiel qu'il offre pour la participation, et donc pour améliorer nos sociétés et pour changer le monde. Donc il est très important que l'on soit les gardiens de cette tension, que l'on ne lâche jamais rien, que l'on documente tous ces épisodes pour que, quand on perd un centimètre, on puisse tous savoir qu'on l'a perdu, mais aussi, quand on gagne un centimètre, on puisse tous savoir qu'on l'a gagné, que l'on puisse vraiment tracer cette ligne le plus précisément possible. Et quelque chose qui est très important aussi, et ce à quoi on s'attache énormément avec la Quadrature du Net, c'est le volet propositionnel. C'est dire "OK, on est en opposition" quand il y a des mauvaises choses qui arrivent au niveau des parlements, mais on va aussi dessiner notre agenda, notre agenda positif, par exemple, pour réformer le droit d'auteur, ou alors pour défendre la neutralité du Net et garantir la neutralité du Net ou encore, pour repenser le cadre de la liberté d'expression en d'autres termes que, d'un côté l'expression anonyme qui est celle des terroristes et qui permet tous les propos de haine et de l'autre, Google et Facebook qui demandent son vrai nom et où donc, on se sent en sécurité. Donc, replacer les bases du débat, replacer le débat public sur nos bases à nous, sur nos termes; faire venir les pouvoirs politiques et les pouvoirs industriels sur notre terrain autant que nous allons combattre sur le leur, quand ils nous proposent des HADOPI, des LOPSI, des ACTA, des TAFTA et des machins comme ça. Donc ça, c'est la partie un petit peu enthousiasmante, c'est celle qui est extrêmement difficile, parce qu'il est beaucoup plus difficile de fédérer autour d'un programme en 14 points sur la réforme du droit d'auteur et les politiques culturelles associées, que sur un message en dix caractères, comme "Non à ACTA!" Mais c'est, je pense, ce qu'il y a peut-être de plus structurant sur le long terme, de plus utile pour, et d'une, partager une vision de ce que serait une défense efficace de nos libertés sur internet et se donner des objectifs et, petit à petit, faire plier les pouvoirs politiques pour imposer cette défense sans compromis des libertés sur internet. En réalité, il y a une définition stricte des libertés: c'est la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen, c'est la Charte des droits fondamentaux au niveau européen, la charte de l'ONU, etc. Et en pratique, c'est beaucoup plus compliqué que ça. En pratique, nos libertés sont une espèce de cocktail dans lequel les composants sont un petit peu de pouvoir politique, un petit peu de pouvoir judiciaire et de jurisprudence, un petit peu de pouvoir administratif et surtout, beaucoup de pouvoir citoyen, beaucoup de nos usages, car on le voit tous les jours, et c'était flagrant dans les Etats-Unis après le 11 septembre 2001, combien les individus, dans toutes les sphères et à tous les niveaux, ont cette capacité à s'auto-censurer. Quand le Patriot Act est parti en octobre 2001, a été voté comme ça, comme une lettre à la poste, cette espèce de pavé qui était évidemment déjà rédigé lors des attentats du 11 septembre, personne aux Etats-Unis n'a osé broncher, parce que la rhétorique ambiante, c'était: soit vous êtes avec les terroristes, soit vous êtes avec les patriotes. Et cette loi, elle s'appelle le Patriot Act. Une chose est sûre, c'est qu'Internet, c'est un formidable laboratoire, c'est un terrain de jeu, internet, dans lequel un coup avec un masque de Guy Fawkes, un coup derrière pseudonyme, un coup avec son vrai nom, un coup sur un blog, un coup sur un tweet, un coup sur un canal IRC etc., on va pouvoir expérimenter avec de nouvelles formes d'expression, de nouvelles formes de langages, avec de nouvelles formes de participation. Et c'est ce côté-là qui est tellement précieux, je pense, parce qu'il est dynamique comme notre société devrait l'être et comme elle devrait l'être à plus forte mesure si elle devait s'adapter à des changements assez radicaux, comme des attaques en règle sur notre vie privée, sur notre liberté d'expression, voire sur notre droit à un procès équitable, liberté de mouvement, etc. (Rien à cacher) Si tu n’as rien à cacher, alors on pourrait mettre une caméra dans ta chambre à coucher et dans ta salle de bains, et en publier les images sur internet. - Ah non! Ou alors si tu n’as rien à cacher, on peut prendre ton login et ton mot de passe sur facebook ou sous google, les publier et que chacun puisse aller fouiller dedans. Non. On se rend bien compte, là, qu'il y a un problème. On se rend bien compte que ça -- qu'il y a un conflit avec cette notion de: "Mais j'ai rien à cacher". Ah, mais mine rien, il y a quand même des choses que j'ai envie de garder pour moi. Et ces choses que l'on a envie de garder pour soi, c'est son intimité. Alors, c'est évident quand on dit: "Voilà, déshabille-toi!." Ben non, parce que mon corps nu, je choisis de le partager avec qui je veux. Mais cette notion d'intimité, ce n'est pas seulement physique, c'est aussi intellectuel. L'intimité, c'est un espace dans lequel personne ne te juge, dans lequel tu choisis de te dévoiler parce que tu as confiance, parce que tu es avec les gens que tu choisis. Et c'est dans cette intimité que tu vas pouvoir dire un truc, et puis après, dire: "Ah non, je déconne," comme tu ne pourrais pas le faire dans l'espace public: là on dira "Ah! C'est noté, ça ne sortira plus de l'internet." C’est là que tu peux expérimenter avec des théories, des hypothèses, tu peux dire et si… oh et puis non, et puis l'abandonner. Tu peux comme ça inventer de nouvelles idées, de nouveaux concepts. Tu peux littéralement tester ton identité: c'est là que tu formes ton identité, c'est là que les individus se développent, c’est là que se niche ce qu’on pourrait appeler la créativité. c'est là qu'émerge de nos consciences ce qui nous définit dans nos individualités, dans nos identités. Et c’est ça qui est menacé lorsque l’on se sent surveillé. Lorsque l’on est surveillé. On le voit avec, historiquement, les exemples de l'Allemagne de l'Est sous la STASI qui avait, je crois, un informateur pour deux cents habitants, quelque chose de complètement dingue et disproportionné, et où du coup, les individus, entre eux, ne parlaient plus, les individus, entre eux, n'exprimaient plus leurs opinions politiques. Et il était impossible qu'un changement politique se fasse dans ce contexte-là. Mais sans remonter aussi loin, on voit bien que les comportements changent quand on se sent espionnés, quand on se sent surveillés, ou, par opposition, quand on ne peut plus bénéficier de cet anonymat qui fait partie, directement, de la protection de notre vie privée – comme il fait partie de la liberté d’expression. Si l'on ne pouvait pas, par exemple, prendre de pseudonyme pour aller parler sur un forum, qui irait dire: "Ben voilà, je suis séropositif, j'en suis là," et échanger avec d'autres? Qui irait sur un forum parler de sa crainte d'un avortement ou d'une maladie quelque elle soit? Qui irait révéler qu'il est gay alors qu'il est dans un contexte politique, religieux, social, où ça n'est pas admis? Et qui irait chercher des conseils, parce qu'il se sentirait mal dans la peau, menacé, etc.? Qui irait, tout simplement, voilà, appeler son médecin pour lui poser une question ou demander un avortement? Qui irait parler de son patron ou de ses responsables politiques pour dire ouvertement qu'il pense qu'ils sont malhonnêtes, qu'ils commettent des crimes, que leurs politiques vont conduire à des injustices? Donc, c'est cet ensemble de facteurs qui fait que l'on a tous besoin d'une protection forte de la vie privée. C'est tout ça ensemble qui fait que la protection de la vie privée est une liberté fondamentale. De plus, se dire: «oh ! j’ai rien à me reprocher donc je n’ai rien à cacher» est un petit peu absurde dans un monde où la surveillance est généralisée et où on a vu que c’est à trois niveaux de relations que les individus sont surveillés par la NSA. Donc si vous connaissez quelqu’un qui connaît quelqu’un qui est le frère, peut-être perdu de vue, d’un type barbu qui est soupçonné de commettre des actes de terrorisme, si vous n'avez rien à voir avec cette personne, alors c’est potentiellement tous vos emails, toute votre navigation, tous vos coups de fil, tous vos sms, qui sont espionnés par la NSA. Si ça se trouve, croiser un individu et faire un bout de chemin dans la même rame de métro que lui, par les traces de géolocalisation, vous mettent à un niveau de proximité et vous allez vous retrouver espionné. Mais au-delà de ça, on a vu que l'espionnage généralisé de la NSA servait, pas seulement à des fins de lutte contre le terrorisme -- la belle affaire -- mais aussi à des fins d'espionnage économique et à des fins d'espionnage politique. C'est les téléphones d'Angela Merkel, l'ordinateur personnel de Dilma Rousseff qui ont été espionnés. C'est le plus gros opérateur énergétique brésilien, Petrobras, dont les employés ont été espionnés, c'est Alcatel Lucent, en France, et Wanadoo, filiale d'Orange. Donc, on voit que cet espionnage généralisé, en créant un déséquilibre d'information, un différentiel d'information, crée aussi un différentiel de pouvoir, et que ce différentiel de pouvoir peut être utilisé, potentiellement, pour déstabiliser des entreprises, pour déstabiliser des gouvernements. Et imaginez que les entreprises françaises se fassent déstabiliser dans le cadre de la guerre économique: c'est tout le monde qui en pâtira. Même si vous n'avez rien à cacher, vous aurez à subir la même inflation que tout le monde. On a tous quelque chose à cacher, quelque chose à cacher de son petit copain, de sa femme, de son patron de son collègue, de ses amis. On a tous au moins un quelque chose à cacher de quelqu'un. Et utiliser ce secret contre nous est un instrument hyperpuissant. C'est un instrument de contrôle des individus. Et on se souvient qu'un bonhomme comme le général Petraeus, un général quatre étoiles de l'armée américaine qui était -- excusez du peu -- le patron de la CIA, s'est fait déstabiliser et ruiner sa carrière pour l'histoire d'UNE relation extra-conjugale. Et donc, c'est ça, la protection de la vie privée, c'est ça, la protection des données personnelles: c'est un pari sur l'avenir. C'est pas aujourd'hui où vous avez cette relation extra-conjugale que ça pourrait -- quelque chose à cacher, quelque chose -- mais ce qui dans un an, dans cinq ans, dans dix ans, pourrait être fait contre vous, si, d'ici là, peut-être, vous êtes entré en politique, vous êtes devenu journaliste, vous êtes devenu militant ou, tout simplement, vous êtes dans votre entreprise à un poste convoité avec, potentiellement, des adversaires. Donc, ce déséquilibre dans la connaissance de l'information personnelle, ce déséquilibre dans la connaissance de l'intimité des individus, est un outil de contrôle hyperpuissant et personne ne peut dire que dans cinq ans, dans dix ans, il n'aura rien à cacher et qu'il n'aura pas des adversaires qui tenteront de le déstabiliser. Aussi, certains se disent, peut-être pas qu'ils n'ont rien à cacher, mais que, au bout du compte, ils font une pas si mauvaise affaire que ça en donnant toute leur vie à Google, Facebook, Apple, vu qu'en retour, ils ont ces produits formidables, qui brillent, tellement faciles, etc. Hé bien, là, je pense qu'on peut affirmer qu'ils se trompent, parce que la valeur de ces agrégats de données personnelles est très largement supérieure à la valeur qu'ils tirent de ces produits. On en veut pour preuve la capitalisation boursière d'entreprises comme Google, Facebook ou Apple. Si on prend la capitalisation boursière de Google divisée par le nombre de ses utilisateurs, un utilisateur de Google lui rapporte quelque chose comme $500 par an. Donc, si on vous disait: "Vous donnez $500 par an à Google et Google vous donne ses services gratuits," vous diriez "Ben non! C'est beaucoup trop cher!" et on préférerait payer €3 par mois ou €5 par an, €10 par an Google et faire ce choix-là. Donc si on était sur un régime transactionnel, on se ferait forcément avoir, parce que la valeur de ces profils toujours plus précis que ces entreprises dressent de nous est insoupçonnable pour d'autres industries, comme par exemple le secteur bancaire, qui rêverait de savoir où vous êtes, quand vous êtes, avec qui vous êtes, dans quel pays vous voyagez, quand est-ce que vous buvez de l'alcool ou non, pour savoir comment vous mettre un crédit. Et pareil avec votre compagnie d'assurance. Et vous imaginez à quel point, si toutes ces données, collectées sous forme de profils de plus en plus précis, tombaient aux mains de ces industries ou de pouvoirs politiques qui voudraient s'en servir pour mieux nous contrôler, seraient utiles, seraient puissantes. Peut-être qu'on ferait fausse route en pensant que l'on pourrait transactionnaliser ses données personnelles, que l'on puisse vendre, à la découpe, nos libertés fondamentales, qu'on puisse vendre un petit peu de notre vie privée, sans y perdre. Eben Moglen explique ça très bien et lui, ce qu'il raconte, c'est que, au lieu d'un régime transactionnel, on serait plutôt dans une question écologique. Et dans une question écologique, on ne va pas faire du contrat, rejet, déchet par (pas? check)rejet déchet pour dire: "L'habitant près de la rivière Machin accepte que l'industrie Bidule rejette un truc dégueulasse," parce que c'est une norme sociale, l'écologie. Donc on a des régulations qui vont être de portée globale et qui vont mettre des seuils d'acceptabilité aux comportements et pénaliser les comportements qui sont en dehors de ce seuil d'acceptabilité. Hé bien, si ça se trouve, la protection de la vie privée, c'est la même chose. Si ça se trouve, chaque individu n'est pas en mesure de faire ce choix de "Oh, ben oui, je choisis de perdre les informations relatives à mes mouvements, je choisis qu'une entreprise puisse savoir où je suis, tout le temps et, au lieu de ça, je vais avoir un truc qui va me dire quand est-ce qu'il y a une pizzeria à deux pas." En fait, si ça se trouve, on fait fausse route en allant sur ce régime là et on devrait exiger des pouvoirs publics qu'ils imposent des régulations strictes de la protection des données personnelles et de la vie privée, de la même façon qu'on devrait exiger un encadrement strict des activités de renseignement. Dans cette notion de la vie privée comme un environnement, comme quelque chose d'écologique, il y a le fait que si toi, tu penses que tu n'as rien à cacher, et que, du coup, tu t'en fous, et que tu as envie de tout donner à Google et à Facebook, hé bien tu ne te rends pas compte qu'en faisant ça, tu vas aussi donner une partie des communications de tes correspondants, de ta famille, de tes amis, à Google et Facebook. C'est que stocker ton mail chez Google, tu fais peut-être ce choix pour toi, mais chaque mail a deux correspondants. Et donc, c'est toutes les conversations de quelqu'un qui lui, peut-être, fait attention à sa vie privée, que tu vas choisir de stocker aussi sur Google. Et d'où Jake Appelbaum, qui a cette métaphore, en disant: la protection de la vie privée, c'est comme le safe sex. Tu mets un préservatif pas seulement pour te protéger toi, mais aussi pour protéger la personne avec qui tu as un rapport. Et c'est un petit peu la même chose sur internet. On devrait penser pas seulement à sa vie privée et à sa vie où on n'a, potentiellement, rien à cacher, mais aussi à celles des autres. Et que créer des comptes Facebook à ses gamins pour mettre leurs photos tout nus en prenant leur bain etc., c'est peut-être mignon comme tout pour la famille et tout, mais quand eux se verront comme ça, des années après, peut-être qu'ils s'en mordront les doigts. [Paranoïaque, moi?] Paranoïaque, moi? Qui t'a dit ça? C'est eux, encore! Ils sont partout. Non, il y a quelques années, on nous traitait de paranoïaques, de complotistes, de doux dingues, quand on évoquait la capacité technologique à surveiller toutes les communications, quand on évoquait la capacité à agréger toutes les données personnelles ensemble pour en faire des profils, pour prédire le comportement des individus. Bon, les révélations de Snowden montrent que nos idées les plus extrêmes sont en réalité encore loin de la réalité, que c'est le gouvernement américain qui est complètement paranoïaque, que c'est leurs pratiques qui sont le pire scénario que l'on pouvait imaginer. Et ça, Julia Assange explique ça très bien en 2006, au moment de fonder Wikileaks, où il dit: "Lorsqu'un Etat abuse du secret, utilise le secret pour camoufler des mensonges ou des crimes d'Etat, alors la gestion de ce secret augmente, le coût de la gestion de ce secret augmente et devient une paranoïa d'Etat." Et à faire fuiter des documents, à exposer la vérité, on va encore augmenter le coût de la gestion de ce secret, on va encore augmenter la paranoïa d'Etat jusqu'à, éventuellement, ajouter tellement d'inertie que l'on va la faire s'arrêter. Et c'est ce que l'on voit déjà depuis l'affaire Manning. On s'est aperçu qu'un private, un seconde classe, a pu accéder à tous ces documents qui n'étaient pas top secret, mais qui étaient quand même à un niveau de secret relatif. L'armée américaine s'est mise en branle pour essayer de tout cloisonner, de tout compartimenter et d'éviter d'avoir un prochain Manning. Or, on savait qu'à l'époque de Manning, il y avait au moins trois ou quatre millions d'individus aux Etats-Unis qui avaient un niveau d'accès comparable. Donc c'est un Américain sur cinquante, c'est énorme. On le voit avec Snowden. Snowden était habilité top secret et en fait, il était tellement brillant que ses collègues lui ont donné plus d'accès que ce qu'il aurait dû avoir. Mais des gens habilités top secret aux Etats-Unis, il y en a, je crois, 950'000. C'est un Américain sur 300. Là aussi, on voit que le coût de la gestion de ce secret est absolument phénoménal. Et sur ces 950'000, il y aura forcément encore un Edward Snowden. Donc, on s'aperçoit que les personnes qui comprennent un peu la technologie et qui comprennent aussi la politique élaborent des scénarios qui sont, un temps, qualifiés de paranoïaques, mais lorsqu'on s'aperçoit que ces scénarios sont en réalité mesurés, voire doux, par rapport à la réalité, on réalise avec effroi que ce sont les gouvernements qui sont paranoïaques. Et là, on a un problème: on sait, historiquement, que la paranoïa est une des caractéristiques des régimes totalitaires, des pouvoirs qui ne veulent pas lâcher le pouvoir, des pouvoirs qui sont prêts à, massivement, violer les libertés fondamentales, pour conserver ce pouvoir. Et on ne peut pas s'empêcher de se dire que l'on retrouve certaines de ces caractéristiques dans le gouvernement américain et ses diverses administrations et dans les gouvernements européens qui leur emboitent le pas dans cette politique du choc et cette politique de la terreur que l'on vit depuis le début du XXIème siècle. Tout est justifié politiquement par cette guerre contre le terrorisme. la détention arbitraire de Guantanamo Bay, les meurtres robotisés des drones, la surveillance généralisée de tous les citoyens de la planète, etc. Et c'est Thomas Jefferson, un des pères fondateurs des Etats-Unis, qui dit qu'une nation prête à sacrifier un peu de liberté pour un peu plus de sécurité, n'aura ni l'un ni l'autre, et ne mérite ni l'autre. Mais surtout, cet argument a vécu, parce que le chef du renseignement américain, le général Clapper (check) a été forcé d'admettre devant le Congrès qu'il ne pouvait pas prouver que des attaques terroristes avaient été démantelées grâce à cette surveillance de masse. Alors, bien sûr, les services de renseignement préviennent, empêchent des attaques terroristes. Mais ils les empêcheraient peut-être tout autant s'ils n'avaient pas le super-joujou de la surveillance de masse. Et c'est ça la question qu'il faut poser: c'est, est-ce que l'on peut démontrer que des attaques terroristes n'auraient pas été empêchées sans cette surveillance de masse? Et ça, je ne suis pas sûr qu'on puisse y répondre par l'affirmative. En revanche, ce que l'on peut démontrer, c'est que cette surveillance de masse est d'ores et déjà utilisée à des fins d'espionnage économique et à des fins d'espionnage politique, que la NSA espionne PetroBraz (check), Alcatel, Merkel, Dinma (check). Ça n'est pas justifiable par le terrorisme et ça démontre bien que ces écoutes et cette surveillance généralisée des population est absolument injustifiable et injustifiée. Internet, c'est l'antidote contre la peur, déjà parce que le courage est contagieux: c'est la devise de Wikileaks. Mais surtout, parce que quand les citoyens peuvent, au lieu de consommer passivement des images et des messages alarmants, des messages de peur, lorsqu'ils peuvent s'exprimer, ils peuvent, par la déconstruction, par la réflexion, par l'humour aussi, questionner ces messages et essayer de construire d'autres narrations, d'autres chemins de pensée, et des alternatives à cette politique du choc, à cette politique de la terreur. Et je pense que c'est en partie pour cela que les politiques ont peur d'internet et voient internet comme un contre-pouvoir qu'il faudrait contrôler. [La bulle bruxelloise] La "Brussels bubble," c'est une sorte de vase clos, c'est une sorte de milieu à la fois fascinant, parfois un petit peu repoussant, dans laquelle les plus brillants cerveaux des 28 Etats membres se frottent les uns aux autres, mélangeant orientations politiques, intérêts divers et variés, c'est quelque part, la génération Erasmus et tous les cerveaux les plus brillants qui ont eu l'occasion de voyager et d'échanger, qui parlent tous plusieurs langues, qui se connaissent les uns les autres, qui se fréquentent les uns les autres, qui couchent les uns avec les autres et que l'on retrouve assistants parlementaires, wannabe députés, fonctionnaires à la Commission Européenne, et que l'on retrouve typiquement le soir Place du Luxembourg, devant le Parlement Européen, dans les 6 ou 7 bars les plus fréquentés où ça boit, ça chante, ça brasse de l'influence. C'est là qu'on a négocié sur les coins de tables des morceaux d'amendements, c'est là qu'on a fait pression sur des gars (check) en disant: "Toi, si demain elle ne signe pas ton euro-député, elle sera une star sur internet," etc. etc. Cette espèce de, vraiment, de vase clos qui est tellement hermétique pour le citoyen ordinaire. Qui connaît l'ordre du jour du Parlement Européen? Qui connaît le nom de trois euro-députés? Qui est capable de dire le nom de trois Commissaires européens? C'est frappant de voir combien, d'un côté, il y a cet univers en vase clos, avec ses codes, ses règles, ses personnalités, ses usages, et de l'autre, combien tout le monde s'en fout, combien tout le monde se fout de ce qui se passe à Bruxelles. Il y a une vraie déconnexion. Et ce qui s'engouffre dans cette déconnexion, c'est les lobbies. C'est les représentants d'intérêts industriels qui vont aller faire copain-copain, qui vont aller se montrer, qui vont organiser des événements, etc., et qui auront, du coup, toute marge de manoeuvre, parce que des citoyens qui s'intéressent à cette bulle bruxelloise, il n'y en a quasiment pas. Et donc, ça laisse une marge de manoeuvre quasi totale aux lobbies industriels. Et ce que l'on constate tous les jours, quand on agit au niveau du Parlement Européen, au niveau d'institutions européennes en tentant de défendre les libertés sur internet, et c'est pour cela qu'on essaie un petit peu, sinon de crever la bulle, en tout cas de la rapprocher un petit peu du citoyen, documenter ce qui s'y passe, pour que, voilà, pour essayer de faire des -- rendre star sur internet tel ou tel rapporteur de telle ou telle directive qui est sur le point de faire quelque chose d'inacceptable, et pour essayer de connecter les citoyens avec cette bulle. Alors, la bulle de Bruxelles, à l'extérieur, elle est bleue avec des étoiles jaunes, et l'intérieur, elle est de toutes les couleurs. Elle est de toutes les couleurs parce que, déjà, il y a un grand nombre de sensibilités politiques qui sont représentées au Parlement Européen: on n'est pas dans le bi-partisanisme. Il y a le groupe SMD qui est rouge, qui est le gros groupe de gauche, il y a le groupe PPE qui est bleu, qui est le groupe de droite, qui n'est pas majoritaire, mais presque. Au milieu, il y a l'.... (check) qui est jaune, il y a le groupe des Verts qui est assez influent, quand même, pour un groupe de gauche, il y a le groupe des Goués (check), l'extrême gauche, qui est en rouge foncé, il y a toute la masse brunâtre ou noire des non inscrits, qui risque de grossir aux prochaines élections européennes, il y a les EFD qui sont plus bleus que les bleus, il y a les ECR, qui sont encore plus bleus que les bleus: c'est assez particulier et en fait, à l'intérieur de chacun de ces groupes politiques, il y a des sensibilités différentes qui sont représentées C'est que les conservateurs français, par rapport aux conservateurs espagnols, par rapport aux conservateurs polonais, par rapport aux conservateurs suédois, ont tous des petites différences. Donc même quand on voit le gros groupe bleu du PPE, en fait, il y a des bleu clair, des bleu foncé, des bleu turquoise, des bleu moyens: c'est pas très homogène. Et, de la même façon, quand on voit les gens qui évoluent dans cette Brussels Bubble, c'est des grandes brunes grecques, c'est des petits blonds suédois, c'est des -- enfin il y a toutes les couleurs, toutes les physionomies, tous les visages, toutes les cultures qui sont représentés. Une des choses qui me rendent optimiste dans cette mélasse et dans l'Union Européenne en général, c'est la devise de l'Union Européenne, que je n'ai apprise qu'après avoir passé beaucoup de temps là-bas et qu'en fait, on voit inscrite en bas de tous les documents officiels dans la langue du document, c'est "Unis dans la diversité", "United in diversity." C'est un petit peu ce que l'on fait, nous, avec les internets en face, mais c'est aussi un petit peu ça, cette Brussels Bubble, c'est une espèce de patch recomposé de cultures, d'orientations politiques, d'intérêts et c'est, voilà, c'est tout ça à la fois, c'est le chaudron. Je pense que le point de rencontre le plus, peut-être le plus authentique, c'est vraiment cette Place du Luxembourg, à partir de 18-19 heures le soir, pour les voir sortir du Parlement Européen et voir se mélanger lobbyistes, assistants parlementaires, fonctionnaires de la Commission. Et je vous cite une petite anecdote rigolote là dessus où, à un moment, bon, on buvait beaucoup pendant le Paquet Telecom, avec notre ami assistant et on était vraiment en mode guerre. Et donc, on se retrouvait là, et on buvait des Chimays (check) bleus et des Chimays bleus et des Chimay bleus, et moi, je posais la question sur un mode un peu, un peu ironique: "Bon, et toi, t'es quoi? T'es assistant parlementaire, t'es lobbyiste ou fonctionnaire?" Et j'avais tout le temps une réponse qui tombait dans ces lignes-là. Et un soir, on était avec mon ami Raphaël, et avec ses potes, Il dit "Bon, on va au truc. là-bas. machin, ouais, on ira après, etc. On commence à boire, on commence à avoir faim, il dit "Non non, mais il y a un truc là-bas, après, on va y aller, il y a de la nourriture et tout." Je ne savais pas bien de quoi il parlait. Puis on boit encore une tournée, puis encore une tournée, puis comme on est pleins, c'est toujours dur de quitter un bar, à la sixième ou septième Chimay Bleue, on va à deux pas d'ici, dans un lieu dans lequel plein de gens de cette même bulle étaient en train de boire, de rigoler, etc. Tous les plateaux de nourriture étaient déjà vides, mais il y avait apparemment Open Nourriture, il y a Open Bar. On arrive, on attrape une bouteille, on commence à faire comme chez nous. Et sur cette terrasse, je me trouve à côté d'une jolie nana, je lui demande: "Alors, toi, t'es lobbyistes, t'es assistante parlementaire, ou t'es fonctionnaire?" "Ah, moi je suis lobbyiste." "Ah ouais, pour qui?" "Pour l'industrie du tabac." "Ah, l'industrie du tabac, j'adore le tabac, j'aime beaucoup ce que vous faites. Vous avez complètement raison. Non, mais, je veux dire, les enfants devraient pouvoir fumer comme, enfin, je veux dire, tout le monde est libre de ses choix, tout le monde comprend l'implication de ces 200 molécules sur le cerveau et le reste du corps. C'est absurde que de vouloir encadrer ça. Et puis de toute façon, c'est comme la cocaine, ça devrait être légal. Chacun peut faire ses choix et je suis à fond avec vous." C'est que la nana ne savait pas sur quel pied danser, je me suis dit "Ah ah ah" et puis je me suis barré et je suis allé parler avec quelqu'un d'autre. Et je lui fais: "Alors toi, lobbyiste, assistant ou fonctionnaire?" "Ah, lobbyiste." "Ah bon, de quoi?" "L'industrie du tabac." "Ah." Donc je lui tiens à peu près le même discours, puis je vais voir mes potes (check) et puis on s'en va. Je lui dis: "Mais attend, c'était quoi, ce truc?" Mon pote me dit: "Ah, ben c'était l'industrie du tabac qui organisait." "Mais pardon? Mais tu --- mais tu aurais dû me le dire avant, j'aurais bu, j'aurais vomi sur leurs pompes, je..." "Ah, mais non, non, c'est tout le temps comme ça, on reçoit tous un e-mail dans le Parlement Européen, qui dit: 'Ce soir, il y a nourriture gratuite chez le lobby du tabac.'" Et pour eux, c'est naturel d'aller se rendre dans un événement comme ça. Ils voient ça comme un open bar avec de la nourriture gratuite, où ils vont retrouver leurs amis. Et c'est vrai qu'évaluer l'impact de tels événements sur les politiques publiques, c'est extrêmement difficile. Ça veut dire que tel ou tel visage va devenir un petit peu familier, qu'on va avoir parlé à telle ou telle personne dans un contexte ou chacun aura deux ou trois verres dans le nez, qu'éventuellement, les uns vont partir avec les autres, et ah ah. et donc, ça crée une proximité qui, a mon avis, est tout à fait, tout à fait délétère. Donc cette place du Luxembourg, c'est un bon point de départ. Ensuite, l'intérieur du Parlement Européen, n'importe quel citoyen peut y aller, invité par un eurodéputé: il suffit d'appeler l'euro-député de votre cru et de demander à se faire inviter, c'est vraiment très facile. Et de là, se positionner à différents endroits stratégiques sur la plateforme du 3ème étage, qui est entre les deux bâtiments, la tour -- historiquement, la tour de la gauche et la tour de la droite. Et donc, c'est là que tout le monde transite. Ou au Mickey Mouse Bar: il s'appelle comme ça parce que ses chaises font un petit peu penser à la tête de Mickey Mouse et ça donne, là encore, une idée de l'impact psychologique que peut avoir une entreprise comme Walt Disney en renommant officieusement un bar au sein du Parlement Européen. Et donc, le Mickey Mouse Bar, c'est là où tous les lobbyistes donnent rendez-vous aux euro-députés et où les euro-députés se rencontrent entre eux pour discuter de stratégies, d'amendements, de choses etc. Donc, c'est un lieu où j'aime bien me mettre avec mon laptop pour faire ce que j'ai à faire et voir passer les gens, et les alpaguer, quand j'ai un dossier en cours. Un autre endroit, c'est peut-être se mettre en bas de l'immeuble du Bar Lemon, qui est l'immeuble de la Commission Européenne: on peut marcher de là depuis le Parlement Européen, c'est à une dizaine de minutes à pied. Et voir entrer et sortir ces technocrates, tous engoncés dans leurs costards à peu près pareils, voir arriver des délégations de lobbyistes, des délégations de fonctionnaires de divers pays, avoir une idée, comme ça, du flux continu qu'il peut y avoir à la Commission. Après, peut-être aller faire le tour de la rue -- comment s'appelle-t-elle? -- rue de la Loi, je crois, qui est la rue qui est entre la Commission et le Parlement Européen, à peu de choses près, et sur laquelle il y a les bureaux de tous les lobbies. Ah, c'est très important, c'est très impressionnant de voir ça aussi, parce qu'on voit tour à tour, voilà, après, il y a des noms de cabinets qui ne diront rien à personne et qui sont des cabinets de mercenaires de lobbying, et qui font ça pour le plus offrant. Mais on voit, comme ça, l'Association des aveugles, l'Eglise de Scientologie, machin pour l'environnement, fédération bidule des telecoms, et on voit, comme ça, à chaque numéro, les plaques qui donnent une idée des centaines de bureaux employant les milliers de personnes dont l'activité est, au quotidien, d'aller influencer la Brussels Bubble. [Datalove] Datalove, ça a émergé d'une petite communauté internationale, à forte dominante suédoise qui, à l'époque naissante, s'appelait "Telecomix". On était une petite bande, on devait être une dix-quinzaine, à l'époque, et on expérimentait avec des usages sociaux d'internet. On expérimentait avec des, à la fois des modes d'interaction et des modes de communication: quelque chose de très spontané, très impressionnant, en soi. On était impressionnés du fait que sur leur cananl IRC, leur canal de discussion, il y avait moitié de filles, ce qui est quelque chose d'assz peu fréquent dans la communauté hacker où il y a en général une très forte composante masculine. Et, en parlant de tout et de rien, a émergé cette notion de Datalove comme, en quelque sorte, c'est une espèce de prolongation de ce qu'est l'amour dans la sphère numérique. J'essaie pas de le définir, parce que de la même façon que définir l'amour, c'est un petit peu imbécile et que chacun peut avoir sa définition, et puis -- que même si on sait bien, que l'amour est quelque chose d'universel, on n'a pas, chacun, besoin de s'entendre sur une définition pour le ressentir. Pour moi, le Datalove, c'est les émotions qui peuvent être suscitées au travers des technologies numériques. Un exemple tout bête: c'est se poser une question existentielle que l'on s'est toujours posée et un jour, se dire: "Hé, mais si j'allais tout simplement regarder sur Wikipédia et là, trouver la réponse, formulée de dix façons différentes, par cent personnes différentes, avec une discussion autour, et juste trouver la solution. C'est chercher une chanson de Fela Kuti et tomber sur l'intégrale, en fichier BitTorrent, en format flac ou d'une qualité géniale, et -- et voilà. Mourir d'émotion de trouver un amas, un amas de fichiers. Et je vois ça comme une forme de projection de nos humanités au travers du numérique et au travers d'internet. Et trop souvent, on a tendance à laisser un petit peu tout ça aux techniciens, ou alors, pire, aux commerciaux, et oublier un petit peu que c'est avant tout des humains qui sont derrière leurs terminaux, eux-mêmes interconnectés globalement en réseau et que internet, c'est peut-être avant tout la somme de nos humanités, avant d'être la somme de nos méga-octets, de nos mégabits par seconde, de nos giga-herz de micro-processeurs. C'est avant tout des humains interconnectés entre eux. Peut-être que c'est ça, le Datalove: c'est faire le lien entre la machine universelle, le réseau global et, tout bêtement, les humains et les humanités qu'il y a au bout. Par définition, le Datalove est quelque chose d'universel, comme l'amour, que c'est, effectivement, le fait d'aimer internet. On aime internet, et on a vu les gens descendre dans la rue par milliers contre ACTA, l'Anti-Counterfeiting Trade Agreement, l'accord commercial anti-contrefaçons où dans 300 villes d'Europe, le même jour, les centaines de milliers de gens qui étaient dans la rue, pour s'opposer à un accord commercial, multilatéral, négocié par la Commission et le Conseil de l'Union Européenne, avec du droit pénal. Bref, un merdier incompréhensible. Mais les gens étaient dans la rue parce qu'ils voulaient défendre leur internet, parce qu'on aime internet. Et qu'est-ce qui fait que l'on aime internet? On n'aime pas les machines, on les aime pas d'amour. On peut les trouver agréables, utiles, elles peuvent renvoyer une jolie image de nous, ou quelque chose comme ça, mais on aime internet, parce qu'on aime ce qu'ily a de l'autre côté de notre écran. Et ce qu'il y a de l'autre côté de notre écran, c'est pas que des machines, c'est l'humanité toute entière. Internet, c'est une fenêtre sur le monde, c'est une fenêtre sur l'humanité. Et c'est cela que l'on aime, j'ai l'impression, c'est la somme de tout ce que ces autres investissent dedans. En fait, ce que l'on aime, c'est l'humanité. Et donc, je ne pense pas que ce soit fonction de combien de temps vous passez sur internet, et puis tu as des gens qui vont rester toute la journée, toute la nuit, connectés sur un seul truc, qui va être World of Warcraft, ou Facebook, ou machin: c'est pas vraiment ça, internet. Donc, je pense que c'est quelque chose qui vient assez vite quand on comprend ou quand on pressent que internet, c'est pas seulement une machine, c'est pas seulement juste une télévision en mieux, c'est pas juste une console de jeux en mieux, mais que c'est véritablement une fenêtre sur le monde. C'est là que la dimension émotionnelle, parfois, chez certains, un petit peu mystique, prend tout son sens, et c'est cela que l'on appelle le Datalove. [La Parisienne Libérée & Jérémie Zimmermann Datalove 5 titres à découvrir su mediapart.fr entre le 6 février et le 12 juin 2014.]