Je vous invite à un sursaut collectif ! Un sursaut vital, comme on va le voir. Depuis dix ans, je fais un travail de prospective multidisciplinaire consacré aux vulnérabilités des sociétés modernes. En gros, j'analyse les « problèmes systémiques » auxquels l'humanité fait face et élabore des propositions pour traiter ces problématiques, en éliminant les fausses bonnes idées – ce qui ne peut pas marcher, c'est-à-dire... la quasi-intégralité de ce qu'on nous présente comme des « solutions ». Je vais vous livrer mon analyse, et vous comprendrez pourquoi je dors mal la nuit ! Dans l'exposé qui vient, je vais énoncer les principaux défis auxquels l'humanité est confrontée, j'expliquerai pourquoi les stratégies dont on dispose pour s'attaquer au changement climatique, aux enjeux d'énergie, de ressources ou de sécurité alimentaire par exemple, pourquoi ces stratégies sont fondamentalement inadaptées parce qu'elles passent à côté du problème principal. Puis je formulerai quelques propositions pour inspirer, j'espère, des actes constructifs et pertinents en matière de réflexion comme d'action. Nous vivons dans des décors que nous nous sommes construits. Des décors urbains pour la plupart, qui occultent la nature, mais aussi socioculturels et idéologiques qui anesthésient notre lien à la nature. L'envers de nos décors est un enfer pour toutes les formes de vie, qui tentent de nous survivre. Comme je vais le démontrer, notre civilisation est une mégamachine d'annihilation du vivant. Soit nous enrayons cette machine folle, soit nous nous autodétruirons, emportant avec nous une myriade d'espèces. Une autodestruction possiblement imminente étant donné les vulnérabilités de nos sociétés. Nos sociétés sont clivées entre ceux qui compris que le monde a atteint ses limites physiques et que nous devons redéfinir nos comportements, et ceux qui rejettent – en général par principe, sans avoir étudié la question – l'idée même de limites : soit ils nient les limites du monde, soit ils les reconnaissent mais croient en l'absence de limite à la capacité de l'Homme à résoudre les problèmes. Cette foi inconditionnelle est un déni. Croire qu'on peut trouver des solutions – donc maintenir le système, pas en changer – c'est chercher à faire durer le non-durable. Il faut saisir que la question des limites et vulnérabilités sociétales n'est ni une discussion idéologique, ni affaire d'opinion ou d'intuition personnelle. En réalité, les dynamiciens des systèmes, les experts de la résilience des infrastructures, les spécialistes des cycles biogéochimiques, les écologues, montrent que le monde est un système régi par des rétroactions, effets de seuil, effets domino, effets rebond, et qu'à cause de processus exponentiels, on a un souci de timing : les approches d'il y a vingt ans ne sont plus adaptées. En réalité, il est trop tard pour un quelconque « développement durable ». Et nulle stratégie ne permettra de dégager des perspectives enviables et viables tant qu'on ne considérera pas le problème pour ce qu'il est : un vice de notre modèle de civilisation. Je vous invite à le visualiser via une analyse systémique de la situation. Le monde naturel se compose de six « sphères ». La première c'est la lithosphère, l'enveloppe rigide de la Terre. On en extrait les hydrocarbures sur lesquels repose la civilisation industrielle, les métaux dont les terres rares, le sable de construction, des nutriments vitaux comme le phosphore, etc. Et toutes ces choses butent sur des limites. C'est une question de stocks parfois, mais souvent plutôt de flux : peut-on assurer les approvisionnements – en pétrole notamment – dont nos sociétés ont perpétuellement besoin pour fonctionner ? La deuxième sphère c'est l'hydrosphère, l'ensemble des eaux de la planète : océans, mers, lacs, cours d'eau, nappes phréatiques. Elle est dans un état de dégradation avancée : pollutions, plastiques et autres déchets, acidification, réchauffement, montée des eaux, salinisation, assèchement, zones mortes : tous les voyants sont au rouge. Troisième sphère : la cryosphère, les glaces de la planète : banquises, inlandsis, glaciers, permafrost. J'ai un scoop : ça fond ! Et le processus s'accélère. La quatrième sphère, c'est l'atmosphère. On altère sa composition si vite que les cycles de l'eau et du carbone – essentiels à la vie – sont totalement détraqués. Le climat sort de sa zone de stabilité... Sans compter les multiples pollutions en gaz et en particules. Cinquième sphère : la biosphère, l'ensemble du vivant. Là, c'est une tragédie effroyable qui est en train de se dérouler derrière nos jolis décors. Si on exclut l'humanité et les animaux d'élevage, 60% des vertébrés ont disparu en 44 ans. Des vertébrés ! Ça inclut les mammifères terrestres et marins, les amphibiens, les poissons, les reptiles et les oiseaux. Si on n'entend pas le cri que nous adresse la nature... Entendons-nous bien : les êtres vivants ne « disparaissent » pas : nous les exterminons ! Par nos modes de vie. Ce n'est pas un procès d'intention, juste un fait. Sixième et dernière sphère du monde naturel, la pédosphère : les sols. 75% des terres de la planète sont dans un état critique dû aux pratiques agricoles intensives, à l'urbanisation ou aux activités industrielles, notamment minières. Et dernièrement, les Nations unies nous ont alertés d'un risque majeur de pénurie alimentaire mondiale. Voilà l'état constaté du monde naturel. Vous voyez pourquoi je dors mal parfois... À côté de cela, il y a la septième sphère, l'anthroposphère : l'humanité, les activités et les productions humaines – constructions, objets, déchets. L'anthroposphère explose : un boom exponentiel qui fait que l'empreinte écologique humaine – la pression qu'on exerce sur la planète – surpasse désormais ce que cette dernière peut encaisser. Question : nos sociétés peuvent-elles durer quand partout le monde naturel s'effondre ou bute sur des limites ? Non. Une grande descente énergétique et matérielle s'amorce, ponctuée de pannes logistiques et de pénuries. Il faut s'y préparer, apprendre à vivre en équilibre avec cette nature dont nous faisons partie. Si l'on se croit invincible et qu'on ne se prépare pas, des effondrements se produiront bientôt un peu partout : des processus confus au bout desquels nous devrons assurer nos besoins élémentaires par nous-mêmes. Pour bien comprendre la nature de nos vulnérabilités, j'ajoute à ce panorama quatre éléments. Un : tout ce qu'on fait requiert le fonctionnement continu de chaînes logistiques à flux tendu hors de notre contrôle, qui nécessitent des transports, dont 96% utilisent du pétrole. Si vous croyez la sécurité alimentaire, énergétique ou sanitaire assurée par l'État, les collectivités, c'est faux : en cas de rupture logistique prolongée, nous sommes livrés à nous-mêmes. Deux : on dépend d'infrastructures : réseaux de transports, télécoms, eau, gaz, électricité, qui tous nécessitent un apport permanent de matériaux et d'énergie pour leur bon fonctionnement et leur maintenance. Trois : on a technologisé le monde, mais ce faisant, certes on l'a optimisé, mais on l'a surtout complexifié... et fragilisé. Nous voici vulnérables à des ruptures d'approvisionnement, des pannes, des hackers, des cyberterroristes, etc. Et quatre : la crise sur le gâteau : Nous sommes à la merci de marchés boursiers instables. Notre monde entier est inféodé à un système financier courtermiste dont la finalité est à l'antipode de l'intérêt général. Alors, on fait quoi ? On réclame que les dirigeants agissent ? Peine perdue : quand bien même ils le voudraient sincèrement, leurs réponses sont inadaptées ! Pour s'en convaincre, jetons un œil du côté du climat – la question qui mobilise la communauté internationale : on a un sommet onusien annuel, des milliards investis, un marché du carbone, on a des innovations – des cleantech, greentech, smarttech – des transitions énergétiques dans x pays et... nulle réduction des émissions de gaz à effet de serre. Zéro ! Zéro. Pourquoi ? Déjà parce qu'on brigue la croissance économique, ce qui élève l'empreinte écologique. Nul découplage, par exemple, entre PIB et gaz à effet de serre à l'échelle mondiale. Mais surtout – et c'est là le cœur de mon propos – même si nous arrivions à éviter un dérèglement climatique cataclysmique en décarbonant la civilisation, nous n'empêcherions quand même pas un effondrement global. Parce que nos réponses sont inadaptées : parce que l'on traite le dérèglement du climat comme un problème, alors que ce n'en est pas un : c'est un symptôme ! Modélisons la situation : en amont, on prélève des ressources ; au milieu, on les transforme en biens et en services ; en aval, on rejette des déchets et pollutions. Ceux-ci sont solides, liquides ou gazeux, et parmi les gaz, il y a les gaz à effet de serre. Les dérèglements climatiques sont un des effets secondaires du fait que cette civilisation est un flux irréversible – non circularisable – qui convertit la nature en déchets. Et donc de l'énergie – même décarbonée – au service de cette civilisation, c'est un maintien de ce flux qui mutile les conditions de vie sur Terre. La transition énergétique, par exemple, pour fonctionner, ne peut être, déjà, qu'un décroissement, puis surtout elle doit s'intégrer dans une vaste palette de stratégies s'attaquant aux causes primaires, c'est-à-dire... visant à changer de civilisation. Alors je comprends bien qu'il est difficile d'imaginer que nos représentations de l'avenir sont obsolètes. Personnellement, ça ne favorise pas mon sommeil. Mais soit nous ouvrons une conversation pour décider ensemble de ce qu'on préserve et de ce qu'on fait évoluer, de ce qu'on arrête et de ce qu'on crée, et nous pouvons encore aménager un avenir vivable et digne... soit on ne se prépare pas et ces choix vont nous être imposés sous le prétexte de la sécurité dans des contextes sérieusement liberticides. Et le moment du choix, qu'on le veuille ou non, c'est maintenant. Pas demain : maintenant. C'est le déclic ou le déclin. Je repose donc la question : on fait quoi ? Eh bien, on garde espoir ! Mais pas n'importe lequel ! Pas l'espoir simpliste qui consiste à présupposer qu'ils résoudront le problème ! Pas l'espoir non plus de pérenniser cette civilisation toxique et mourante ! Celui d'inventer d'autres façons d'être au monde. Il faut déconstruire les faux espoirs pour pouvoir construire des espoirs lucides ! Or les verrouillages du système excluent la solution top-down : il faut agir par en dessous. C'est à nous de jouer ! C'est comme ça, ça tombe sur nous. Chacun est responsable de l'avenir, même si non coupable du passé. Et ce sont nos choix qui vont nous déterminer, nous définir. Serons-nous ceux qui se seront levés pour cette cause qui pèse sur toutes les autres ? Ou serons-nous ceux qui s'en seront lavé les mains ? Ne nous abandonnons pas à la résignation, au désespoir, au défaitisme ! L'avenir sera ce qu'on en fera. Et la bonne nouvelle – ça y est, j'y viens ! – c'est qu'il existe mille façons constructives d'agir ! Deux grands chantiers s'imposent : une révolution de la pensée, un réveil des actes. Premier chantier : décoloniser et réinvestir nos imaginaires. C'est la sphère n°8, la sphère des idées. Pour commencer, mobilisons nos créativités pour élaborer des contre-récits inspirants aptes à supplanter le récit dominant du sans-limite, une escroquerie loufoque génératrice de rapports de force oppressifs qui nous voue à des dissonances cognitives brisant tout bien-être. Chacun doit dès maintenant comprendre que loin de s'opposer, loin d'être rivales, lutte sociale et lutte écologique peuvent et doivent se renforcer. Il est temps de fonder de nouvelles cultures basées sur d'autres hiérarchies de valeurs. Ok, ça paraît un peu abstrait comme ça... mais en réalité presque tout existe déjà : agroécologie, agroforesterie, permaculture, maraîchage sur sol vivant, circuits courts, locavorisme, coopératives d'habitants, réappropriation citoyenne des Communs – l'air, l'eau, le sol, les graines – monnaies locales, systèmes d'échanges locaux, low-tech, etc. Il existe plein de choses à faire pour vivre mieux et durablement. Renseignez-vous ! Formez-vous, transformez-vous ! Ces apprentissages et réinventions requièrent quelques efforts mais ils sont profondément libérateurs. Et dorénavant, demandons-nous, pour chaque chose qu'on fait : est-ce que ça participe à revitaliser la nature et les rapports humains ? Cette question doit devenir le réflexe. Posez-vous cette question. Outre ce chantier des imaginaires, le second grand chantier concerne nos actes. C'est la neuvième sphère : la sphère du faire. Deux types d'actes, complémentaires : la Résistance et la Résilience. Tout d'abord brisons ces décors qui nous hypnotisent et entrons en Résistance contre la mégamachine ! Les petits pas et gestes quotidiens, c'est bien, mais on n'en est plus là. Stopper la destruction, contrer la violence inouïe de cette civilisation est une question de légitime défense autant qu'une question éthique. Mobilisations citoyennes, désobéissance civique : on a besoin de chacune et de chacun, d'actes emblématiques. Que « l'activisme » soit votre truc ou pas, écoutez, faut y aller, là ! C'est une guerre ! Je sais que mes propos contrastent avec votre décor. Pourtant ils ne sont ni dogmatiques, ni excessifs – en fait, ils sont assez banals chez les experts des sciences naturelles. C'est notre arrière-décor qui est extrême ! À ce stade, la réponse proportionnée aux enjeux c'est de se mobiliser avec détermination ! Ensemble, stoppons les activités nuisibles, les projets fous, les élites quand elles sont perverties ou cupides, les multinationales, banques, cabinets d'avocats, lobbys au service d'intérêts privés contre l'intérêt général. Il faut dire STOP à ces choses-là ! Si nous ne le faisons pas, qui ? À nous d'inverser les rapports de force, d'être architectes et non plus simples figurants de l'avenir. Et si États et décideurs ont un rôle à jouer dorénavant, c'est un rôle de facilitation de démarches de résilience. Un bon leader, là, ce serait quoi ? Ce serait un visionnaire mobilisé au service d'un projet d'avenir qui soit cohérent, inspirant, d'intérêt général. Ces premiers actes dessinent le contour de la Résistance. À côté de cela, il y a la Résilience : montrer qu'on peut vivre différemment et bien sans dépendre de chaînes d'approvisionnement de l'autre bout du monde ou de systèmes industriels hypercapitalistiques, ou de dispositifs techniques ultrasophistiqués. Vivre et travailler avec la nature sans chercher à la dominer, avec respect. Créer de la cohésion durable. Devenir collectivement moins fragiles face aux limites. Fondons de nouvelles sociétés en parallèle de ce système insensé, des sociétés qui prendront le relai demain, libérées de la course au toujours-plus et sachant s'autolimiter de façon digne et solidaire. Construisons des alternatives inspirantes. Et un conseil : si vous pensez pouvoir devenir autonome dans votre coin ou créer une communauté isolée avec un potager, des réserves, et peut-être une culture défensive, ça ne tiendra pas dans la durée, je vous le dis. Même si vous êtes riche ! Inspirez-vous plutôt de l'esprit du mouvement des Villes en Transition. Ça ne suffit pas mais c'est le début. Il ne s'agit pas non plus d'ignorer le risque d'insécurité, mais d'instaurer des dynamiques constructives de coopération, en réseaux. La Résilience ne peut qu'être collective : pas des îlots dispersés mais des archipels reliés, complémentaires et solidaires, pour rendre les territoires résilients c'est-à-dire aptes à gérer la descente énergétique et matérielle tout en assurant aux gens des conditions de vie décentes. Qui que vous soyez, contribuez à votre façon ! Vous avez du temps ? De l'argent ? Donnez-en pour des projets de régénération d'écosystèmes ! Vous avez des terres ? Invitez-y des alternatives qui préparent l'après-pétrole ! Vous êtes élu ? Ouvrez votre territoire à des projets de transition socio-écologique : les gens s'organiseront, vous n'avez rien à faire, juste leur faciliter la tâche. Vous êtes patron ? Réorientez l'entreprise avec un business model réellement soutenable ! Qu'employés et employeurs mènent ensemble des projets de long terme vecteurs de sens ! Vous êtes une école ? Préparez les élèves à la Résilience plutôt qu'à un marché du travail qui d'ici quelques années aura totalement changé ! Et cetera. Il y a tant à faire ! Un raz-de-marée d'initiatives de Résilience doit déferler ! Et ça ne tient qu'à nous. Devant nous, c'est un projet de civilisation ! Et tout part de nous. Ça ne doit pas nous intimider mais nous motiver ! Car de beaux, de grands moments se profilent si nous dépassons les dénis, les hypocrisies, les décors. Si nous œuvrons ensemble avec dignité et détermination, nous pouvons encore faire prévaloir les forces de vie contre les forces de mort. Avant de conclure, un avertissement relatif à la technologie vu qu'on est ici dans un cadre plutôt technophile : la technologie, elle nous fascine... mais c'est un outil, et il est bénéfique s'il émancipe et ne nous transforme pas en junkies, et s'il participe à une décomplexification du monde au lieu d'ajouter de la complexité qui nous rend dépendants et nous vulnérabilise. La complexité mène à la perplexité. La perspicacité invite à la simplicité. Sur une planète sursaturée, la technologie n'a de sens qu'au service d'un grand projet pour l'avènement d'autres modes de vie qui soient protecteurs et non plus exploiteurs de la nature. Renouvellement des imaginaires, Résistance, Résilience : tout est là ! C'est la clef. Si après m'avoir entendu, vous ignorez comment démarrer, voici mon conseil – il s'applique à n'importe qui : organisez dès que possible des conversations dans votre entourage, communauté, voisinage, résidence, entreprise : des réunions physiques pour discuter ensemble des limites et des vulnérabilités, des ressources, des richesses culturelles qui sont les vôtres. Vous rencontrerez d'autres gens concernés et trouverez des réponses concrètes à la question que vous devez tous poser dorénavant : que peut-on faire pour vivifier notre communauté et la nature et pour tendre vers l'autosuffisance territoriale ? Faites ça : vous ferez naître des espoirs lucides. Accessoirement, je dormirai mieux... et nous dormirons tous mieux, je crois. Par avance, merci ! (Applaudissements)