Bonjour. Comme vous venez de l'entendre, il y a 20 ans, j'ai vécu un drame. Une tragédie. Une tuerie. Un événement qui m'a mis à terre. Complètement. Mais aujourd'hui, je suis debout. J'ai eu l'occasion de raconter l’événement à plus d'une reprise, mais rarement de raconter après l'événement. Je suis Nathalie Provost, et je suis née à une époque où tout était possible. Au Québec, on a construit tout le réseau hydroélectrique au moment où je suis née. Le réseau des routes, tel qu'on le connait aujourd'hui, le métro de Montréal, le tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine, le réseau d'école secondaire publique a été construit au moment où je suis née aussi. Et c'est avec cette croyance que tout était possible, qu'on pouvait tout réaliser, le seul problème était notre volonté, que notre seule limite était notre volonté, c'est comme ça que je suis rentrée à Polytechnique convaincue que j'allais conquérir le monde, que tout était à ma portée. Probablement un peu arrogante, mais bon, c'est ce que j'étais. Et c'est dans cette optique-là que je suis arrivée à Polytechnique, un après-midi d'hiver, en 1989. Ça avait été une longue journée, une journée pleine de neige, il neigeait à plein ciel. Le matin j'avais eu le privilège de travailler avec un groupe d'ingénieurs. Je présentais mon projet de fin d'études, et je me demandais comment j'allais faire pour faire la présentation que j'avais à faire - j'étais dans une posture comme ici - je me demandais comment j'allais faire la présentation que j'allais avoir à faire, et puis la rendre intéressante. On était huit à présenter un projet de transfert de chaleur, j'étais la dernière, et c'était toutes le même projet. Et donc, tout d'un coup, il y a un collègue qui est en train de présenter le projet, et il y a un homme qui rentre dans la classe à coté de lui. Ma première intuition ça été de me dire : « Il a trouvé une idée lui pour rendre son projet intéressant ? » Mais cet homme-là a tiré au mur. Il a fait sortir les garçons, et il a mis toutes les filles qu'il y avait dans la classe dans un coin. Et il nous a demandé si on savait pourquoi on était là. On a dit non ! Il nous a dit : « Je hais les féministes. Vous êtes toutes des féministes ». J'ai dit : « Non, on n'est pas des féministes. Si tu veux venir à Polytechnique, il y a de la place ». Mais je ne pense pas que j'ai pu finir ma phrase. On a été son peloton d’exécution. Il a tiré. Six sont mortes, on est trois blessés. Je me suis retrouvée par terre, couchée, morte un peu. C'était une scène horrible. Je ne comprenais pas pourquoi ça arrivait ici, qu'est-ce qui se passait ! Comment ça se fait que dans mon école, un événement comme ça pouvait arriver. J'ai découvert là, la solitude, le doute, la peur. Je ne savais plus par quel chemin on se relevait. Je ne savais pas comment recommencer. Et ce bout-là de l'histoire que je commence là, il est moins raconté. Et puis pour vous le raconter, je vais le partager avec mes enfants. Parce que mes enfants ont tous les quatre, comme vous tous, comme moi, appris à marcher. Je viens de vous le dire, après Polytechnique, j'avais mille questions. Pourquoi je n’étais pas morte ? Pourquoi c'est arrivé au Québec ? Pourquoi c'est arrivé à ce moment-là ? Je ne comprenais pas ! Vous imaginez probablement que j'ai crié, pleuré, gueulé. J'ai beaucoup écrit aussi. J'ai médité. Et dans le fond, ce que je faisais, c'est prier. C'est prier, parce que j'interpellais à travers tout ça un peu plus grand que moi. La réponse première, mathématique, ne me satisfaisait pas. Il fallait que je la dépasse un peu, pour être capable de faire le deuil, et puis d'accepter que la solitude allait exister dans ma vie. Pour faire le deuil de l’insouciance aussi. Puis faire le deuil de l’innocence. Un notre élan qui était très fort en moi, c’était la colère. C'était injuste, ça n'avait pas de bons sens. Les hommes autour de moi y sont passés, surtout les hommes, ils y ont goutté. Mon père, mes frères, mes proches. Mais en même temps, il y avait un élan vers le pardon. Peut-être que c'est parce que Marc Lépine était mort, mais, j'avais senti cet élan-là, et j'ai choisis de le suivre. Et j'ai compris en le suivant, que tout doucement, j’abandonnais la colère, et qu'en abandonnant la colère, je réussissais à reprendre un peu de pouvoir dans ma vie, et puis que finalement, j'arrêtais d'être une victime, et je redevenais maîtresse de ma vie. Et dans le fond, la prière et le pardon, m'ont permis de laisser le passé, et de laisser passer le passé aussi. Trois jours après Polytechnique, il y a un géant qui est rentré dans ma chambre d'hôpital. Ce géant-là, vous le connaissez peut-être, c'est aujourd'hui le chef cuisinier, Martin Picard. Martin, en 89, était apprenti cuisinier, et il rentré dans ma chambre d'hôpital pour m’offrir un cadeau, une recette. Puis il m'a raconté avec toute la poésie dont il est capable, une recette faite de saumon cru et de saumon fumé et puis de pamplemousse, dans laquelle il a partagé sa tristesse, sa colère et son aigreur d'un événement pareil. Trois jours après Polytechnique, Martin m'a offert une fleur qui avait poussée dans la boue. C'est un petit exemple, mais là, j'ai dit après : « C'est une chance que Polytechnique me soit arrivée ». Je pense qu'aujourd'hui, je suis privilégiée. J'ai des occasions qui me sont offertes, parce que Polytechnique a croisé ma vie, Marc Lépine a croisé ma vie. Et il m'a permis donc de vivre un événement particulier et exceptionnel, sur lequel j'ai pu porter mon regard, sur lequel j'ai pu m'émerveiller et retrouver de la beauté dans la vie. Et donc, reprendre pied dans le présent, ici, maintenant. Quand on tombe, on est à l'hôpital, on reçoit des soins. J'en ai eu même à la maison. Il fallait réapprendre à marcher. Il fallait réapprendre à bouger, il fallait combattre l'infection, parce qu'il y en a eu [une]. Il fallait aussi réapprendre à marcher toute seule la nuit, parce que j'ai eu longtemps très peur. Il fallait partager ce fardeau-là de colère, de tristesse, qui était très lourd. Et j'ai eu autour de moi, des amis, des parents, des mentors, qui m'ont écoutée et qui ont été présents pour moi. Mais, j'ai aussi eu des gens, qui ont accepté ma vulnérabilité, et puis qui ont accepté de m'offrir un cadeau : leurs propres confidences, leurs propres événements. Et à travers tout ça, j'ai découvert une nouvelle force. Une force qui était appuyée sur l'ouverture aux autres, sur le partage, la compassion, et puis qui m'a permis, encore une fois, d'avancer un pas en avant avec les autres. Et ça m'a amenée à contribuer. Polytechnique est arrivé en décembre 89, en janvier 90, je suis retournée à l'école. Pour moi, finir mon bac en génie, être ingénieur, porter mon jonc, c'était fondamental, ça l'est encore aujourd'hui, j'en suis très fière. J'ai travaillé, toujours, j'ai eu des enfants, je les élève, et je réalise que d'avoir bâti une famille, travaillé, et donc à ma façon, bâti ma société, c'est d'avoir eu l'occasion de donner. C'est d'avoir eu l'occasion de laisser une trace qui est peu plus grande que moi, en dehors de moi. Ça m'a ramenée vers l'avenir, vers l'espoir, et ça pour moi, ça m'a permis d'être debout. Aujourd'hui, j'ai des rêves, des espoirs, je construis ma vie, je construis à ma mesure notre société, et je me trouve très privilégiée. Mais au travers de tout ça, ce que j'ai vécu, c'est un événement exceptionnel. Mais je me questionne, parce que je me demande si mon parcours lui est exceptionnel ? Parce que vous avez probablement vécus des deuils, la maladie, des échecs ou des abus. La vie nous malmène et nous fait traverser des moments très difficiles. Et on a tous à se relever. Et je me questionne : Est-ce que dans le fond, tous, un peu comme mes enfants, nos enfants, nous mêmes, on parcourt tous un peu les mêmes étapes pour être debout, est-ce que pour se relever des moments les plus difficiles, on ne parcourt pas tous un peu les mêmes étapes ? Est-ce que chacun d'entre nous n'a pas besoin de faire un deuil, d'accepter l’événement qui est arrivé ? Est-ce qu'on n'a pas tous un peu besoin de partager, de dépasser l'injustice, la colère ? Est-ce qu'on n'a pas tous, face à la difficulté, besoin de s’émerveiller ? Besoin de reconnaître qu'est-ce qu'il y a de beau, malgré les difficultés. Comment la vie, la nature, ce qui nous entoure est merveilleux, pour nous ré-encrer dans le présent. Je pense qu'on a tous besoin de se relier, pour faire face à la douleur, aux difficultés, apprendre des autres aussi. Je pense qu'on a tous besoin de contribuer, parce que, quand on contribue, on donne, et puis ça nous permet d'avoir l'impression de laisser une trace plus grande que nous. Et puis en conclusion, je vais vous amener sur un questionnement - parce qu'on ne pourra pas faire sortir l’ingénieur qui est en moi. Et puis un ingénieur, ça essaye de bâtir le monde, ces jours-ci, on se demande si on y arrive tous bien, mais c'est quand même l'intention. (Rires) Est-ce que le parcours que je viens de vous raconter, ne pourrait pas s'appliquer à nous, comme société ? Je me questionne. Je me demande, si, comme société - parce que je nous trouve un peu à genoux comme société. Il y a cynisme important. Il y a une monté de mouvements assez radicaux. On n'a pas nécessairement de l'espoir quand on regarde ce qui s'est passé au Printemps érable, quand on regarde les mouvements dans le monde, quand on regarde la morosité économique. Donc je pense qu'on est un peu comme société à genoux, et donc je me questionne : Est-ce que comme société, on n'aurait pas des deuils à faire ? Peut-être le deuil de la croissance infinie ? Je me demande si on n'a pas des choses à pardonner ? Peut-être à pardonner à ceux qui ont été avant nous ? La commission Charbonneau, peut-être que ça sera certains pardons qu'on aura à faire des abus qui ont eu lieu et des injustices. On ne pourra pas tout réparer. Et puis on va devoir comme société, je crois, retrouver notre pouvoir. Je me demande aussi, si comme société, on est capable de s’émerveiller de tout ce qu'on a ? On vit dans un pays assez beau. Un pays dans lequel on a des ressources naturelles, on a quatre saisons, on est globalement en santé, on est choyé. Est-ce qu'on le reconnait ? Je me demande aussi, si on se relie pour de vrai ensemble ? parce que, ça nous aiderait peut-être à se relever, et tout ça pour contribuer à bâtir ensemble un monde meilleur. Je me demande si ça ne serait pas un chemin pour se relever ? Merci. (Applaudissements)