Je suis Abdulkader Fattouh.
Comme le nom de la grande parfumerie
renommée en Syrie, Fattouh, à Alep.
Cette parfumerie, c'est
mon grand-père qui l'a créée.
D'ailleurs, toute
ma famille y a travaillé.
Mon père, mes oncles,
mes cousins et moi-même.
J'ai grandi toute mon enfance
avec la passion du parfum.
Alep était une ville chargée
de belles odeurs.
Celle du laurier qui
parfumait le savon d'Alep.
Les bonnes odeurs de cuisine syrienne.
Le jasmin de la maison de mon grand-père.
Et quand j'avais 17 ans,
mon rêve était d'intégrer
l'école de parfumerie de Versailles.
Je voulais apporter
à la parfumerie familiale
des savoirs théoriques en chimie.
Le savoir-faire, mon grand-père
nous les a enseignés.
Mais la théorie, je voulais l'apprendre
et comprendre les procédés pour innover
et créer de nouvelles senteurs.
Malheureusement, la guerre a éclaté.
La guerre détruit tout derrière elle.
La vie, le travail, tout s'arrête.
Et pour venir ici en France,
c'est devenu très difficile.
Quand j'ai fini mes études à Alep,
il a fallu que je fasse un choix.
Faire mon service militaire
et rejoindre cette guerre folle,
ou partir en Turquie pour la fuir.
Je suis parti en Turquie en février 2014,
où je suis resté un an et demi.
J'ai quitté la Turquie par la mer
dans un bateau pneumatique,
jusqu'à l'île grecque de Mytilène.
J'ai encore dans le nez
l'odeur de caoutchouc,
mélangée à celle de la mer.
J'avais très peur,
moins qu'ici, bien sûr,
mais j'avais très peur.
(Applaudissements)
Je n'avais pas dit à ma famille
l'heure de départ.
Je leur ai juste dit que j'allais
quitter la Turquie par la mer.
J'ai téléphoné à ma famille cette nuit-là
pour peut-être dire adieu.
J'ai appelé tous les membres de ma famille
une dernière fois, au cas où.
Nous avons finalement
atteint la côte grecque.
J'ai appelé ma famille pour leur dire
que j'avais survécu à l'étape
la plus difficile, la mer.
Ensuite, je suis passé par la Grèce,
la Macédoine, la Serbie.
J'ai marché pour traverser les frontières.
De Serbie jusqu'à Vienne, en Autriche,
nous étions dans un camion.
En Autriche, quand je suis arrivé,
j'étais avec deux amis.
Ils ont décidé d'aller en Allemagne.
Moi, mon rêve était en France.
J'ai dû choisir :
continuer avec mes amis,
ou continuer tout seul en France.
C'était un choix difficile.
Mon objectif était
le plus important pour moi.
Je suis parti seul.
Arrivé en France, j'ai
commencé un nouveau voyage,
mais cette fois, tout seul, sans amis.
Je ne connaissais personne, ici en France.
J'ai tout de suite déposé
une demande d'asile.
je voulais que la France
me reconnaisse le statut de réfugié,
me protège, m'aide à me loger.
Dès le début, on a été clair avec moi :
un jeune homme, célibataire
et en bonne santé
pouvait bien rester dans la rue.
J'étais bien la dernière personne
à qui on allait proposer un hébergement.
J'appelais l'OSICA chaque jour
et entendait la même réponse :
« Pas de place, appelez demain. »
Je souffrais.
J'ai obtenu quelques nuits d'hébergement.
Le reste du temps, j'étais dehors.
Dormir dans la rue,
c'est quelque chose d'horrible.
On ne dort pas,
on est tout le temps sur ses gardes.
Sans parler des odeurs
d'égouts, d'urine et d'humidité.
La raclette à côté, c'est Chanel N°5.
La journée, je restais à la bibliothèque,
mais je ne parvenais pas
à étudier, ni à rien faire.
Je pensais toujours : « Comment
je vais faire pour dormir ce soir ? »
2015 a été très dure.
J'ai perdu l'espoir.
J'étais épuisé, désespéré.
Je n'aurais jamais imaginé vivre ça.
L'année 2016 a mieux commencé.
D'abord, j'ai obtenu
mon statut de réfugié,
et j'ai rencontré des gens magnifiques
au Secours Catholique,
dans des associations
comme JRS France, Singa.
chez des familles qui m'ont hébergé,
des personnes qui m'ont aidé.
Ces personnes-là entendaient
mes souffrances avec le cœur,
et pas qu'avec les oreilles.
J'ai aussi eu le droit
de m'inscrire à l'université.
J'ai commencé les cours
de français, en février,
car jusque là, j'utilisais
toujours l'anglais.
Et enfin, mon français s'est amélioré,
d'autant plus que j'habitais
avec des familles françaises.
Cela m'a permis de comprendre
la société française.
J'avais enfin le droit de travailler.
Ça n'a pas été facile du tout,
mais j'ai fini par trouver.
Tous les matins, je suivais
un cours de français,
et le soir, je livrais
des pizzas en scooter.
Vous m'avez, d'ailleurs,
peut-être déjà croisé.
La quatre fromages, c'était moi.
(Rires)
Souvenez-vous,
je vous ai parlé de mon rêve :
intégrer l'école
de parfumerie de Versailles.
En mars dernier,
j'ai donc rempli le dossier
de candidature pour faire mon master.
J'ai expliqué mon rêve,
raconté mon histoire, mon expérience.
J'ai travaillé d'arrache-pied
pour déposer un dossier parfait.
J'ai 25 ans, je viens d'Alep,
j'ai une licence de chimie
appliquée de l'université d'Alep.
Je pensais que c'était
un bon commencement
pour atteindre mon objectif
et pour être quelqu'un
qui apporte sa pierre à la société.
Malheureusement,
pour l'école de Versailles,
ça n'a pas marché.
Mon français n'était pas suffisant.
Je n'ai pas été accepté.
Ce refus a été un choc pour moi,
une grande déception
qui a duré plusieurs jours.
Je n'avais plus d'énergie,
je n'en pouvais plus.
Tout ça pour ça.
Mais je ne pouvais pas abandonner ici.
J'ai réussi à être admis
en licence pro de chimie,
en alternance à l'université Lyon 1.
Mais, encore une fois, ça n'a pas marché.
Malgré une centaine de CV envoyés,
malgré quelques entretiens,
je n'ai pas trouvé l'entreprise
pour mon alternance.
J'ai dû encore rebondir.
Je viens donc de commencer en septembre
la dernière année de licence générale
en chimie à l'université Lyon 1.
Et bien sûr, je continue
mes cours de français.
Mon rêve est toujours le même.
Je veux toujours intégrer une école
de parfumerie l'année prochaine.
Ces deux dernières années
ont duré dix ans, pour moi.
Mon chemin de vie, jusqu'à
mes 25 ans, ressemble un peu à ça.
Mais attention, je ne suis pas triste.
Toute cette expérience m'a construit.
J'ai beaucoup appris.
J'ai appris à m'accrocher à un bateau
pneumatique, à des camions,
et surtout, à mes rêves,
à garder l'espoir, quand tout s'écroule.
Il ne faut jamais oublier de rêver.
Vous allez voir,
un jour je serai nez,
je serai nez.
je serai un grand parfumeur.
J'ai même l'idée d'un parfum.
En note de tête, une senteur
aquatique, comme l'iode,
pour me rappeler mon passage en mer.
En note de cœur, une fleur
blanche, comme le muguet
que m'avait offert
une des familles d'accueil.
Et en note de fond, le boisé,
pour traduire la difficulté de ce chemin.
J’appellerai ce parfum « Amal »,
« espoir » en arabe.
Merci.
(Applaudissements)