La seconde moitié du 20e siècle
a été complètement définie
par une révolution technologique :
la révolution du logiciel.
La capacité à programmer des électrons
sur une matière, le silicium,
a rendu possible des technologies,
des sociétés et des industries
qui nous étaient jusqu’alors
inimaginables,
mais qui ont fondamentalement changé
la manière dont fonctionne le monde.
Cependant, la première moitié du 21e
va être transformée par
une nouvelle révolution du logiciel :
la révolution du logiciel vivant.
Et elle sera mise en action par la
capacité à programmer la biochimie
sur une matière appelée biologie.
Et ainsi, nous pourrons utiliser
les propriétés de la biologie
pour créer de nouveaux types de thérapies,
pour réparer des tissus endommagés,
pour reprogrammer
des cellules défectueuses,
et même pour construire des systèmes
d'exploitation par la biochimie.
Si nous y arrivons -
et nous devons y arriver -
les impacts seront si importants
que cela rendra la première révolution
logicielle insignifiante en comparaison.
Et cela parce le logiciel vivant
transformera la totalité de la médecine,
de l'agriculture et de l'énergie,
des secteurs qui écrasent
ceux dominés par l'informatique.
Imaginez des plantes programmables
qui fixent l'azote plus efficacement
ou qui résistent
aux nouveaux pathogènes fongiques.
Imaginez des récoltes programmées
pour être vivaces plutôt qu'annuelles,
afin de pouvoir faire
deux moissons par an.
Cela tranformerait l'agriculture
et permettrait de nourrir une population
mondiale en croissance.
Imaginez une immunité programmable,
utilisant des dispositifs moléculaires
guidant votre système immunitaire
pour détecter, éradiquer
voire prévenir des maladies.
Cela transformerait la médecine
et la manière de maintenir une population
vieillissante en bonne santé.
Nous avons déjà beaucoup des outils
qui rendent possible le logiciel vivant.
On peut éditer précisément
les gènes avec CRISPR.
On peut réécrire le code génétique
base par base.
On peut même construire
des circuits synthétiques à partir d'ADN.
Mais comprendre comment et quand
se servir de tout ça
est encore un processus
d'essais et d'erreurs.
Cela demande une grande expertise,
des années de spécialisation.
Les protocoles expérimentaux
sont compliqués à découvrir
et trop souvent, difficiles à reproduire.
Vous savez, on a tendance en biologie
à beaucoup se focaliser sur les détails,
mais on sait tous que l'acte de voler
n'aurait pas pu être compris
si on n'avait étudié que les plumes.
Et donc, programmer la biologie n'est pas
aussi simple que programmer un odinateur.
Et pour compliquer les choses,
les systèmes vivants ne ressemblent
pas du tout aux systèmes inventés
que vous et moi programmons
tous les jours.
A l'inverse des systèmes conçus par nous,
les systèmes vivants s'auto-reproduisent,
s'auto-organisent,
fonctionnent au niveau moléculaire.
Et les interactions à ce niveau
produisent généralement
des résultats solides à l'échelle macro.
Ils peuvent même s'auto-réparer.
Observez, par exemple,
la simple plante d'intérieur,
comme celle sur votre cheminée,
que vous oubliez toujours d'arroser.
Tous les jours, malgré votre négligence,
la plante se réveille
et doit déterminer comment
allouer ses ressources :
grandir, faire de la photosynthèse,
produire des graines ou des fleurs ?
C'est une décision qui doit être prise
au niveau de l'organisme entier.
Mais une plante n'a pas de cerveau
pour se décider.
Elle doit se débrouiller
avec les cellules de ses feuilles.
Elles doivent réagir à l'environnement
et prendre des décisions
qui affectent la plante entière.
Et donc, d'une certaine manière, il y a un
programme à l'intérieur de ces cellules,
qui réagira aux signaux extérieurs
et déterminera ce que cette cellule fera.
Ces programmes doivent ensuite
travailler de manière distribuée,
cellule par cellule,
afin de coordonner leur action
pour que la plante grandisse et fleurisse.
Si nous arrivions à comprendre
ces programmes biologiques,
si nous arrivions à comprendre
les calculs biologiques,
cela transformerait notre
comprehension du comportement
des cellules.
Et si nous comprenions ces programmes,
nous pourrions les déboguer
en cas de problème.
Ou nous pourrions apprendre d'eux comment
concevoir les circuits synthétiques
qui exploitent vraiment
la puissance de calcul de la biochimie.
Ma passion pour cette idée
m'a menée dans une carrière de chercheur
au croisement des maths,
de l'informatique et de la biologie.
Dans mon travail, je me concentre
sur le concept de calcul biologique.
Et cela signifie chercher
ce que les cellules calculent,
et tenter de découvrir
ces programmes biologiques.
J'ai commencé à poser ces questions
avec des collaborateurs géniaux
de la R&D de Microsoft
et de l'Université de Cambridge,
où nous essayons ensemble de comprendre
le programme biologique qui tourne
dans un unique type de cellule :
une cellule souche embryonnaire.
Ces cellules sont uniques
car elles sont totalement naïves.
Elles peuvent devenir
ce qu'elles veulent :
une cellule du cerveau, du cœur,
d'un os, d'un poumon,
n'importe quel type de cellule.
Cette naïveté qui les rend uniques
a enflammé l'imagination
de la communauté scientifique,
qui a compris, si elle arrivait
à exploiter ce potentiel,
qu'elle pourrait en faire un outil
puissant pour la médecine.
Si on pouvait comprendre
comment elles décident
de devenir un type ou l'autre,
on pourrait peut-être s'en servir
pour créer les cellules nécessaires pour
réparer des tissus malades ou endommagés.
Mais atteindre ce but
comporte pas mal de défis,
dont le principal est que ces cellules
apparaissent juste six jours
après la conception.
Et disparaissent en un jour ou deux.
Elles auront pris le chemin
qui mène à toutes les structures
et les organes du corps adulte.
Mais il s'avère que le destin des cellules
est un peu moins figé
que nous ne le croyions.
Il y a 13 ans, des scientifiques ont
montré quelque chose de révolutionnaire.
En injectant quelques gènes
dans une cellule adulte,
par exemple, une cellule de peau,
on peut la faire revenir à son état naïf.
Ce processus est connu sous le nom
de « reprogrammation ».
Il nous permet d'imaginer
une sorte d'utopie :
collecter des cellules sur un patient,
les faire retourner à leur état naïf,
puis les transformer en ce dont
le patient peut avoir besoin,
des neurones ou des cellules cardiaques.
Mais depuis dix ans,
on est toujours en train de tester
comment choisir le destin de la cellule.
Même dans les cas où on a découvert des
protocoles expérimentaux qui fonctionnent,
ils restent inefficaces,
et on ne comprend toujours pas
comment et pourquoi ils fonctionnent.
Savoir changer une cellule
souche en une cellule cardiaque
ne vous dit en aucun cas comment
changer une cellule souche
en un neurone.
Nous voulions donc comprendre
le programme biologique
qui tourne dans une
cellule souche embryonnaire.
Et comprendre les calculs
effectués par un système vivant
démarre en posant une question
incroyablement simple :
au fait, qu'est-ce que
ce système doit faire ?
L'informatique utilise en fait
un ensemble de stratégies
pour traiter ce que le logiciel
et le matériel sont censés faire.
Quand vous écrivez un programme,
vous codez du logiciel,
vous voulez qu'il fonctionne correctement,
qu'il soit performant, fonctionnel.
Vous voulez éviter les erreurs,
qui pourraient coûter cher.
Quand un développeur écrit un programme,
il écrit d'abord
un ensemble de spécifications,
ce que le programme est censé faire.
Peut-être doit-il comparer deux nombres
ou les ranger par ordre croissant.
Il existe des technologies qui vous
permettent de vérifier automatiquement
si vos spécifications sont satisfaites,
si le programme fait
ce qu'il est censé faire.
Notre idée est donc du même ordre :
des observations expérimentales,
des mesures dans un laboratoire,
correspondant aux spécifications de ce que
le programme biologique est censé faire.
On avait donc juste besoin de trouver
comment coder
ce nouveau type de spécifications.
Imaginons que vous soyez là
à observer les gènes,
vous trouvez que si le gène A est actif,
alors les gènes B ou C semblent actifs.
Vous pouvez écrire cette observation
sous forme d'expression mathématique
en utilisant le langage de la logique :
Si A, alors B ou C.
Ok, c'est un exemple très simple,
juste pour illustrer mon propos.
On sait encoder des expressions complexes
qui décrivent réellement le comportement
dans le temps de gènes ou de protéines
dans différentes expériences.
Ainsi, en traduisant vos observations
en expressions mathématiques,
il devient possible de tester
si oui ou non ces observations émergent
d'un programme d'interactions génétiques.
Et nous avons développé
un outil pour faire ça.
On a pu l'utiliser
pour encoder nos observations
en expressions mathématiques,
et il nous a ensuite permis
de découvrir le programme génétique
qui les expliquait toutes.
Et on a ensuite appliqué cette approche
pour découvrir le programme génétique qui
tourne à l'intérieur des cellules souches
pour voir si nous pouvions comprendre
comment induire cet état naïf.
Cet outil a été en fait développé
à partir d'une solution communément
utilisée dans le monde
pour vérifier du logiciel classique.
On a commencé avec un ensemble
de presque 50 spécifications
générées à partir d'observations
expérimentales sur des cellules souches.
Et en encodant ces observations
dans cet outil,
on a pu découvrir
le premier programme moléculaire
qui les expliquait toutes.
Ça, ce n'est pas un mince exploit, non ?
Arriver à réunir toutes ces observations
ne se fait pas sur un coin de table,
même si vous avez une grande table.
Et puisque nous avions compris cela,
nous pouvions aller un cran plus loin.
On pouvait s'en servir pour prédire
le comportement de la cellule
dans des conditions
qu'on n'avait pas testées.
On pouvait mener une expérience virtuelle.
Et c'est ce qu'on a fait :
on a généré des prédictions
qu'on a testées au laboratoire,
et on a vu que ce programme
prédisait très bien.
Il nous disait comment
accélérer nos progrès
pour retourner à l'état naïf
rapidement et efficacement.
Il nous a dit quels gènes
cibler pour ce faire,
quels gènes pourraient même
entraver ce processus.
Le programme est même capable de prévoir
dans quel ordre les gènes vont s'activer.
Cette approche nous a donc vraiment permis
de découvrir la dynamique des cellules.
Nous avons développé une méthode qui
n'est pas spécifique aux cellules souches.
Mais elle nous permet
de comprendre les calculs
que la cellule effectue
dans ce contexte
d'interactions génétiques.
C'est donc juste un élément de base.
Nous avons besoin de vite
développer de nouvelles approches
pour comprendre plus largement
les calculs biologiques,
et ce, à différents niveaux,
depuis l'ADN jusqu'aux flux
d'information entre cellules.
Seulement ce type de compréhension
transformative
nous permettra d'utiliser la biologique
de manière prévisible et fiable.
Mais pour programmer la biologie,
il nous faudra développer
les outils et les langages
qui permettront aux expérimentateurs
et aux scientifiques computationnels
de concevoir des fonctions biologiques,
de les transposer dans le langage
machine de la cellule,
sa biochimie,
afin de pouvoir ensuite
créer ces structures.
Cela ressemble à un compilateur
de logiciel vivant,
et je suis fière de faire
partie d'une équipe
qui en développe une.
Même si dire que c'est un grand défi
est plutôt un euphémisme,
si on y arrive,
ce sera le lien ultime
entre le logiciel et le biologiciel.
Plus largement, programmer le vivant
ne sera possible
que si on arrive à rendre
le domaine vraiment multidisciplinaire.
Ça demande de joindre les sciences
physiques et celles du vivant,
et les scientifiques
dans ces deux disciplines
doivent être capables de travailler
dans un langage commun
et d'avoir des questions partagées.
Sur le long terme, il faut se souvenir
que les géants actuels du logiciel
et les technologies que nous
utilisons tous les jours
auraient à peine pu être imaginés
quand nous avons commencé
à programmer des composants en silicium.
Si nous imaginons maintenant
le potentiel pour les technologies
apporté par la biologie computationnelle,
nous verrons quelques étapes
du chemin qui nous mènera
vers la concrétisation.
Il faut également garder à l'esprit
que ce type de technologie
pourrait être mal utilisé.
Si on parle aisément du potentiel de la
programmation des cellules immunitaires,
nous devons aussi penser
au potentiel des bactéries
conçues pour les contrecarrer.
Il pourrait exister des gens
qui voudraient faire cela.
Toutefois, une pensée rassurante -
moins rassurante pour les scientifiques -
est que la biologie est
une chose fragile à manipuler.
Programmer le vivant
ne sera pas quelque chose
qu'on fera dans sa cuisine.
Mais comme on n'en est qu'au tout début,
nous pouvons avancer lucidement.
Nous pouvons déjà poser
les questions difficiles,
mettre en place
les garde-fous nécessaires,
et, en complément de tout ça,
nous devons parler d'éthique.
Nous devons penser à mettre
des limites dans l'implémentation
d'une fonction biologique.
Et donc, en même temps, la recherche
en bioéthique devra être une priorité.
Elle ne peut pas être reléguée en second
à cause de l'attrait
de l'innovation scientifique.
Mais la récompense ultime,
le but de notre voyage,
sera des applications
et une industrie permettant des progrès
en agriculture, en médecine,
dans l'énergie et dans les matériaux,
et même en informatique.
Imaginez qu'un jour nous puissions
alimenter en énergie la planète
par l'énergie verte ultime,
si nous arrivions à reproduire ce que les
plantes ont compris il y longtemps :
comment exploiter l'énergie du soleil
avec une efficacité sans commune mesure
avec nos panneaux solaires actuels.
Si nous arrivons à comprendre
ces interactions quantiques
qui permettent aux plantes d'absorber
la lumière si efficacement,
nous pourrons traduire cela pour
construire des circuits ADN synthétiques
qui pourraient servir à créer
de meilleurs capteurs solaires.
Il y a des équipes de scientifiques
qui travaillent sur ces fondements,
et donc avec la bonne attention
et les bons investissements,
on pourrait y arriver en 10 à 15 ans.
Nous sommes au début
d'une révolution technologique,
Comprendre ce type ancien
de calcul biologique
est la première étape.
Si nous y arrivons,
nous entrerons dans l'ère
d'un système d'exploitation
faisant tourner du logiciel vivant.
Merci beaucoup.
(Applaudissements)