Où se trouve le « monde musulman » ? | Pr Tony McEnery | TEDxLancasterU

Qu'est-ce que le « monde musulman » ? Lors de la conférence TEDxLancasterU, le linguiste Tony McEnery affirme que cette expression, employée 11 000 fois dans des articles sur l'islam entre 1998 et 2009 dans la presse britannique, met en exergue une tendance inquiétante dans les médias -- l'usage de langage décrivant les musulmans comme violents et différents -- une tendance qui, comme il le démontre, a une longue histoire et qu'il nous demande de changer.

Tony McEnery est professeur de linguistique et de langue anglaise à l'Université de Lancaster et directeur du « Center for Corpus Approaches to Social Science » de l'ESRC. Il a publié de nombreux articles et livres de recherche qui traitent presque tous de la linguistique de corpus : une approche de l'étude du langage qui exploite la puissance de calcul pour permettre aux linguistes d'étudier des millions, voire des milliards de mots. Il possède un corpus linguistique pour étudier un large éventail de sujets et un large éventail de langues, dont l'arabe, le chinois, l'anglais, le français, l'hindi, le panjabi et l'espagnol. Lorsqu'il ne regarde pas les mots, Tony, en tant qu'astronome amateur passionné, regarde les étoiles.

Cette présentation a été donnée lors d'un événement TEDx local utilisant le format des conférences TED mais organisé indépendamment. En savoir plus : http://ted.com/tedx

Ce soir, je souhaite vous parler
de la façon dont nous communiquons.

Nos actes vis-à-vis des autres
sont bien sûr importants,

mais je veux également que vous reteniez

que nos paroles sont aussi importantes.

Je vais prendre en exemple

un projet auquel je participe

avec Paul Baker et Costas Gabrielatos

financé par le Economic and Social
Research Council,

qui analyse comment la presse anglaise
parle des musulmans et de l'islam.

Mais avant de faire cela, je souhaite
vous emmener dans mon premier voyage.

Mon tout premier voyage fut
dans le langage,

dans les méthodes dont nous sommes
pionniers, ici à Lancaster, depuis 40 ans,

afin d'étudier le langage
à grande échelle.

Nous n'analysons pas des phrases
spécifiques tels des linguistes,

ni ne restons assis, songeurs,
à imaginer comment le langage est utilisé.

Nous examinons de nombreux exemples
de la façon de parler des gens,

ou de leur façon d'écrire -
des millions de mots.

Le chemin parcouru, pour nous, fut énorme.

Il y a 40 ans, nous étions capables
d'analyser un million de mots à peu près,

à l'aide d'un ordinateur,

pas tout à fait de la taille
de cette salle, mais pas loin.

Aujourd'hui, avec les nouvelles
technologies informatiques

et nouvelles techniques qui se développent
de façon importante,

et que nous utilisons
pour analyser ces données,

nous pouvons analyser des dizaines,
des centaines voire des milliards de mots.

Nous pouvons donc réellement commencer
à comprendre le langage à grande échelle.

L'autre chose importante que
nous faisons en tant que linguistes,

est d'être complètement transparents
dans nos analyses.

Nous ne jetons pas les données gênantes

qui n'iraient pas dans le sens
de nos hypothèses par exemple.

Au contraire, nous sommes
intéressés par ces données

qui nous poussent à nous remettre
en question.

Voilà notre parcours,
notre voyage dans le langage.

Laissez-moi maintenant revenir
au projet dont je vous ai parlé plus tôt,

sur la façon dont la presse britannique
parle des musulmans et de l'islam.

Cette étude nous a menée à étudier
une quantité importante de données.

Nous avons regardé tout ce qui avait été
écrit sur les musulmans et l'islam

dans la presse nationale britannique
de 1998 à 2009.

Ce qui représente plus de 200 000 articles
et plus de 143 millions de mots,

et nous avons tout analysé.

Peut-être diriez-vous :
« Voilà qui est déprimant,

pourquoi ne pas en analyser
une petite partie ?

Cela aurait surement suffi. »

Non.

Nos recherches ont montré,
encore et encore,

qu'en faisant cela :

a) on passe à côté
de tendances importantes,

b) - encore plus inquiétant -

on identifie parfois des tendances

dans les données, qui sont en fait
plus ou moins importantes

que ce que l'on pense.

Il faut être entièrement transparent.

Bon, qu'avons-nous découvert
lors de notre voyage dans le langage ?

Eh bien, nous avons trouvé que dans la
presse anglaise, il y a un lien important

entre musulmans et conflit.

Avant de dire : « Eh bien,
c'est tout à fait compréhensible »,

souvenez-vous que la grande majorité
des musulmans

n'ont absolument rien à voir avec
la violence ou un quelconque conflit.

« Ce n'est pas ce que je voulais dire »,
direz-vous,

« mais les journaux ne publient
que des choses négatives

et si les musulmans se comportent mal,

alors les journaux diront
que les musulmans se comportent mal. »

Eh bien, peut-être avez-vous raison,
peut-être que c'est la réalité.

Mais faisons une expérience :

prenons l'exemple d'un musulman
qui a fait quelque chose de bien -

et même la presse britannique publie
du contenu positif -

et voyons si son appartenance religieuse
est mentionnée dans ce contexte.

La personne que je vais étudier
est l'athlète Mo Farah.

En août 2012, il a gagné une médaille d'or
pour le Royaume-Uni aux JO de Londres.

Excellent.

Mo Farah a toujours été très clair,
affirmant publiquement

que d'être musulman est indissociable
de sa performance d'athlète.

Nous avons donc regardé tous les écrits
de la presse anglaise

datant d'août 2012 et parlant de Mo Farah,

et nous avons compté

le nombre de fois où la religion
de Mo Farah était mise en avant

dans ces articles.

Je vais faire un sondage à main levée,

et je souhaite que tout le monde participe
sinon ce sera un échec total.

Je vais donner trois choix possibles

à la question que nous avons posée
à ces données :

3 742 fois,

1 648 fois,

ou 23 fois.

Levez la main si vous pensez que
la première réponse est bonne.

D'accord.

Levez la main si vous pensez que
c'est la seconde.

D'accord, quelques personnes.

Levez la main si vous pensez que
c'est la troisième.

Vous avez absolument raison :

23 fois.

Si la presse britannique

souhaite sérieusement mettre en avant
l'identité religieuse d'une personne

dans les articles positifs,
autant que les négatifs,

ce nombre aurait dû être plus élevé.

Quelles sont les autres choses que dit
la presse sur les musulmans et l'islam ?

J'aimerais insister sur le fait

qu'en réalité, beaucoup d'articles
sur les musulmans et l'islam

sont parfaitement convenables
et équilibrés,

mais à l'inverse,

d'autres sont très loin
de ce travail admirable.

Avant de regarder ces exemples,
laissez-moi vous demander d'imaginer être,

si ce n'est pas le cas,
un musulman britannique,

et que vous passiez devant
un kiosque à journaux

avec comme une du « Star » -

et ceci est une vraie une -

« La BBC fait passer les musulmans
avant vous ! »

Vous allez vous sentir,

a minima, exclu par ce « vous ».

Au pire, vous allez ressentir
comme si ce journal sous-entend

que vous ne faites pas partie
de la société britannique,

vous n'êtes pas, en d'autres termes,
le destinataire de cette phrase.

Voici d'autres exemples :

l'un d'entre eux fait le lien
avec la présentation de Linda ;

il y a le sous-entendu que si vous êtes
un musulman pieux, vous n'êtes pas normal.

Ou encore, les femmes musulmanes
qui choisissent de porter le voile

représentées comme
des personnages d'horreur.

Et, pour revenir au titre
de ma présentation,

nous avons trouvé que le terme « monde
musulman » revient très souvent,

plus de 11 000 fois, dans nos données.

Je ne peux imaginer une expression
plus aliénante vis-à-vis d'un groupe

qu'une expression suggérant
qu'ils sont sur une autre planète,

et c'est le cas de « monde musulman ».

Où est ce monde musulman ?

Eh bien, je l'ai visité, sans avoir besoin
de la NASA, il est ici, sur cette planète,

et il est peuplé de gens,
comme vous et moi.

Il est encore plus intéressant
de se demander : d'où vient ce terme ?

Voilà qui nous amène vers notre second
voyage de la soirée,

un voyage dans le temps.

La technique que j'ai évoquée,
la linguistique de corpus,

nous permet d'étudier le langage
au XXe et XXIe siècles.

Évidemment, nous pouvons également
avoir accès à des textes plus anciens,

nous permettant de prendre
cette machine à remonter le temps textuel,

et voyager pour voir, par exemple,
les mentalités au XIXe siècle.

Alors, comment étaient-elles ?

D'abord, retournons dans le XIXe siècle.

Eh bien, au XIXe siècle,

lorsque nous avons étudié
la quasi-totalité des publications,

notamment leur façon de parler
des musulmans et de l'islam,

nous avons noté que c'était
très similaire aux XXe et XXIe siècles.

Les musulmans étaient - je cite - fous,
mauvais et dangereux.

Et encore une fois, le lien au conflit
était également existant.

Il y avait quelques différences mineures,

on y parle par exemple,
de Constantinople et du Sultan,

ou bien de Al-Mahdi à Khartoum,
comme origine de tous les maux,

comme Ben Laden en Afghanistan
à notre époque,

mais néanmoins, le message reste le même.

Retournons dans notre machine afin d'aller
encore plus loin dans le temps.

Nous avons aujourd'hui une excellente
collection d'écrits britanniques

datant de la période 1475 à 1720,

avec plus de 624 millions de mots
à analyser.

Qu'avons-nous découvert ?

Encore une fois, nous constatons
une image similaire,

mais avec certains points intéressants.

Tout d'abord, à cette période,

les musulmans, les papistes -
comme ils étaient appelés à l'époque -

et les païens étaient mis
dans le même sac.

Aussi, nous avons découvert la naissance
du terme « monde musulman ».

Elle se produit vers
la fin du XVIe siècle,

alors que le terme « monde chrétien »,

qui était fréquemment utilisé jusque-là,

commence à disparaître.

Voilà pour le voyage temporel,

sortons donc de notre machine à voyager
dans le temps conceptuelle

et réfléchissons à cette société
et à pourquoi les choses sont ainsi.

Évidemment, à la fin du XIVe siècle,

l'Europe se retrouve dans un conflit
opposant catholiques et protestants,

durant une bonne partie du siècle.

C'est donc sans surprise que le concept
d'un monde chrétien homogène

commence à disparaître

alors qu'une guerre sur ces dissensions
s'apprête justement à éclater.

Avec le terme « monde musulman »,
il y a aussi la peur de l'Autre à l'Est,

avec la renaissance de l'Empire Ottoman.

Ce grand danger monolithique
que représente l'Autre,

est englobé dans le terme
« monde musulman ».

Et le regroupement de papistes
et musulmans ?

C'est compréhensible dans le contexte

de l'Angleterre protestante,

dans laquelle la papauté et les musulmans

constituent des menaces équivalentes.

Cela m'amène à la fin de ma présentation
et à un voyage dans le futur,

que voici :

souhaitons-nous vraiment nous accrocher
à 500 ans de peur et d'aliénation

avec l'utilisation du terme
« monde musulman » ?

Souhaitons-nous activement aider
ces quelques musulmans violents

en aliénant la grande majorité
de musulmans qui ne le sont pas ?

Voici mon message pour vous :
rejoignez-moi dans ce voyage ;

la prochaine fois que vous entendrez
du langage intolérant, contrez-le.

Nous pourrons entamer un voyage vers des
discussions plus tolérantes et inclusives

sur les différences et les désaccords
dans notre société,

et ce sera bénéfique pour nous tous.

Merci beaucoup.

(Applaudissements)