Je vous invite à vous remémorer
votre scène préférée
d'un film ou d'un livre.
Qu'est-ce qui la rend si géniale ?
Le travail d'un créateur,
du premier homme préhistorique
à peindre dans une grotte
jusqu'à Andy Warhol,
a été de construire
des expériences humaines.
Les génies parmi nous,
ce sont ceux dont les créations
captent notre attention,
ce type d'émerveillement et de fascination
qui garde éveillé un enfant, avec un livre
et une lampe de poche sous les draps.
Nous pouvons ressentir et nous identifier
à la profonde solitude d'Edgar Allan Poe,
au délire métaphysique de Dali,
et même aux frustrations comiques
de la vie quotidienne de Seinfeld.
En ce sens,
les œuvres créatives hébergent
essentiellement un dialogue inexprimé
entre le créateur et son public.
Alors je n'en croyais pas mes yeux
en lisant que le Washington Post
avait publié plus de 850 articles
durant l'année d'essai d'Heliograf,
leur robot journaliste.
Je ne pouvais pas comprendre
qu'une machine insensible et irréfléchie
puisse créer une chose attirant vraiment
l'attention de lecteurs humains réels,
alors j'ai décidé
de regarder ça de plus près.
Il s'avère alors que la majorité
des articles écrits par Heliograf
concernait les élections de 2016,
et le reste couvrait le sport
et les Jeux Olympiques.
Mais ce qui est peut-être
le plus intéressant,
c'est que le Post n'est pas le seul
dans ces efforts d'automatisation.
Les géants comme les agences
Associated Press et Forbes
ont investi dans des méthodes de
traitement automatique du langage naturel,
qui génèrent automatiquement
des rapports et des articles
sur des sujets lourds en données
comme le sport et la finance.
Pour faire court,
nous lisons sans le savoir des milliers
d'articles écrits par des bots.
Cela soulève la question : avons-nous
atteint un point où les machines
peuvent totalement remplacer
la créativité humaine ?
Avant de répondre à ça,
définissons d'abord
la notion de créativité.
Il y a un processus en quatre étapes
qui unifie le cycle de la vie
de presque chaque concept créatif :
en premier, l'apprentissage :
processus de collecte d'informations
et de connaissances ;
puis en phase 2, l'idéation :
l'origine d'un nouveau concept créatif ;
suivie de la phase 3, la production :
passer du concept à la réalité ;
et enfin la phase 4, la distribution :
apporter la création aux gens.
Historiquement, la technologie a accéléré
les phases production et distribution
du cycle de vie de la créativité.
Au XIVe siècle, durant la Renaissance,
la technologie créative qui est peut-être
la plus remarquable de tous les temps
arriva sous la forme
de la presse d'imprimerie,
ce qui permit la diffusion massive
des premiers livres et journaux.
L'arrivée de la mode contemporaine
se fit avec les révolutions industrielles
des XVIIIe et XIXe siècles,
créant le métier à tisser, l'égreneuse
et les premières teintures synthétiques.
Et plus récemment,
l'ère du numérique a conduit à de nouveaux
médias pour la communication
remplaçant le téléphone et la radio
avec des écrans, nos premières TV,
et les technologies informatiques,
comme l'APN, les logiciels,
Internet et les réseaux sociaux.
Les nouvelles technologies ont toujours
précédé des périodes d'innovation créative
dans des domaines
allant du design et de la mode
à la littérature et au marketing.
Et presque partout,
l'innovation a élargi
l'accès à la créativité
pour à la fois les consommateurs
et les créateurs.
En revanche, la révolution suivante,
que j'appelle l'âge de l'automatisation,
menace d'éteindre la dernière
étincelle de la créativité humaine.
La mécanisation a déjà commencé
à balayer les efforts créatifs.
Les campagnes de publicité astucieuses,
prenant vie grâce aux directeurs
de création savants
des agences de Madison Avenue,
ont été remplacées
par des plateformes numériques
prenant des décisions à la microseconde
parmi un choix de centaines d'offrants
basées sur des données des goûts
et des intérêts de chaque utilisateur.
La prise de décision automatique
basée sur le big data a sidéré le secteur.
Les marques s'attachent maintenant
à leur capacité à cibler les utilisateurs
alors que l'art créatif du storytelling
mémorable a presque disparu.
Dans la presse, les rédacteurs
ne sont pas les seuls à en pâtir.
Les rédacteurs ont perdu leur influence
au profit des flux d'actualités,
où le contenu est personnalisé
et organisé à l'échelle.
Nous en voyons les effets
dans le secteur :
5-10 % des coupes budgétaires
du personnel général.
Prenons le cas des licenciements
chez ESPN en 2017
qui comprenaient d'importantes
personnalités de l'antenne,
ou même au début de l'année,
lorsque 2 100 reporters, journalistes
et éditeurs se sont fait renvoyer
de chez Huffington Post, Buzzfeed,
Vice et du conglomérat de journaux,
Gannett.
Les machines se sont même
essayées aux beaux-arts.
L'IA a été entraînée sur les œuvres
des peintres français
des XIVe et XXe siècles,
a réalisé un portrait qui a ensuite
été vendu chez Christie's
pour la somme
d'un demi-million de dollars.
Tout ça marque un retour dans une tendance
qui a duré des millénaires,
et nous devons examiner deux conséquences
suite à ce changement spectaculaire :
la première, une culture de consommation ;
et la deuxième, le défi
de l'engagement humain.
Une société dominée par
des consommateurs de contenu créatif
avec peu ou pas de créateurs originaux
signifie la fin de la diversité d'opinion
et de l'originalité de la pensée.
Avant, nous avions juste besoin d'arriver
dans une salle d'attente ou d'embarquement
pour trouver une émission ou un magazine
avec des avis différents du nôtre,
mais aujourd'hui, les exploits sociaux
nous isolent dans des bulles,
des chambres d'écho
de nos propres idées et pensées.
Cela a des effets spectaculaires
sur le climat politique et idéologique,
agrandissant des écarts et rétablissant
des dichotomies d'opinion.
De plus, la supposition immédiate
serait que retirer l'humain de l'équation
réduirait les partis pris dans les médias.
Mais en réalité, les ensembles de données
extraits par les robots journalistes
laissent un vide de responsabilité.
C'est ainsi que les réseaux sociaux
ont pratiquement pu fabriquer
les scandales dus aux intox,
en attirant des manchettes de faits
inexacts mais socialement controversés
en tête de notre flux
d'actualités Facebook.
Cependant, les inconvénients
de l'automatisation
ne sont pas seulement des dilemmes
éthiques ou philosophiques ;
il y a une réelle prime de risque,
souvent négligée, dans les affaires.
Plusieurs start-ups
et grandes entreprises,
comme les équipes du
Spotify Creator Lab Technologies,
du Google Magenta Nsynth
et de l'IBM Watson Beat,
essaient d'utiliser l'IA pour identifier
ou créer de la musique à succès.
De même, les maisons d'édition
incitées par la croissance fructueuse
de Facebook et de Reddit
ont cherché à utiliser
des stratégies d'automatisation
sur des sites
comme le Huffington Post et Yahoo.
L'automatisation semble être
une approche prometteuse
pour réduire les coûts du processus
de décision et augmenter le débit créatif,
et à court terme,
elle peut être la solution.
Mais comme les maisons d'édition
l'ont durement appris,
le risque en est de perdre l'engagement
humain et des bénéfices sur le long terme.
Traiter l'IA comme une panacée
de toutes les inefficacités
de fonctionnement
et de tous les coûts décisionnels
a des conséquences sur le long terme,
et continuer à surinvestir
dans de telles approches
peut facilement devenir la bulle Internet
ou la bulle Bitcoin de demain.
On peut comprendre les limitations de l'IA
en explorant la forme dominante
d'apprentissage profond d'aujourd'hui :
l'apprentissage supervisé.
Dans ce modèle,
une machine apprend une application
d'une source X à un but Y
en examinant une multitude
de données saisies.
Mais en ce sens,
les technologies
d'automatisation créative d'aujourd'hui
ne créent pas de réels concepts inédits ;
au contraire, elles fonctionnent très bien
au sein des variables et du modèle
pour lesquels on les entraîne
mais elles ne peuvent étudier
ce que Rumsfeld appelle
les inconnues inconnues.
Comme l'a dit
le magazine Scientific American :
« Pour que l'IA devienne créative,
elle doit d'abord apprendre les règles,
puis apprendre à les transgresser. »
Ce défaut était évident,
puisque l'étude d'un générateur
de blagues de 1996, JAPE,
qui produit des jeux de mots
et des charades,
utilise la même technologie
que les agences Forbes et Associated Press
utilisent pour créer leurs articles.
Tous ses résultats
étaient taxonomiquement corrects,
mais son succès comique
s'était fortement amélioré
grâce à une association
au créateur humain.
Par exemple, voici quelque chose
qu'il a produit lorsque livré à lui-même :
« Comment appelle-t-on un abri indulgent ?
Une déduction relâchée. »
C'est un jeu de mots
mais ce n'est pas vraiment drôle.
Par contre,
voici ce qu'a donné l'association
d'un humain au robot :
« Qu'ont en commun une jolie fille
et un oiseau en chocolat ?
Ce sont de délicieuses petites cailles. »
Bête et mignon. Bien plus drôle.
Beaucoup mieux.
À ce stade,
il devrait être parfaitement clair
que la prise de décision humaine
en complément des suggestions
générées par ordinateur
est bien plus efficace lorsque
que chacun bosse de son côté.
Comme a dit Doug Engelbart,
créateur de la souris :
« La technologie ne devrait pas
chercher à remplacer les humains,
mais plutôt à amplifier
les capacités humaines »
et à mettre fin aux risques
d'automatisation
qui ont soit zéro engagement,
soit un mauvais impact.
Mais en même temps,
je ne dis pas que l'augmentation
n'entraîne aucune automatisation -
il faut seulement l'implémenter
dans les bons aspects
du processus créatif.
La construction des expériences humaines
requiert la discrétion humaine.
Et il y a des exemples
de l'accélération de distribution
et de production créatives
par les technologies
d'IA et d'automatisation.
Les salles de rédaction
ont utilisé l'automatisation
pour les légendes d'image,
la collecte et le regroupement de données
de différentes bibliothèques.
Adobe a publié divers projets d'IA
qui accélèrent
les tests de design prenants
comme l'assemblage de scènes
et le masquage de ciels,
ou la suppression
de défauts dans une vidéo.
L'outil IBM Watson News Explorer
utilise le TALN et l'analyse de sentiment
pour extraire le sens et les connotations
des informations -
regroupant les tendances mondiales -
et la bibliothèque TensorFlow de Google
accélère les activités fastidieuses
de traitement vidéo,
en reconnaissant les objets
et même les postures des humains
avec des applications
allant du design de jeux vidéo
jusqu'aux voitures autonomes.
Le devoir des technologistes,
c'est de guider l'avancée de l'humanité
avec l'innovation.
Prenons, par exemple
le potentiel incroyable
de la fission nucléaire,
qui est le même concept derrière
l'arme la plus meurtrière du monde
et ce qui est sans doute
l'une de nos meilleures sources
d'énergie renouvelable.
De la même façon, l'IA a le potentiel
incroyable et inimaginable
de changer les possibilités créatives,
mais trouver ses exactes implémentations
fera la différence pour la préservation
de l'incroyable potentiel que seuls
les humains possèdent
en termes de créativité.
Mais pour ceux d'entre nous
qui ne sont pas en train de créer
la toute dernière technologie d'IA,
nous sommes loin d'être impuissants.
Des actions spontanées et concrètes
seront nécessaires
pour identifier le type de contenu créatif
que nous consommons,
plutôt que de laisser la technologie
dominer tout le processus,
afin de rendre le pouvoir
aux créateurs originaux
dans un marché de plus en plus mécanisé.
Le défi des pionniers de cette toute
nouvelle révolution technologique
sera de trouver une place adéquate
pour l'automatisation
dans le processus de création,
et cela signifiera la préservation
du potentiel incroyable et illimité
des humains pour la créativité.
Merci.
(Applaudissements)